granit
John copper po^ys
BIBLIOTHEQUES DE LA VILLE DE PARIS
3 2272 02114 304 2
granit
12
AUTOMNE/HIVER 1973
ViU.
!■ '^Pif;
Le granit, qui depasse tout,
est aussi la pierre qui s'enfonce
sous toutes les autres.
CUVIER
John cowper powys
^3 i 7 i • oo4 JM
John cowper powys
PROFIL
Henry Miller, Le Barde Immortel
traduit par Roger Giroux
HOMMAGES
Angus Wilson, John Cowper Powys
G. Wilson Knight, Hommage a Powys
George Steiner, Le Titan de Blaenau-Ffestiniog
Jean Wahl, Un homme de la nature
Marcel Brion, Un espace surhumain
Dominique Aury, L'inexprimable bonheur
13
16
20
23
26
29
souvenirs
Louis Marlow, A Montacute 34
A. Stefan, On avait I'impression qu'il allait vivre toujours 37
Marie Canavaggia, Deux visites a John Cowper Powys 40
Michel Gresset, Threne 43
II
SYMBOLES
John Cowper Powys, L'Aconit
poemes traduits par F.X. Jaujard
Diane de Margerie, Blancheur
John Cowper Powys, De I'Algue a la Vague.
Petit alphabet de la Nature
Diane de Margerie, L'ambiguite des pierres
John Cowper Powys, Les Tours de Cybele
traduit par F.X. Jaujard
47
90
104
126
138
'iilii!siili'j|iis*i;=^ '
Ill
CONSTANTES
John Cowper Powys, Culture et Nature
traduit par Marie Tadie 1 46
Michel Gresset, John Cowper Powys,
Les rites et I'humour 158
Robert Andre, Powys et la reverie 177
F. X. Jaujard, S'enfuir au loin sans bouger d'un pas 182
John Cowper Powys, Les Travaux et les Jours
traduit par Dominique Aury 197
IV
FICTIONS
Jean-Jacques Mayoux, L'extase et la sensualite
John Cowper Powys et Wolf Solent 2 1 o
John Cowper Powys, Lettre a Llewelyn Powys 223
Gaston Bachelard, Le « miroir des voix » 226
Gaston Bachelard, Lettre a Marie Canavaggia 227
Marcel Brion, Un realiste mystique 228
Dominique Aury, Les Cimmeriens 231
Philippe Jaccottet, Attentif aux moindres mouvements
du visible 234
Patrick Reumaux, Le secret ouvert 238
Jean Markale, Powys et le Celtisme 246
V
DITHYRAMBES
FRANgois Xavier Jaujard, Le mime et le scribe
John Cowper Powys, William Blake
traduit par Alain Delahaye
Shelley
traduit par F. X. Jaujard
Whitman
traduit par F. X. Jaujard
Thomas Hardy
traduit par Marie Canavaggia
James Joyce
« Finnegans Wake »
traduit par Didier Coupaye
et Michel Gresset
266
272
284
291
295
303
VI
MISSIVES
pRANgois Xavier Jaujard, Le vagabond du verbe
John Cowper Powys, Lettres a Philippa Powys
presentees par Francis Powys
traduites par Diane de Margerie
Lettres a Huw Menai
traduites par Diane de Margerie
Lettres a Louis Wilkinson
traduites par Odile de Lalain
320
322
329
336
VII
SAGESSE
Kenneth White, John Cowper Powys
Une technique de vie
traduit par Michelle Tran Van Khdi 346
John Cowper Powys, Ma Philosophic a ce jour
telle que me I'a inspiree
le Pays de Gallcs
traduit par Didier Coupaye
avec la collaboration de Michel Cresset
et Claude Levy 068
VIII
MAGIE
J CHx Cowper Powys, Le Seigneur sans flechcs
Taliessin
note de Jean Markale
Le Geant de Cerne
G. Wilson Knight, La Deite Enigmatique
John Cowper Powys, L'Ether parle
John Copwer Powys, The Ridge / La Crete
textes traduits par F. X. Jaujard
407
413
411
419
424
426
433
IX
JALONS
RiPERES BI0GRAPHIQ,UES (1843-1973)
Bibliggraphie
CEu-. res de John Cowper Powys
Traductions frangaises
Erodes anglaises sur John Cowper Powys
E:udes frangaises sur John Cowper Powys
454
462
466
468
470
Ce cahier doit beaucoup a I'amitie de
FRANCIS POWYS
et au precieux concours de
E. E. BISSELL
a qui nous exprimons ici notre profonde reconnaissance
pour I'aide qu'ils nous ont prodiguee depuis des annees.
Ce cahier a ete compose par
DIANE DE MARGERIE FRAN9OIS XAVIER JAUJARD
MICHEL GRESSET
I
PROFIL
Chaque etre humain doit en somme
inventer son propre destin en partant
du chaos.
Autobiographie , 51.
LE BARDE IMMORTEL
Je n'avais guere plus de vingt ans lorsque j'ai voue a John
Cowper Powys une admiration, une affection et une veneration
qui ne se sont jamais dementies depuis lors, c'est-a-dire depuis
pres de cinquante ans. Et lorsque, trente ans apres I'avoir entendu
faire une conference, j'ai eu le rare bonheur de lui rendre visite
a Corwen, au Pays de Galles, j'ai retrouve le meme etre merveil-
leux que j'avais idolatre dans ma jeunesse, a cela pres qu'il m'a
paru plus jeune, plus gai et en meilleure sante. Vivant de presque
rien, ecrivant regulierement chaque jour, il semblait coupe du
monde mais en fait il etait en contact avec un nombre incroyable
d'amis, de complices et de « fideles ».
Le secret de cette rayonnante sagesse, on le trouvera dans ses
petits livres qui traitent de la vie et de I'art, de la philosophic de
tons les jours et du culte de la nature sensuelle. Dans ces ouvrages,
il nous prend par la main, pour ainsi dire, et nous guide a travers
le labyrinthe culturel ou la plupart d'entre nous avancent a
tatons et errent au hasard. Sous sa conduite nous redecouvrons
les vertus et les bienfaits de la simplicite.
Pendant trente ans ce fascinant porteur de flambeau a parcouru
cet immense desert qu'est I'Amerique, s'adressant avec la meme
ferveur a des auditoires de douze ou de mille personnes. II
parlait — de I'art, de la vie, de I'amour, de la litterature —
avec I'eloquence d'un prophete, se referant aussi bien aux figures
classiques — Homere, Dante, Rabelais, Goethe — qu'aux grands
inspires des temps modernes comme Blake, Nietzsche ou Dos-
toiewsky. Pendant trente ans il sauta ainsi d'une ville a 1' autre,
d'un village a un autre, et il trouva encore le temps d'ecrire
quelques uns de ses plus grands livres : Wolf Solent, VAutobio-
graphie et A Glastonbury Romance.
J'ai lu la plupart des autobiographies celebres, et je peux dire
.iillltlBSii
■'■iiifii
que je tiens la sienne pour la plus grande et la plus magnifique
de toutes. En la lisant, on sent qu'il s'est nourri de tous les sues
de la vie. D'un bout a I'autre on y sent respirer, ou plutot souffler
I'esprit le plus rare et d'une puissance incomparable. Qiaant
a Glastonbury Romance, je Fai dit cent fois et je le repete ici,
c'est une oeuvre unique dans toute la litterature anglaise. J'ai
yecu avec elle pres d'un an; je n'en lisais que quelques pages
a la fois, savourant et resavourant chaque morceau, la moindre
petite miette, pour retarder le moment ou j'arriverais a la der-
niere page. Comment ce chef-d'ceuvre peut-il etre si neglige,
presque ignore, yoila qui est un mystere pour moi. Ou plutot
e'en serait un si je n'etais bien place pour savoir que les oeuvres
qui comptent vraiment dans la litterature ne trouvent un public
qu'avec cinquante ou cent ans de retard.
S'll me fallait definir en peu de mots la magie de cet auteur, je
dirais qu'il est « possede par le souffle des dieux », formule qui
ne rend qu'imparfaitement le double aspect tenebreux et lumi-
neux de son oeuvre. Un astrologue mettrait sans doute I'accent
sur ses qualites neptuniennes et uraniennes. Car cet auteur n'a
pas seulement le pouvoir de sonder les abimes interieurs, il pent
encore aller au-dela des etoiles. L'acuite et I'etendue de sa vision
ont quelque chose de presque terrifiant.
Etant la vertu meme, il ne redoute pas d'explorer les regions
obscures, rudimentaires, ou le bien et le mal ne sont pas separes.
Le paien qu'il est n'eprouve aucun remords a se souiller les
mains. Bien entendu il prefere I'Ancien Testament au Nouveau.
II est du cote du puissant Jehovah plutot que de ce chetif Sau-
veur que le monde chretien fait profession d'adorer. II est reso-
lument pour les dieux, plutot que pour Dieu. Et comme les
anciens, il confere a ses dieux des attributs monstrueux tout
autant que sublimes.
Ses dieux litteraires, tous des genies universels, sont d'une stature
hors du commun, surabondamment doues, debordants de vie
et dispensateurs de vie. Chaque annee il reht Homere, Dante,
Goethe... et aussi Whitman si je ne m'abuse. Mais les paquerettes^
les insectes, les idiots de village, les propres a rien, les escargots
etles crapauds, les leviathans et les behemoths, les non confor-
mistes, les rebelles sont tout autant ses fideles compagnons.
(Et si, dans son Autobiographie, il montre tant d'affection et de
gratitude pour les Juifs et les Noirs, c'est qu'il salt de quoi il
parle.)^ Bien que sa compassion embrasse les meprises et les
desherites, ce sont les anormaux et les etres en marge, et plus
specialement les refractaires, qui I'attirent. Mais si v'aste soit
I'horizon qu'il embrasse, il ne se prend jamais pour le Bouddha.
Sa philosophic est une philosophic vivante, quotidienne, Hbre
de toutes les abstractions metaphysiques qui caracterisent la
pensee de I'Occident comme de I'Orient. S'il fallait lui trouver
des sources, ce serait de Lao Tseu et d'Heraclite qu'il decoulerait.
II penetre les problemes de la vie avec une lucidite qui nous
re\'ele I'obscurite primordiale dont nous sommes eternellement
enveloppes; mais il ne cherche jamais a en donner une expli-
cation. II se situe avant Abraham, avant que tout ce qui a re^u
un nom ait ete nomme. C'est ce qui lui donne le pouvoir de
parler de maniere si intime et si juste de la limace ou de toute
autre creature du limon originel. II est. a I'aise partout, meme
avec les cretins. Qu'il est rare chez les createurs, ce don de parti-
cipation et d'identification !
A quoi bon la fraternite des hommes, semble-t-il dire, si elle
n'inclut pas tout ce qui vit et respire ? EUes sont la dans ses livres,
ces creatures que nous excluons de notre douteuse fraternite.
II les fait parler et agir. II n'est jamais I'entomologiste, le bota-
niste ou I'horticulteur : il est I'insecte, le brin d'herbe ou la
fleur. Enfermez-le dans une cave, isolez-le du monde des hommes
et des femmes, il saurait y trouver une vie aussi riche que sur
n'importe quelle montagne. Une vie plus riche peut-etre, car
il sait non seulement ramper, s'accrocher, glisser, sucer et piquer,
il pent aussi disparaitre en fumee, trouver son chemin entre les
etoiles, et vivre dans le mythe et la legende, dans I'ordure et la
splendeur aussi bien que dans la farce et la fantaisie, dans la
melancolie et I'extase.
Oui, un type tout a fait remarquable. De ce monde-ci et du
suivant. Et des mondes a naitre. Frere John est son surnom.
Cela lui convient parfaitement. II ne peut ni prendre I'habit
ni se defroquer. II n'appartient a aucune secte, aucune caste,
aucune religion. Humain, infiniment trop humain.
La nostalgie de I'antique sejour des bardes I'a ramene a la terre
de ses aieux. II a longtemps, tres longtemps seme sa parole dans
le desert americain. II I'a arrose fidelement. On peut encore
trouver la-bas des fleurs qui temoignent de sa presence. Ici ou la
une alouette des pres rappelle son passage et vous donne envie
de chanter. Qk et la, dans les marais, une grenouille-boeuf, tel
votre serviteur, s'efforce de coasser son pean a revocation de
son nom magique.
John Cowper Powys a ete ma premiere idole vivante. Et il I'est
encore aujourd'hui. J'ai eu bien des idoles dans ma jeunesse.
II y en eut que je n'ai jamais pu faire s'entendre. Certaines
etaient mortes depuis des siecles; d'autres, comme Vivekananda,
sont a peine refroidies. Frere John etait leur egal a toutes. II
etait si solidement installe dans une niche de cet etrange pantheon
que meme un tremblement de terre n'aurait pu Ten deloger.
Lui seul etait capable de faire decrire un tour complet a sa tete.
Lui seul entre tous possedait le langage universel.
10
Si un esprit tutelaire inspira et guida la pensee du Maitre, je
♦ - me plais a imaginer que ce fut celui d' Arthur, le souverain
occulte de tous les mondes que les reveurs ont reves, mais que
nul encore n'avait vus, ni habites. Le Roi Arthur, lumiere du
monde occidental. Je veux croire que Frere John est sorti de
ce monde, et qu'il y retournera. Le monde heraldique qui ne
disparait jamais parce qu'il est le seul reel, le seul vrai.
HENRY MILLER
traduit par Roger Giroux
Ce texte est paru dans le numero de A Review of English Literature de Janvier 1963
consacre a John Cowper Powys.
II
HOMMAGES
JOHN COWPER POWYS
Pourquoi le genie de John Cowper Powys n'a-t-il pas ete plus
pleinement reconnu ? Avant de repondre a cette question, je dois
rappeler le fait rebattu qu'il n'est pas le premier grand ecrivain
a avoir ete exagerement sous-estime de son vivant. La critique
dogmatique change de mode mais ne tire jamais les legons de sa
negligence envers les genies du passe.
Certes, en dehors meme de I'insuffisance de la critique qui a tente
de la penetrer, I'oeuvre de Powys offre un ensemble de traits qui
derangent ses contemporains — les derangent et les rebutent. Ce
sont les valeurs transcendantales qui I'interessent profondement,
mais I'espece de pantheisme cosmique qui anime ses creations —
ce qu'il a souvent appele son « fetichisme » — heurte presque tous
les mouvements litteraires de ce temps. Tout d'abord il est volon-
tairement diffus dans ses affinites, et les contradictions ne le trou-
blent guere. L'ecart entre le subjectif et Vobjectifne I'interesse pas
vraiment. II aime que I'on mele la creduHte au scepticisme, et
l"effroi a I'ironie. II parlera d'un phenomene transcendantal
d"abord comme si c'etait une metaphore — « comme si » — pour
remarquer ensuite « a quel point cela aurait pu etre vrai ». Son
ethique a pour objet la sauvegarde de la personnaHte, mais il a
exprime les plus grands doutes sur I'idee que I'individu survive
apres la mort.
Peu de romanciers anglais, en dehors de Graham Greene, ont
donne une representation aussi reflechie du bien et du mal en
opposition au salutaire et au nefaste; mais son roman Wolf Solent,
qui en fait un examen tres detaille, les reduit toujours au role
damages obsessionnelles. Wolf Solent envisage un duaUsme, un
combat heroique entre le bien et le mal auquel il participe lui-
meme, mais il ne le considere jamais comme plus qu'une fiction
au sein de laqueile il pent se retirer avec arrogance (selon la propre
13
expression de Powys) pour se proteger du monde reel, le monde
des humains, des animaux, de la vegetation et de l'inanirne,_fondus
dans des correspondances infiniment complexes et indefinissables
qui defient le temps et I'espace. Meme alors Wolf Solent ne laisse
son heros entrer dans ce monde fictif et dualiste par aucune forme
d' action, mais seulement en imagination, car le dualisme du bien
et du mal implique la puissance, et la puissance est aux yeux de
Powys ce qui detruit entierement Tharmonie qu'il recherche.
C'est probablement pour cette raison qu'il estime absurde tout
monotheisme, et qu'il est aussi hostile que D.H. Lawrence a cer-
tains cotes « spirituels » du Christianisme, tels que la conception
chretienne de I'amour qui parait fondee sur un pouvoir cache.
Mais bien que ses heros menent un combat « lawrencien » pour
preserver de I'invasion des autres leur force interieure et leurs
mythologies personnelles (que ce soit dans I'amour sexuel, le hen
avec la mere ou I'amitie virile), on ne trouve jamais chez eux cette
affirmation de volonte dont Lawrence estimait qu'elle etait la
signification de la « virilite » : le combat est purement defensif,
soutenu avec obstination et adresse. Ce besoin d'immunite indi-
viduelle, Powys I'accorde a tons les autres (a toutes les creatures
animees'et inanimees) comme il le souhaite a son heros lui-meme;
en dernier ressort, I'individu ne pent se reahser pleinement que
lorsque, solitaire, il se sent pourtant etre une part de ce qui I'en-
toure. Mais il n'existe pas ici de « Tout » vague : le pantheisme
de Powys s'incarne toujours dans des exemples precis en des heux
particuHers et a des moments singuHers.
On voit aisement qu'il y a dans une telle perspective de quoi
« embarrasser » I'humaniste de Bloomsbury, de quoi susciter du
dedain chez I'anghcan ou le catholique dogmatiques, de quoi
heurter le theosophe ou le bouddhiste, et qu'elle n'offre rien au
marxiste ou au « realiste sociaUste », tandis que si Powys accorde
aux objets autant d'importance que les nouveaux romanciers
frangais, c'est pour des raisons diametralement opposees. Le
monde moderne a une soif naive de croyance : ceux qui ne peuvent
croire voudraient bien y parvenir, et ceux qui croient aiguisent
leurs croyances comme des couteaux. Par ailleurs Powys estime
la croyance naturelle mais n'est heureux que lorsqu'il y mele une
bonne dose de scepticisme. Ses plus grands magiciens et voyants
tiennent tons un peu du charlatan et Powys s'en rejouit comme
devant une part de la diversite et du paradoxe de I'univers.
II est toujours concihant, accueillant. Jamais il ne refuse ou ne
cherche a dominer. C'est cela qui separe I'importance qu'il accorde
au sexe dans ses romans, cet appetit respectueux mais vorace, de
la place que lui donne Lawrence. L'attitude de Lawrence etait
essentiellement contradictoire, qui envisageait le sexe comme un
mystere, un sombre pouvoir, et a la fois comme une expression
14
franche, libre et belle du bonheur humain. C'est seulement ce
dernier aspect que celebre Powys; mais nous pouvons etre surs
qu'il refuse le premier non parce qu'il est contradictoire, mais
parce qu'il suppose I'exercice d'une puissance. S'il celebre haute-
ment F amour heterosexuel, Powys considere comme naturelle
toute forme de sexualite pourvu qu'elle n'exerce aucune cruaute.
La cruaute, particulierement envers les animaux, est Facte le plus
destructeur et le plus blasphematoire de son univers. Sur ce point
il me semble eloigne de Lawrence, qui eut deteste la conception
qu'avait Powys de FAge d'Or comme d'un temps ou le faible, le
sans defense, le laid, Fexclu, peuvent esperer trouver une expres-
sion et une communion.
Une vue generale de la vie, pour insolite qu'elle soit, ne suffit pas
a faire un ecrivain de valeur. C'est uniquement parce que dans ses
romans les vues de Powys eclairent le monde d'une fagon si frap-
pante qu'elles meritent consideration. Son respect de Funivers des
creatures, son habilete a penetrer les regnes animal et vegetal, font
naitre, avec une constante variete, des scenes et des situations que
nos preoccupations ordinaires d'aujourd'hui ont effacees de notre
pensee. Ses grands romans, Les Sables de la Mer, Wolf Solent, Glas-
tonbury, Owen Glendower et Porius, sont traverses par la revelation
de Fame humaine et du monde de la nature, et surtout de la fusion
de ces deux univers. Powys romancier est profondement influence
par ses grands precurseurs : ses pouvoirs de conteur sont inegales
de nos jours, puisqu'au contraire de la plupart d'entre nous il n'a
pas oublie Walter Scott. II a herite de Balzac le pouvoir de defier
le temps; de Dickens et de Dostoiewsky, une intuition particu-
liere des deferlements dus a la rencontre de certains personnages
dans certains lieux; de Hardy, le pouvoir de reveler soudain
comme par eclairs la nature ephemere des hommes et des femmes
dans des paysages immemoriaux. De tous ses grands devanciers,
il tient le secret de divertir. On ne pent connaitre et analyser ces
aspects de son talent, ainsi que les autres, que dans des etudes
precises et detaillees de ses oeuvres ; et il est certain que Fon discu-
lera aussi ses defauts, ses inegalites — sa rhetorique parfois vide,
5 a langue parfois lourde et relachee — qui ne sont pas necessaire-
ment les signes du genie, mais bien souvent Faccompagnent.
ANGUS WILSON
traduit par Frangois Xavier Jaujard
Ce texte est paru dans le New Statesman du 26 octobre 1962.
15
HOMMAGE A POWYS
De leur vivant, les prophetes sont rarement estimes a leur valeur,
mais il reste neanmoins difficile de comprendre pourquoi les
critiques litteraires de notre temps ont si etrangement neglige
les oeuvres de John Cowper Powys.
On pourrait croire qu'il avait tous les avantages au prealable : il
etait I'aine d'une famille qui comprenait deux autres ecrivains
de marque, Theodore et Llewelyn, et chacun d'eux gagriait
d'etre associe aux autres. Lorsqu'un peu apres I'age mur il se
consacra entierement a la Htterature, il avait deja acquis a
travers tous les Etats-Unis la reputation d'un conferencier
d'une puissance phenomenale, il avait eu nombre de livres
pubhes en Amerique et quelques-uns en Grande-Bretagne.
Apres la parution a intervalles rapproches de Wolf Solent, de
A Glastonbury Romance, de V Autobiographie, des Sables de la Mer
et de Camp retranche, les autres ecrivains, aussi bien en Angleterre
qu'en Amerique, Font reconnu pour un createur de premiere
grandeur.
Pourtant il s'en faut que Powys soit aussi connu qu'il devrait
I'etre. II a des partisans farouches mais en nombre restreint,
et ils sont peut-etre plus ardents a I'etranger que dans son propre
pays; quant aux critiques dont les compte-rendus retentissants
peuvent tant faire pour reveler un ecrivain a son public virtuel,
ils ont presque tous garde le silence.
Son impact pent avoir souffert de ce que ses oeuvres des annees 30,
qui etaient manifestement grandes, furent suivies par deux
romans difficiles, mais tout aussi grands, voire plus grands aux
yeux de certains, inspires par I'histoire galloise, Owen Glendower
et Porius, qui exigent sans doute beaucoup trop d'une generation
hative et sure d'elle. Depuis la fin des annees 30, Powys, dont
la lignee remonte jusqu'a des ancetres gallois et a la famille
16
du poete Cowper, s'est etabli dans le Nord du Pays de Galles,
et dans bien des ecrits il est un peu la voix litteraire du Pays
de Galles. On pourrait croire que la reflexion sur I'histoire qui
se mele a ses recits gallois aurait du au moins rassembler autour
d'eux un essaim de chercheurs et de curieux; mais il n'en a rien
ete. Non. La vraie difficulte reside ailleurs.
Powys ecrit en se fondant sur une vaste connaissance des pouvoirs
humains et des pouvoirs surnaturels, qui est un vrai defi a
I esprit moderne. II s'aliene par la ces personnages mediocres
et influents de la litterature contemporaine que sont le plus
souvent les critiques professionnels. Jamais peut-etre la critique
patentee n'a ete aussi dangereusement puissante qu'aujourd'hui
en detournant les gouts de ceux qui pourraient constituer de
\eritables lecteurs; et elle n'a vraiment pas fait grand'chose
pour appuyer notre plus grand ecrivain.
II est d'une facilite derisoire de donner des arguments en faveur
de la grandeur de Powys. Le melange de resurrection archeo-
logique, de puissance d'evocation historique et de penetration
humaine dans Owen Glendower et Porius I'a impose de fagon
certaine comme le meilleur romancier historique de la litterature
anglaise, et il est probablement aussi notre plus grand ecrivain
de la nature. A travers toutes ses oeuvres, des passages etendus
percent le secret de la vie vegetale, nous mettent a I'unisson des
pouvoirs caches du roc et de la pierre, nous font sentir d'une
maniere qui rappelle Wordsworth la vie de Vinanime, de la terre
er de la mer, dessinent les changements les plus subtils des
nuages, de la brume et de la lumiere, et repondent aux radia-
tions psychiques de la lune et du soleil. Tout y est decrit avec
r exactitude d'un naturaliste rompu et a la fois une observation
psychologique constamment fidele a la nature humaine. Et
a\ec aussi la vision d'un prophete. Lire Powys, c'est explorer la
creation.
Les drames humains qu'il evoque se deroulent sur un fond de
nature et de passe, ou Ton devine la presence des morts et d'un
\ aste arriere-pays de legende et de mythologie. Au fur et a mesure
que progresse son oeuvre, les elements mythologiques et magiques
qui la traversent deviennent de plus en plus forts, depuis les
recits gallois — on pent Hre Porius comme un traite sur les reh-
gions^ comparees — jusqu'a Atlantis, La Tete de bronze, Homere
:t P Ether, la serie de ses recits fantasmagoriques, et sa derniere
ceuvre pubhee. Tout ou Rien.
A travers son oeuvre entiere, Powys tient une promesse, celle du
realisme et de la modernite. II ecrit toujours pour nous et aujour-
d'hui; mais il se voit lui-meme et nous voit dans un contexte
historique, cosmique, et parfois magique.
Ses personnages ont pousse dans une terre : ils ont des racines,
17
ils out de la seve; et il les traite, comme il se traite lui-meme
dans VAutobiographie, avec une loyaute qui force le respect. II
connait la terrible perversite du sadisme qui est chevillee dans
la sexualite de I'homme. Le mal peut etre effroyable, comme
dans A Glastonbury Romance; et c'est parce qu'il connait la
nature de cet instinct sadique et I'habilete avec laquelle il par-
vient a se dissimuler a ses propres detenteurs, que Powys se
recrie incessamment, et surtout dans son « Inferno », Morwyn,
contre ce qu'il considere comme le crime fondamental de notre
civilisation : la vivisection.
Et pourtant, malgre ses explorations des maux humains, Powys
ne cree pas d'etres integralement malfaisants. II est amical
envers ses personnages, il ne les degrade jamais, il traite selon
son caprice leurs points faibles et avec comprehension leurs
instincts criminels. C'est aussi un humoriste subtil; on peut
trouver chez lui une pointe secrete d'humour aux endroits les
plus invraisemblables. Rabelais tient une haute place parmi ses
heros en Utterature, et dans I'etude qu'il lui a consacree,^ on
trouve justement une discussion de la nature et du sens de I'hu-
mour hardi, obscene et liberateur, I'humour d'Aristophane,
Chaucer, Rabelais et Falstaff. Powys est a la fois celui qui a su
le mieux deceler les origines en partie sexuelles du mal et celui
qui a le mieux utilise le grand humour.
En dehors de ses longs romans — mais roman est-il vraiment le
terme propre ? ~ il a poursuivi parallelement une serie d'ouvrages
plus purement philosophiques. Que son Autobiographie compte
parmi les quelques autobiographies les plus importantes de la
langue anglaise, on I'admet generalement; mais c'est a coup
sur la plus importante. Qiai d' autre a si franchement devoile
les secrets de sa propre psychologic sexuelle ? Et combien d'epis-
tohers peuvent se comparer, par I'humour, la vivacite et le
courage quotidien en face des adversites, a 1' extraordinaire
ensemble de lettres a Louis Wilkinson, pubhe en 1958? Powys
est un correspondant assidu et genereux. On se demande com-
ment il en a trouve le temps. Car s'il est d'autres exemples de
creations d'une abondance prodigieuse dans ^ la htterature
anglaise et quelques autres, il en est peu qui aient atteint les
dimensions vertigineuses de son oeuvre a partir de Wolf Solent. ^
Pendant des annees, Powys a souffert gravement de sa sante.
Mais le rencontrer, c'est recevoir la force d'un geant spirituel,
debordant de bien-etre, de bienveillance et de puissance. Car
on ne trouve pas chez lui la moindre trace d'amertume, d'hosti-
Ute personnelle, de dogmatisme, de snobisme litteraire, social
ou spirituel, d' allusion a une quelconque superiorite — et de
combien de ses contemporains celebres pourrait-on en dire
autant ?
18
p ™,
Puisant dans un langage aussi vaste qu'aucun de ses grands
devanciers dans la litterature anglaise, il ne se laisse aller a aucun
artifice de style, mais il ofFre la modulation grandiose de sa
phrase et de sa syntaxe, emaillee par la touche la plus familiere,
qui, parce que la grandeur n'est jamais chez lui une grandeur
fausse et « litteraire », ne parait jamais deplacee. Powys ecrit
avec simplicite, bonte, humour, avec humilite, et avec courtoisie.
Malgre une imagination qui est presque sans precedent, il
semble considerer le moindre de ses lecteurs comme son egal.
Le comble de son art est peut-etre que malgre la profondeur de
ses vues, il ne pretend jamais posseder toutes les reponses. II ne
nous laisse jamais oublier qu'il existe des souffrances si affreuses
qu'aucun systeme theologique, ni les techniques personnelles
qu'il expose dans ses essais, ne peuvent nous les faire entierement
accepter.
Apres avoir lu un de ses chefs-d'oeuvre, nous sommes incom-
mensurablement enrichis; nous observons en nous-memes un
accomphssement createur, car bien Hre Powys, et cela veut dire
lentement — car le hre vite est ne pas le hre du tout — c'est
etendre a I'infini nos propres pouvoirs createurs. Mais Powys
ne nous mene pas au contentement de soi-meme : le mystere
de notre existence demeure un mystere; et il ne nous incite
jamais a reclamer plus que n'y autorise le destin des mortels.
G. WILSON KNIGHT
traduit par Franfois Xavier Jaujard
Ce texte est paru dans le Yorkshire Post le 6 octobre 1962 a I'occasion du quatre-vingt
dl-deme anniversaire de John Cowper Powys. II a et^ repris dans le livre de G. Wilsor
Knight, Neglected Powers (Londres, Routledge & Kegan Paul, 1971).
19
LE TITAN DE BLAENAU-FFESTINIOG
John Cowper Powys etait un maitre de la langue anglaise, peut-
etre le plus grand de notre temps. En presence de Wolf Solent
ou de Glastonbury Romance, des Sables de la Mer ou de Porius,
I'oeuvre de tons palit, sauf celle de Hardy, de D. H. Lawrence
et de Joyce. La litterature anglaise pent opposer, pour le flam-
boiement de la verite, V Autobiographie de Powys a Nietzsche et
a Montaigne. A cote d^Owen Glendower, qui a une ampleur
shakespearienne dans I'art de recapturer la vie, presque tous les
romans historiques ont Fair d'un jeu. Notre temps a ete celui de
I'inhumain, du moins qu'humain. Mais Powys I'a honore.
Ges affirmations devraient etre des lieux communs. Mais a une
epoque ou la critique et la glose universitaires fouillent de fond
en comble la litterature contemporaine, ou les editions de poche
ressuscitent de la tombe ce qui avait le plus de valeur, I'oeuvre
de John Cowper Powys demeure en grande partie inconnue,
comme Fun des rois mythiques ou des magiciens oublies de ses
recits gallois.
Pourquoi? Le grand genie embarrasse. Le marche litteraire
est equipe pour faire commerce du talent; il vit facilement de
ce qui est journalistique et professionnel. Nous nous targuons
de croire que nous sommes aujourd'hui a I'abri des desastres
de I'inadvertance — que si un Blake ou un Van Gogh etaient
parmi nous, nous le saurions et agirions en consequence. Le peu
d'attention prete a Powys est la preuve du contraire.
Powys etait different — et difficile. D'abord, par son envergure :
ses romans sont aussi longs que ceux de Rabelais ou de Tolstoi.
Ce sont des fresques d'une force et d'une vision immenses qui
20
■ft' •"•
exigent une intimite avec les racines de notre etre. On ne peut
se contenter de les feuilleter. Le style de Powys est etrangement
sensuel — dans une page de lui, nous entendons la feuille pousser,
le renard se faufiler doucement dans le chaume d'hiver, et nous
\'oyons scintiller les etoiles — mais il utilise un vocabulaire aussi
riche et singulier que celui de Shakespeare. Et de plus, presque
tout ce qui est materiel, allegre et robuste dans ses romans est
encercle par la ligne d'ombre de I'occulte. Pour bien comprendre
A Glastonbury Romance, Porius et Atlantis, nous devons nous
abandonner avec une imagination absolument sincere a la
possibilite que le monde materiel est entoure par des eclairs
d'une force extrasensorielle, et que I'obscurite de la terre comme
la fureur de la mer sont animees d'un pouvoir spirituel. II y a
dans Porius un episode fabuleux ou Merlin (qui n'a pas encore
revele qui il etait) passe a gue une riviere. Depuis le plus infime
calice de mousse sur un rocher submerge jusqu'aux vents rebelles,
reus les objets, toutes les manifestations de la realite, s'electrisent
d'une vie cachee. Si nous devions nier cette proximite d'une
autre presence, nous ne pourrions lire ni CEdipe a Colone ni
Macbeth. Powys ne demande rien de plus.
Comment aborder I'univers de Powys? Par Wolf Solent. Bien
qu'on y trouve des implications magiques, le recit est d'une
franchise superbe. Et I'etude de la passion que Wolf eprouve
simultanement pour deux femmes met a nu certains secrets de
la \erite sexuelle avec une intelligence et une pi tie sans egales
meme chez D. H. Lawrence. — Ensuite, par A Glastonbury
Romance, ce Moby Dick de la terre. On y trouve une abondance
presque divine de vie pleinement vecue : une vision aigue du
conflit entre les valeurs industrielles et rurales, un apergu du
chaudron de sorciere qu'est I'esprit d'un enfant (chose rare dans
notre litterature) , et une exploration du mystere du sadisme
humain. Cette derniere est si courageuse et d'un detail si hardi
qu'elle fait sonner faux le vacarme qui a entoure Lady Chatterley
ou William Burroughs. — Puis par V Autobiographie et par Les
Sables de la Mer, ce livre de I'ocean en furie, traverse par la montee
et Todeur de la mer autant que Wolf Solent est terrien.
Mais comme chez tout grand ecrivain, chacun des nombreux
livres de Powys est lie au coeur de son message. Ses essais philo-
sophiques et litteraires — Le sens de la culture, Les plaisirs de la
i'.ttirature, Visions and Revisions, son Rabelais — forment un ensemble
d'un charme profond et d'une grande puissance. lis nous remet-
tent aussi en memoire une verite souvent oubliee a travers le
ion aigre et le jargon d'une grande part de la critique actuelle :
cue la meilleure critique ne commence pas par le jugement,
mais par I'amour.
21
La somme des merveilles vues, de la vie recueillie, moissonnee,
illumine son visage : ses traits et ses mains evoquent d'etonnantes
rencontres. On songe aux Lapis Lazuli de Yeats :
Les doigts souverains commencent a jouer.
Les yeux parmi toutes les rides, les yeux,
Les yeux tres vieux scintillent de gaiete.
GEORGE STEINER
traduit par Frangois Xavier Jaujard
Ce texte est paru dans le Sunday Times du 23 juin 1963.
22
UN HOMME DE LA NATURE
Les romans de Powys nous apparaissent souvent comme le roman
de la terre, du monde noir de la terre, mais avec d'etranges
eclats blancs.
Les Sables de la Aler, traduit excellemment par Marie Cana-
\ aggia, qui s'est devouee a cette ceuvre, c'est au contraire
Tantique ocean tel qu'Homere — et Melville — put I'apercevoir.
Bien plus, chacune des ames a son ocean dont la phrase de
I'auteur, comme une vague, suit le flux et le reflux. Roman,
on I'a dit, abrupt, profond, sauvage, oii le visible et I'invisible
se melent. Le personnel se perd finalement dans un element
impersonnel, I'anime dans I'inanime; peu a peu tout devient
symbole, chiffre de ce qui est au-dela du langage. Des extases
naissent dans les sentes, dans les ornieres, comme chez Rimbaud.
Des chants d'enfants eclatent au milieu du drame, et nous nous
sentons pres de Shakespeare.
En meme temps (mais le temps ici a peu d'importance) il publiait
Y Apologie des Sens [In Defence of Sensuality), qu'on pent mettre
tout a cote de V Apocalypse de D. H. Lawrence, et Les plaisirs de
la Litter ature. Nul roman n'est plus plein que ces oeuvres de ses
secrets et de I'influence de ces grands revelateurs venus a I'huma-
nite d'un arriere-fond sombre ou d'un arriere-plan lumineux,
qui parfois est les deux a la fois.
Pour le heros tel que le congoit Powys, pour le personnage qu'il
est lui-meme, aimer la vie est comme un devoir ou plus exacte-
ment un appel; et aimer la vie c'est combattre avec elle et lui
arracher ce bonheur delicieux auquel nous avons droit. L'homme
entre le sous-humain et le surhumain se met a regarder vers
Teternel ichtyosaure, gisant puis se dressant au fond de I'univers,
pour affronter le dieu qui le depasse. Plutot que vers Nietzsche,
c'est vers Heraclite qu'il faut nous tourner, dans un sentiment
non pas humain mais sous-humain et surhumain, dans une
rencontre entre la vie et la mort, entre le jour et la nuit. Et c'est
23
seulement a partir des profondeurs d'une solitude absolue que
rhomme peut se depouiller de tous les ideaux de la race, de
toutes les idoles de 1' ambition humaine, et s'unir aux etoiles,
aux plantes, au soleil, se sentir en le regardant comme une
force magnetique en face d'une autre force magnetique. II y a,
nous dit-il, une danse du moi-ichtyosaure dans toutes les choses,
danse sexuelle, danse a manger, danse a boire, une danse de
sommeil, une danse de promenade; telle est la grande danse
solennelle de la vie, maladroite, gauche et tres serieuse. Nous
avons a eveiller en nous ce qu'il appelle le grand oeil de la con-
templation, parfois ceil morne, parfois oeil ou pourraient se lire
toutes les joies, parfois et meme souvent regard d'un defi createur.
A ce point nous pouvons parvenir plus encore par la passivit4
que par I'activite. Rappelons-nous que VApologie des Sens est
dediee a la memoire de Jean-Jacques Rousseau, et que parfois
Novalis a dit des choses assez semblables. L'homme est comme
une grande plante au milieu de I'eau. II n'a pas su jusqu'ici
comment utiHser les moments oii le sommeil s'approche, la
reverie (dont a si bien parle Bachelard), la fatigue meme; il n'a
pas assez su comment utiliser certains groupements de sentiers,
de murs et d'arbres, certains vols d'oiseaux sauvages, certaines
bouffees de pluie et de vent, certaines senteurs de midi; I'ame,
dit-il encore, se nourrit de reves comme un grand boeuf immortel
se nourrit de la douceur de I'herbe, s'enrichit de sensations
comme une grande hyacinthe pourpre de rosee, de pluie et de
rayons de soleil diffus.
II y a comme une nostalgic de ce qui est au-dessous de l'homme,
que ce soit I'animal, le vegetal ou le mineral.
Mais cet homme de la nature ne se sent pas un isole; il est pos-
sesseur d'une grande culture; et c'est a la culture qu'il dedie
son livre sur les plaisirs de la litterature. Les grands ecrivains
dont il est le plus proche, pour commencer par les plus modernes,
ce sont Proust, Lav^rence, Joyce. Mais nous pouvons remonter
d'eux en passant par Melville, Poe et Whitman, puis par Dos-
to'iewsky, puis par Wordsworth, jusqu'a Shakespeare, jusqu'a
I'Evangile, aux grands tragiques grecs, a Homere. Les moments
du souvenir profond chez Proust, les experiences sublimes chez
Dostoiewsky, ont leur equivalent dans la recherche et dans les
conquetes de Powys.
En cet instant je me rappelle le jour ou j'allais a sa rencontre
dans ce pays de Blaenau-Ffestiniog, domine par une coUine
de charbon noir que je vis avec une sorte de terreur; mais la
cascade etait la, dans I'encadrement de la fenetre, avec les
fleurs. II ne quittait pas son Ht, s'exaltant a la vision des person-
nages de son futur roman, des heros immenses dont tous les
membres etaient immenses, ultime mythologie a laquelle il
24
etait parvenu. Et aujourd'hui meme j'apprends qu'au moment
de sa mort il chanta quelques vers latins qu'il avait appris dans
son ecole et qu'il aimait particulierement. Phyllis Playter, son
amie, etait a cote de lui. Des fleurs sauvages furent apportees
a John Cowper par sa soeur. « Wonderful » murmura-t-il. Ses
cendres furent dispersees aupres des vagues sur les rochers
humides.
JEAN W^AHL
Ce texte est paru dans Le Monde du 12 juillet 1963.
25
UN ESPACE SURHUMAIN
Quoique John Cowper Powys fasse mainte fois allusion a ses
tendances sadiques et a sa nympholepsie dans son Autobiographie, ce
livre est beaucoup plus pudique et discret que ne le laisseraient
croire ces apparentes vantardises : les Powys appartiennent a
une tres vieille famille galloise dans laquelle le talent litteraire
est tres repandu et ou I'inaagination joue un grand role. Les
Powys sont des Celtes et, comme tels, dotes d'une rare faculte
de communication avec Finvisible et d'un certain esprit de
provocation que I'ecrivain exerce volontiers a I'egard de ses
lecteurs de meme que I'homme dans ses relations avec ses sem-
blables. Quoique le Celte place le reve de plain-pied avec les
experiences vecues et attribue a I'un et aux autres la meme valeur
de realite, V Autobiographie de Powys n'est pas le recit d'une vie
revee; a peine le surnaturel affleure-t-il 9a et la et se trahit-il
quand I'auteur avoue avoir arrache la racine d'un arbre con-
sacre a un tres vieil autel paien de la deesse Freya; les romans
de John Cowper Powys nous avaient habitues a considerer
I'ecrivain comme un paien egare a notre epoque et y vivant
sans trop de gene, pourvu qu'il ne fut pas trop tourmente par
sa conscience ni malmene par la societe qu'un modus vivendi
etrange inquiete toujours et scandalise parfois.
Si Ton voulait comparer cette Autobiographie a quelques prece-
dents illustres, on la trouverait a mi-chemin entre les Confessions
de Rousseau et le Goethe de Poesie et Verite. II est evident que
le romancier gallois jette un regard sur son passe pour rememorer
avec un plaisir nuance d'ironie et, partant, d'amertume les
longues annees qu'il laisse derriere lui, et, comme au moment
ou il redige ce livre il est installe aux Etats-Unis, la distance
dans I'espace et la distance dans le temps sont d'egale grandeur.
Lucide a I'egard de ces moi periodiquement revetus et rejetes
26
comme les vieilles peaux du serpent qui mue, le biographe ne
refuse pas une tendresse fort legitime a tous ces etres qu'il fut.
II n'adopte pas, pour les juger, I'objectivite morose, et toujours
un peu suspecte par la, de I'homme qui veut tout dire et ne dire que
la verite.
« Je demeure toujours pareil a moi-meme au sein de mes innom-
brables metamorphoses », disait Goethe. Du Powys de Fenfance
a celui de la maturite, du presbytere paternel aux salles de
conferences americaines ou il se prodigue, c'est en effet toujours
le meme homme, et quel homme ! Non pas litteralement asocial,
mais hors des mesures de toute societe, et non pas tant amoral
— ou immoral — que bouleverse par des instincts puissants
et confus qui le troublent et le ravissent en meme temps.
Ne nous y trompons pas : loin d' avoir honte de ses singularites
physiques et morales, et tout en confessant qu'elles le genent
dans son comportement a I'egard des autres, il n'est pas loin
d'y voir le signe d'une evidente election. L'originalite intran-
sigeante du Gallois, la susceptibilite aigue de son individualite
que le Celte preserve, accentue et souligne dans toutes les circons-
tances, donnent a cette Autobiographie une couleur extraordinaire.
Powys apporte a se raconter et a decrire les etres qu'il rencontre
sur sa route le meme genie d'invention et de representation que
le romancier des Sables de la Mer depensait en faveur de ses
personnages. Et c'est par la que ces confessions sont reellement
uniques, debordant les limites que Goethe et Rousseau impo-
saient a leurs imaginations.
Le Cowper Powys qui se dessine a chaque page de ce livre fait
eclater tous les cadres. On doit voir en lui une force de la nature,
en ce sens, aussi, qu'il est toujours en total et parfait accord avec
les elements. Le monde elementaire semble lui etre plus naturel,
meme, que celui des hommes; il ecoute le chant aerien des
oiseaux et les voix profondes de la terre, et il comprend leurs
langages. II ne cueille pas des plantes pour les mettre dans un
herbie'r : il les serre contre sa poitrine, il les regoit dans son coeur,
il en nourrit ses reves, ses imaginations, et toute cette myste-
rleuse vie des profondeurs qui, aux heures solaires, aux instants
d'{piphanie, comme disait Joyce, remonte a la surface du visible,
eblouissante, aveuglante, effagant ou transfigurant tout ce qui
n'est pas sa propre lumiere.
Je ne trahis pas John Cowper Powys en disant que son Auto-
:i:graphie est un de ses plus beaux romans; je ne crois pas non
plus que ce soit un paradoxe; le memorialiste qui est aussi un
romancier se traite lui-meme, qu'il le veuille ou non, comme un
p-ersonnage de roman; de meme qu'il ne pent empecher ses
p-ersonnages d'etre, en quelque maniere et si peu que ce soit,
Lii-meme. La fascination que ce livre exerce sur le lecteur vient
27
de la demesure meme que gardent ces confessions, de I'elan qui
les pousse et les souleve comme les vagues de la haute mer. Son
caractere unique tient d'abord, bien sur, au caractere unique
du personnage central, Powys, et a ce fait que tons ses inter-
locuteurs et jusqu'aux figurants silencieux de ses rencontres
ont, eux aussi, des dimensions hors de toute mesure, hors de
toute ressemblance ; quant a la maniere dont il est ecrit, comme
un poeme qui s'efforcerait, modestement, de devenir prose,
comme un chant qui tenterait — sans succes, heureusement —
d'etouffer son lyrisme, cela aussi est sans equivalent dans la
litterature d'aujourd'hui — et Ton pent dire aussi, sans se trom-
per : d'hier. Par son aptitude a se metamorphoser et a rempli^-,
sans quitter la forme humaine, un espace surhumain, John
Cowper Powys ressemble a un de ces demi-dieux celtiques aux
proportions colossales et qui changent de formes aussi vite que
le faisait le vieux Protee des Grecs, berger des troupeaux marins.
MARCEL BRION
de I'Academie Frangaise
Ce texte est paru dans Le Monde du 3 juillet 1965.
28
L'INEXPRIMABLE BONHEUR
Qui fut Powys ? Un Gallois, grand, maigre, degingande, de noirs
cheveux boucles, de profonds yeux clairs sous des sourcils noirs,
-e \isage osseux et long avec un grand nez presque crochu, comme
: n en voit a nos Bretons du pays de Leon — ce qu'on appelle en
-\ngleterre un nez « romain ». Son nom aussi est romain, s'il faut
'."en croire, car les Powys, qui furent rois au Pays de Galles, dit la
legende, sont les descendants du centurion Porius, et d'une Goidel.
On apprend cela dans un fabuleux roman de John Cowper Powys
Gui se passe au temps du roi Arthur, et n'oubhe ni MerUn ni la
:ee Mviane.) Plus proches dans le temps, J. C. P. compte parmi ses
i^cendants maternels deux poetes : John Donne et William Cow-
per. Le premier est I'un des plus grands poetes anglais, le second,
p-:ete aussi, et non neghgeable, est mort fou; tous deux furent
p-oetes « metaphysiciens », tous deux furent ravages par la hantise
de la mort. Une chose est de se vouloir spirituellement I'heritier
ce Merlin, une autre d' avoir en soi, bon gre mal gre, un peu du
i^ing. un peu de Fame d'hommes a qui fut donne un tel majes-
Tijeux pouvoir sur les mots — et qui selon toute apparence Font
pi\e si cher. Lui aussi I'a paye cher. Car enfin, on ne voit pas
p-ourquoi il eut tant de difficulte a se faire entendre. Dans le monde
de- lettres, toutes les portes etaient ouvertes en principe a des
eniants de la moyenne bourgeoisie, fils de pasteur comme lui.
Deux de ses freres, Theodore et Llewelyn, sont parvenus tres vite
a ia notoriete. Lui, a vecu bizarrement en donnant des confe-
rences sur la Htterature, en Angleterre d'abord, puis en Ame-
nque. Vingt-cinq ans d'Amerique, ou il tournait en rond d' Etat
cr. Etat; modeste commis-voyageur des lettres : autant atteler un
cr.e\ al de course a une noria! C'est au bout de ces vingt-cinq
a^inees, quand il eut soixante ans, a la veille de rentrer en Angle-
terre. qu'il ecrivit son Autobiographie. Les grands romans etaient
derriere lui. Vinrent les romans historiques, et le restant des essais.
Puis cette retraite dans les froides Galles du Nord, oil partout
a-ireure I'ardoise noire, oil les nuages trainent sur les montagnes
r: ndes, oil la mer proche qui bat le granit des cotes est verte, grise,
blanche, glacee. II y composa, quelques annees avant de mourir,
ur.c fantastique histoire de geants meles aux bergers et aux fiUes
de ferme, oil les sources parlent, oil les brouillards prononcent des
les, qu'il intitula, pour comble. Tout ou Rien (All or Nothing) .
oracl
29
On ne peut que s'y egarer avec lui dans son dernier delire, mais
on en retire Timpression d'une allegresse mysterieuse, d'une
absolue liberie dans I'absurde, comme si I'age avait acheve de
delivrer de toutes les contraintes logiques un des esprits les plus
libres de notre temps. Libre, et cependant enchaine. Pendant de
tres longues annees de sa longue vie, une chose I'a torture, qui
n'etait pas la maladie (bien qu'il ait plus de trente annees durant
souffert d'atroces ulceres a restomac), qui n'etait pas la medio-
crite de son existence, et non plus la tristesse de n'etre pas reconnu
a sa valeur : mais une extravagante obsession qu'il repoussait en
vain de tout son pouvoir, une obsession sadique qui lui offrait
sans relache, le comblant de joie et d'horreur, des images de viols,
de supplices, de massacres. Le mal finit pour lui par s'y incarner,
je veux dire dans cette seule imagination, dont il expliquait naive-
ment qu'en elle-meme elle est meurtriere, et que ceux qui s'y
abandonnent, fut-ce malgre eux, sont autant de criminels. Dans
chacun de ses grands romans figure un de cCs criminels, coUec-
tionneurs de livres interdits, erudits malefiques, reveurs honteux
et martyrises par leurs reves. lis subsistent comme les temoins d'un
esclavage revolu; un jour en effet, par effort ou par grace, John
Cowper Powys s'est reveille hbere de ses fantasmes. Plus de rai-
son de se maudire, et seule demeurait la joie, cette joie feroce et
prodigieuse, qui rugit et ronfle a travers toute son oeuvre, comme
les flammes d'un immense, d'un inextinguible incendie.
Cette joie, voila I'alpha et I'omega de sa prophetic. Poete, philo-
sophe, ou romancier, il est I'homme d'une seule annonce, le pro-
phete d'une seule idee. C'est que Ton peut etre heureux. Et sans
doute il n'est pas le premier, et sans doute il ne balaie pas d'un
geste le probleme du mal. II se demande plus modestement com-
ment le supporter, et s'y resoud par la notion d'un egoisme fatal
et necessaire : chacun devant defendre sa vie et son ame, si bien
que la pitie s'arrete pour ainsi dire a la legitime defense. Une fois
consenti ce mal, et mise a part la souffrance physique personnelle,
ou celle des etres qu'on aime, eclate pour chacun, s'il le veut bien,
plus ou moins frequent, plus ou moins vif, plus ou moins sensible,
I'inexpHcable, I'inexprimable bonheur qu'il y a a etre au monde.
N'importe qui, n'importe quand, peut etre heureux, par la seule
contemplation du del, de I'eau, des arbres, de la terre, et meme
d'une touflfe de plantain, et d'un caillou, et meme des lumieres
et des fumees dans les grandes villes. II ne le demontre pas, bien
entendu, et d'ailleurs ne demontre rien. Jamais philosophe ne fut
moins dogmatique. Faut-il meme appeler philosophe un homme
qui ne propose aucune expUcation ou justification de I'univers,
un homme dont I'enseignement repose moins sur le raisonnement
que sur I'expose des fins et des moyens, c'est-a-dire au bout du
compte sur I'exemple? Comment atteindre au bonheur? Etant
30
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donne ce qu'il entend par le bonheur, la fin est toute simple. Mais
les moyens? C'est la ou John Cowper Powys melange avec une
magnifique assurance le trivial et le sublime. Pour lui les moyens
sont de deux ordres, ce qui lui fit ecrire deux sortes d'essais. Du
premier ordre relevent les essais qui concernent I'art de vivre,
VApologie des Sens et UArt de vieillir, par exemple. II sait
tres bien qu'il n'est peut-etre pas si facile de s'asseoir a sa fenetre
pour contempler le bleu du ciel, alors il propose des recettes, des
trues, de petites ruses comme on en voit dans les journaux femi-
nins, et qui sont a la portee de tout le monde; en meme temps,
dans la meme page et presque dans la meme phrase, un souffle
venu du plus lointain s'empare de lui, et le bref precepte qui
n'avait Fair de rien prend une resonance presque mystique —
c'est qu'il a senti, en arret devant le rouge reflet du soleil couchant
sur une flaque d'eau au coin d'une haie, tous ceux d'avant lui,
siecle apres siecle, qui se sont arretes comme lui, saisis par le
rouge reflet dans I'eau noire, au coin d'une haie semblable, saisis
par le meme soleil melancolique, immobilises par la meme paix
qui eflface les jours. Et si I'on communique ainsi a la muette, a
I'aveugle, avec ceux qui ont passe avant nous dans nos champs
et dans nos chemins, que dire lorsque nous est rendu, avec leurs
paroles, ou leurs traits, ou les vestiges de leurs maisons, ou I'image
de leurs reves, quelque chose de leur ame, qui est la notre aussi
bien ? Voila a quoi s'attachent les essais de la seconde sorte, comme
Le sens de la culture, Les plaisirs de la litterature, et d'une fagon
generale, toutes les etudes que John Cowper Powys consacre a ce
qui est pour lui la religion universelle : la litterature. Entre I'emer-
\ eillement par les sens et I'enivrement par 1' esprit, le bonheur est
cache, il n'attend qu'un signe pour jaillir, bonheur qui est reve-
lation de I'unite, flamme volante et brusque, apaisant eclair.
Si tout cela, qui peut paraitre banal et meme naif, et meme sim-
pliste, s'empare si violemment du lecteur, au point qu'il supporte
sans ennui les truismes et les redites, c'est qu'intervient, par lon-
gues et lentes vagues, par coups de vent, par bourrasques et victo-
rieuses tempetes, le genie propre a John Cowper Powys. Mais qui
\eut rencontrer ce genie a son plein du premier coup, il lui faut le
chercher dans un des grands romans, Wolf Solent, ou Les Sables
a-: la Mer ou bien Glastonbury. Apprivoise et dans une certaine
mesure domestique dans les essais, il se montre dans les romans
sans reserve pour ce qu'il est : don lyrique furieux et sauvage,
presque fou, au service d'une sensibilite miraculeuse et d'une
imagination assez puissante pour creer des saints et des monstres,
des amoureuses et des fees. On se tromperait completement si Ton
prejugeait par la serenite, par le detachement joyeux et grave, et
quasi taoiste, ou veut mener ce qu'on peut appeler la morale de
John Cowper Powys, si Ton prejugeait d'apres ses preceptes du
31
caractere de ses personnages. Filles ou gargons quel' amour ravage,
hommes murs abandonnes a leurs vices, heros naifs prets a s'offrir
en holocauste, tous, faibles ou violents, sont emportes, souleves
comme des brins de paille dans la tornade de leur destinee. Et
c'est au centre du tourbillon, sans avoir rien fait pour atteindre a
rillumination ou a la delivrance, que quelque chose ou quelqu'un
leur accorde une fulgurante remission, toujours differente, et
toujours la meme : cette joie panique qui est parfois donnee a
I'homme quand il se sent de la m6me race que les pierres, I'herbe,
ou les etoiles. Ainsi, par exemple le heros de Glastonbury, fuyant
dans une nuit froide d'automne ses amours coupables, et qui a
trouve refuge contre le tronc d'un saule, dans les roseaux pres de
la riviere. La lune glacee court dans un del de nuages, et lui,
brulant et perdu, eprouve pen a peu qu'il fait corps avec la terre,
et qu'il bondit avec elle dans une derive sans fin. On ne se lasse
pas de ces pages-la. EUes reviennent constamment a la memoire :
la lune blanche, I'eau noire, le clapotis du courant contre une
vieille barque echouee, le chuchotis des roseaux sous le vent... Ou
bien cette mansarde (dans le meme ouvrage) ou dorment les
amants, 1' atmosphere immobile et moite, un rai de soleil sur le
carrelage rouge, les vetements en desordre, et la petite pantoufle
retournee... Ou bien — mais il faudrait tout dire, comme il faut
tout lire, et pour tout hre franchir courageusement les espaces ou
I'on avance dans une pesante confusion, ou Ton pietine, oii Ton
croit se perdre. Mais on ne se perd jamais. Les longues phrases
se succedent comme les laisses d'une antique poesie, faite pour
un peuple fruste et lent, qui prend son temps et ne refuse pas sa
peine, a condition de retrouver dans ce qu'on lui raconte son
pays, sa race, son ocean vert et son pale soleil. Encore n'est-ce la
expHquer ni I'art de John Cowper Powys ni la raison de son pou-
voir. Lui-meme n'essaie pas. Au mieux, parlant d'un autre, qui
se trouve etre Wordsworth, il est clair que sans y penser^il parle
de lui : Tout comme les grands vents de la nuit et du jour font naitre, lors-
qu'ils courbent les branches des sapins enracines dans les rockers ecossais,
une plus majestueuse musique que lorsqu'ils murmur ent dans le feuillage
despeupliers et des saules, de meme, lorsque l' Esprit s'empare decet homme
et que sa lourde nature commence a vibrer, la beaute de I' inspiration depasse
tout artifice et meme tout art; et ce sont les vents et les vagues et les ruisseaux
qui repondent a ce qui en nous-memes leur ressemble.
DOMINIQUE AURY
Ce texte est paru dans la Nouvelle Revue Frangaise de septembre 1963 sous le titre John
Cowper Powys.
32
SOUVENIRS
A MONTACUTE
Apres ma premiere visite a Montacute, ou le chef de la famille
Powys etait pasteur, je pus mieux deceler I'importance de Fhere-
dite chez John, Theodore et Llewelyn. Particulierement determi-
nante etait I'influence du pere, le Reverend Charles Francis Powys,
sur les enfants qu'il avait engendres. En verite « c'etait Lui qui les
avait crees, et non pas eux-memes », lui qui avait ourdi, grace a
sa puissance inconsciente de dieu prehistorique obscur, cette soli-
darite des Powys dans laquelle se fondait I'identite de chacun de
ses enfants, et qui avait meme forme cette identite de chacun
d'entre eux, si definie, si nettement reconnaissable a toutes ses
particularites. Je fus a la fois fascine, deconcerte et trouble par mes
premieres experiences d'invite au presbytere de Montacute, seul
etranger admis a la grande Table des Powys presidee par le Pere.
Cette Table etait un phenomene impressionnant. Assis la, je me
sentais singulierement seul, un intrus qui n' avait pas I'ombre d'une
chance. J'avais I'impression d'appartenir a une race completement
differente : si seulement j'avais pu metamorphoser la couleur de
ma peau ou de mes cheveux en une teinte plus powysienne, je me
serais senti plus a mon aise ! Mais je n'etais pas seulement inter-
loque, j'etais irrite, car il me semblait que ce mur si epais et si haut
dresse par la soHdarite des Powys centre celle de toute la race
humaine avait quelque chose d'absurde, de scandaleux et de
blasphematoire — quelque chose d'aussi asocial que la devise de la
famille, Parta Tueri^.
Un seul gigantesque etre Powys, a la fois innombrable et unique,
mais I'unique plus reel que I'innombrable, c'est ainsi qu'ils, ou il,
m'apparaissaient quand toute la famille etait reunie. Ma fille
cadette, encore petite, avait I'habitude de parler d'eux sous une
I. Ce guej'ai,je le garde.
34
forme collective : « Le Powys »^ disait-elle, et avec plus de raison
qu'elle ne pouvait le savoir. On aurait pu ecrire a leur sujet une
variation sur la doctrine d'Athanase^. II est essential de compren-
dre qu'ils furent eleves comme les membres d'une grande famille
etroitement unie, ce qui eut pour consequence de les emmurer
loin du monde, et les poussa a tirer leurs ressources les uns des
autres et presque jamais du monde exterieur.
C'est John lui-meme, beaucoup plus que tout ce qu'il a ecrit, qui,
depuis le premier jour ou je le rencontrai, il y a plus de cinquante
ans, m'a toujours fascine. Je n'ai jamais trouve quelqu'un qui
lui ressemblat le moins du monde : c'est a peine si je pouvais croire
a sa realite. « Si j'etais vous », lui dit un de ses admirateurs de la
premiere heure, « je me prendrais pour un dieu. » Un dieu dont
les accents convaincants sonnaient clairs et hauts, un jeune dieu a
cette epoque, dur, osseux, maigre et sans beaute, avec une bouche
etrange et moUe, un front simiesque ou mousterien, dont il disait
tantot qu'il etait « bas comme celui d'un bandit », tantot qu'il
etait « semblable a celui d'une fiUe », un nez busque et des pom-
mettes vives jusqu'a paraitre fardees, de vrai « Peau-Rouge ». Et
pourtant il donnait une impression de beaute, notamment quand
il faisait ses conferences, mais pas seulement alors, et cette
beaute avait une force etonnante qui stupefiait tous ceux qui le
\oyaient ou I'entendaient. II regorgeait, il regorge de vie, d'enthou-
siasmes et d'ardeur a communiquer toutes ses richesses. Et je
m'aper^us des notre premiere rencontre que c'etait la sa plus
grande qualite. « Je suis venu pour vous donner la vie et pour
\ous la donner toujours davantage. » Ce sont les paroles qui
me venaient a 1' esprit quand je connus John Cowper au temps de
sa jeunesse.
II n' avait encore public que des conferences et deux minces volu-
mes de vers qui n'avaient guere attire I'attention, et rien ecrit
d' autre que le debut d'un roman et un livre sur Keats, dont aucun
r.e fut public. II n'etait alors connu que comme conferencier. Son
eloquence etait aussi stimulante et persuasive en prive qu'en
public, et c'etait bien le conferencier le plus puissant que j'aie
jamais entendu. Eloquence, imagination, vitalite, et une liberte
: jtale a I'egard des precautions, des conventions, des servilites et
des mesquineries habituelles, voila ce qui me frappa le plus chez
John Cowper quand je le rencontrai pour la premiere fois. De
plus, il etait, alors comme maintenant, doue de cette faculte si
: "The Powys".
:. Saint Athanase, Pere de I'eglise grecque, qui proclamait la consubstantialite du Pere
-: iu Fils.
35
importante qui consiste a savoir mettre en valeur chez chaqueetre
rencontre ses facultes intellectuelles et afFectives, meme si ces
facultes demeuraient lettre morte pour ceux-la memes qui les
detenaient. Si un etre possedait une qualite quelconque, Powys
etait I'aimant qui savait I'attirer. « II vous donne I'impression
que Ton a son importance » me dit un jour un de mes amis, timide
et modeste, et il disait vrai, car Powys savait developper en chacun
tout ce qui avait de la valeur ou pouvait en avoir.
Sa conversation, son amitie, sa sympathie enrichissaient et stimu-
laient; il communiquait de I'enthousiasme et de la volonte sans
effort, grace a sa seule force naturelle. John avait son humour a
lui, et il en avait beaucoup, s'il n' avait pas ce qu'on appelle de
Vesprit. Aucun Powys, sauf Theodore parfois, n'a d' esprit. II serait
impossible pour qui connait bien John de le decrire comme un
brillant causeur : il serait tout a fait faux et errone de parler de lui
en ces termes. Ce qu'il dit produit plutot I'effet d'une incantation,
comme si Ton etait envoute par un sortilege.
LOUIS MARLOW
traduit par Diane de Margerie
Ces pages sont extraites du livre Seven Friends que Louis Wilkinson publia sous son pseu-
donyme, Louis Marlow (Londres, The Richards Press, 1953, pp. 67-69 et 116-117).
Voir les lettres de John Cowper Powys a Louis Wilkinson, Granit, p. 336.
36
ON AVAIT L'IMPRESSION
QU'ILALLAIT VIVRE TOUJOURS
J'ai entendu John Cowper Powys pour la premiere fois vers 1920
a New York lorsqu'il est venu faire des conferences a I'ecole ou
j'etudiais, a la « Miss Spence's School » qui etait 20, 55th Street.
Je I'ai entendu la plusieurs fois, et aussi Llewelyn Powys, qui est
\enu peu apres son frere. Puis j'ai entendu a nouveau John Cow-
per un peu plus tard, en 1923, dans une vraie salle de conferences,
au Town Hall de New York. Et pendant plusieurs annees,je n'au-
rais pas voulu manquer une de ses apparitions et je me precipitais
des que son nom etait annonce. II etait alors bien plus celebre
romme conferencier, malgre les livres qu'il avait deja publics, et
que j'ai eu tout de suite le desir de lire. Vous en voyez encore
:ci quelques-uns, rescapes des annees, dont je ne me suis jamais
separee : le roman Ducdame, et des essais. The Religion of a Sceptic,
T-:e Meaning of Culture... Et voila des dedicaces a I'americaine, une
simple signature au travers de la page, mais quelle ecriture
superbe ! A cette epoque done, il voyageait a travers toute 1' Ame-
rique, faisant partout des conferences, et je me souviens qu'un
jour, en arrivant vers 10 heures du matin — car c'etait le matin!
— il nous dit : « Je debarque du train, j'arrive droit de Phila-
celphie... »
Physiquement, Powys etait un homme fascinant. Je le revois, tres
grand, maigre, un peu voute, le masque un peu grec, les cheveux
noises et deja grisonnants, le nez busque, un profil d'aigle... Je I'ai
Tcujours vu habille d'une cape noire. Son aspect avait quelque
chose de severe, qui alors m'intimidait ! Pendant la conference,
ii me semble qu'il tenait un rosaire, ou si ce n'etait pas un rosaire,
une espece de chapelet en bois qui y ressemblait, et qu'il manipu-
iair et triturait sans cesse. II marchait de long en large tout en
parlant d'une voix plutot basse mais qui s'animait tres vite, et si
on ne songeait pas vraiment a un « acteur », son extraordinaire
animation et son cote expansif donnaient a tout son etre quelque
cLose de tres spectaculaire...
37
Pour nous, jeunes Americaines, il etait nettement Anglais, en par-
tie a cause de son accent, et aussi de cette langue admirable de
purete dont il usait. II nous parlait d'ailleurs souvent de Cam-
bridge, qui avait compte pour lui, et des poetes anglais, qu'il
connaissait a merveille. A cette epoque, il ne parlait pas du tout
de lui, mais des livres d'autres ecrivains, surtout de romans. Pour
ma part, je I'ai entendu parler de Tolstoi, de Proust, d'Anatole
France... Et il m'a bien semble qu'il n'aimait pas tout chez ce
dernier. II parlait aussi beaucoup de Joseph Conrad, dont il evo-
quait souvent les grands livres. Chance, Lord Jim, The Arrow of
Gold. Mais on avait 1' impression que ses lectures etaient univer-
selles.
II s'interessait surtout au caractere des personnages, car a cette
epoque nous etions tons tres ferus de « psychologic »... Je me sou-
viens de I'art avec lequel il analysait les rapports des hommes et
des femmes — qui semblaient le passionner — dans Chance, ou la
fagon dont il dissequait le caractere des personnages du Lys Rouge
(car s'il faisait des reserves sur Anatole France, il en parlait lon-
guement et fort bien!) ou ceux des grands romanciers russes, de
Tolstoi a Tourgueniev. II nous a aussi un jour longuement parle
de L' Idiot, dont le heros semblait le fasciner.
S'il suivait un plan premedite, il s'en evadait pour des divagations
tres libres, mais savait revenir a son sujet avec une rigueur magis-
trale. On sentait qu'il aimait a la passion son art de conferencier.
II donnait cette double impression de vouloir s'exprimer comme
pour lui seul, et a la fois de s'adresser a chacun des assistants en
particuher. II suscitait un reel enthousiasme a la fin des causeries,
car le pubhc etait compose surtout de femmes, et elles avaient le
sentiment qu'il les comprenait particuHerement bien.
Je peux dire qu'il a eu une enorme influence sur moi, et sans doute
bien d'autres de ma generation. II m'a initiee aux mysteres de la
litterature qui cessaient brusquement d'etres obscurs lorsqu'il vous
y guidait. Non seulement il m'a revele des univers oii je n'aurais
pas penetre aussi facilement sans lui, mais il m'a ouvert les yeux
en me forgant a reviser ma conception de bien des choses. Les
idees qu'il exprimait etaient tres nouvelles pour nous, car il a ete
un des premiers a faire une sorte de psychanalyse appliquee.
A I'epoque, il n' etait surement pas croyant. II affichait son scepti-
cisme. Surtout, on avait le sentiment d'un homme seul. Oui, Powys
semblait un solitaire... II disait, je m'en souviens parce que cela
m'avait alors beaucoup frappee, qu'il ne voulait rien heriter de
ses parents. II voulait etre lui, et ne ressembler ou ne devoir rien a
personne...
J'etais loin de me douter alors du createur qu'il serait. Pour moi,
il etait et il est reste pendant des annees dans mon souvenir le
conferencier le plus extraordinaire que j'aie vu et entendu, que
38
9< •— ..
nul n'a pu egaler. II avait presque cinquante ans, et on pouvait
croire qu'il avait devant lui tout I'avenir... On sentait en lui une
telle puissance, une telle vitalite que j'avoue que je me doutais
qu'il devait vivre longtemps. Oui, on avait I'impression qu'il allait
\ivre toujours, qu'un tel homme ne pouvait pas mourir...
ARPINEE STEPAN
Propos recueillis en Janvier 1973
39
DEUX VISITES A JOHN COWPER POWYS
Le Pays de Galles... une petite ville aussi etonnante que son nom
ou la pierre donne rimpression de regner partout a I'etat brut...
mais sans rien de sec parce que baignant dans la tonique humi-
dite de I'Atlantique. A un tournant un repli isole, secret, avec,
a I'arriere-plan, fendant de haut en bas un roc eleve, I'eau vive,
tres inattendue, d'une cascade, tandis qu'au premier plan, la
porte de conte de fees d'une toute petite maison separe deux
univers : celui d'un magicien dont on connait le grand oeuvre,
de celui ou Ton va connaitre le magicien en personne.
Apres avoir acheve sa premiere traduction d'un roman de John
Cowper Powys voici que Ton va frapper a cette porte... C'est
le moment de se rappeler la visite que, apres lui avoir envoye
son premier livre, John Cowper Powys alia faire a Thomas
Hardy...
Le coup fatidique est frappe. Le magicien lui-meme ouvre la
porte. Comme il se penche en un mouvement d'accueil, sa
silhouette osseuse semble personnifier sa tendance toute puissante
a errer le long des chemins etroits et pistes pour troupeaux, appuye sur
Sacre, premier en date de ses batons de chene. Sous son nez en
bee de faucon sa bouche d'idole azteque a Fair de dedaigner rire et
sourire et c'est en ecartant les bras, puis rapprochant les mains,
comme pour applaudir, que John Cowper Powys manifeste
aux visiteuses son contentement. Au cours des conversations
qu'il va animer de son souffle createur il refera, de temps a
autre, en plus ou moins ample, ce meme geste pour marquer
plaisir, approbation, affection, amusement — en somme pour
sourire.
La petite maison a un seul etage. Elle se divise en deux domi-
ciles separes ayant chacun sa porte d' entree, une fenetre en bas,
une fenetre en haut. La porte donnant acces chez John Cowper
Powys s'etait a peine refermee sur nous qu'elle s'ouvrait du
dehors : Phyllis Playter, qui etait en vain allee a nos devants,
apparaissait a son tour en personne — en personne menue,
nimbee d'une gentillesse qui evoquait toutes les quahtes de
I'esprit et du coeur — et John Cowper Powys s'ecriait : Phyllis!
They are here!
40
EUes sont la. C'etait bien le miracle ! Etre la ou etait le Grand
Magicien et aussi Phyllis Playter. Etre temoin de 1' entente qui
unissait John Cowper Powys et Phyllis Playter allait, en efFet,
compter parmi les plaisirs incomparables qui attendaient les
deux passantes. Sans se departir jamais d'une reserve souriante,
Phyllis Playter s'exprimait toujours avec une originalite, une
subtilite, une penetration qui donnaient le sentiment que cette
compatriote de Henry James et son interlocuteur de haut vol
etaient en quelque sorte au meme niveau. Ah ! ces rencontres
qui rapprochent les grands hommes, leur entourage et leurs
admirateurs ! Quel privilege d' entendre John Cowper Powys
evoquer a leur sujet le plus irritant coup de malchance de sa vie qui
fut de n'avoir pas, au temps ou il faisait une serie de conferences
a Dresde, lu un seul mot de Dostoiewsky. Ainsi avait-il perdu I'occa-
sion de se faire presenter a I'ambassadeur de Russie aupres de
la cour de Saxe qui n'etait autre alors que le baron Vrangel,
grand et fidele protecteur de I'auteur des Possedes (soit dit en
passant, John Cowper Powys preferait, en fait de titre, Les
Possedes aux Demons).
Le chemin de Blaenau-Ffestiniog ayant, pour les visiteuses,
passe par Dublin, James Joyce a tout naturellement ete de la
partie. Ecartant d'un geste Ulysse, qui ne parle pas a son ima-
s^ination, voila que, tout a son enthousiasme pour Finnegans
Wake, John Cowper Powys saisit ce livre et se met a lire tout
haut.
A demi allonge sur le divan de la petite chambre du premier
etage qui etait la sienne, en possede du verbe il entrainait au fil
de ce texte hermetique ses deux auditrices possedees, elles, par
cette manifestation sensationnelle du genie parle ! De temps a
autre le ton changeait pour donner entre parentheses une indi-
cation (c'est la riviere de Dublin... vous savez?), puis le flot
des mots se remettait a tout emporter, irresistiblement, avec les
flots de la riviere, avec les flots de la vie, pour aller se perdre en
aootheose dans les flots de la mer. On etait cantive comme ceux
(les miracles se suivent et ne se ressemblent pas tout en se res-
semblant), le chemin de Blaenau-Ffestiniog ne passait pas par
la ville de James Joyce, il passait par une autre ville sainte du
royaume des Lettres... John Cowper Powys I'a consacree dans
son Auto biograp hie : Weymouth! centre de la circonference toujours
de ma vie mortelle! II en a fait le cadre — le cadre? c'est trop peu
dire, il en a fait une presence multiple qui se manifeste dans
I'eau, Fair, la terre et le feu des Sables de la Mer et sa traductrice
venait d'y aller en pelerinage. Aussi Weymouth allait-il jouer
le grand premier role au cours de cette rencontre. En sourdine
y jouait aussi son role cette region reculee de V Etat de New York
oil Weymouth, d'autant plus presente qu'elle etait plus lointaine,
stimulait I'inspiration de I'auteur des Sables de la Mer, retire
la-bas pour laisser venir a lui sa vocation d'ecrivain. Le ton de
la conversation etait simple, familier meme, dans cette atmos-
phere toute traversee d'effluves psychiques. John Cowper Powys
trouvait tres amusant que notre logeuse a Weymouth s'appelat
Mrs English et d'ailleurs, prompt a tout magnifier, il allait
bientot faire d'elle Mrs England. II y a eu un rappel du petit
salon de the de Weymouth ou Thomas Hardy, ainsi qu'il le
conta, par la suite, a John Cowper Powys, vit un jour I'original
de sa Tess d'Urberville longtemps apres en avoir imagine I'his-
toire. Sous le nom de Budmouth, faisait remarquer Phyllis, c'est
Weymouth qui est le centre des reveries d'Eustacia dans Le Retour
au Pays Natal et, coincidence bienvenue. The Return of the Native
se trouve avoir en lingua franca la meme interprete que Les Sables
de la Mer...
En commentant I'emerveillante visite que, sous I'egide de son
premier livre, il fit a Thomas Hardy, John Cowper Powys est
amene a dire : Tout ecrivain regoit, en retour de la lutte obstinee quHl
mene contre Finjlexibilite des mots, telle ou telle recompense inattendue
qui lui donne du caur pour le reste de ses jours. Ce privilege s'etendrait-
il aux traducteurs? Quoi qu'il en soit, lorsque la traductrice de
Jobber Skald a du, apres une emouvante accolade, mettre fin
a sa seconde et derniere visite a John Cowper Powys, il lui
etait donne d'emporter — recompense precieuse entre toutes —
assez de coeur pour engager la lutte contre les mots de Auto-
biography et de Maiden Castle. Mais quand Autobiographic et Camp
Retranche ont ete publics a leur tour, le Grand Magicien n'etait
plus la pour accueillir la servante de son oeuvre avec un sourire
transpose en applaudissement.
MARIE GANAVAGGIA
42
W "«—
THRfiNE
Dans les Galles du Nord, grises d'ardoise et mouillees de pluie,
ou il s'etait retire depuis son retour des fitats-Unis en 1935, etendu
sur un petit divan au rez-de-chaussee d'une chaumiere minus-
cule, John Cowper Powys, lorsque j'allai le voir en septembre
1962, cedait lentement au scandaleux vieillissement.
Blaenau-Ffestiniog — nom farouche et rocailleux — autrefois
petite ville prospere, n'est plus aujourd'hui qu'un bourg vivant
de son ardoisiere : tout y etait gris, mais d'un gris propre et lui-
sant sous le crachin, dans Fair froid deja, a quelques centaines de
metres d'altitude. Tout, aussi, y differe de I'Angleterre d'ou I'on
arrive, lasse des briques sales et des banlieues sans fin : la cordia-
lite des habitants, leur accent et leur langue, rudes et rauques, le
Daysage — enfin la presence, dans une petite communaute isolee
i'hiver par la neige, de cet homme mi-venere mi-rejete, auquel
une vieille femme me conduisit en m'avertissant : « He is strange,
vou know — strange and very old. »
John Cowper vivait dans un minuscule cottage de pierre et
d'ardoise : une piece en bas, oti m'accueillit son amie de plus de
quarante ans, une Americaine discrete, intelligente et devouee;
une autre piece en haut, ou elle dormait au milieu des livres, des
souvenirs et du journal de John Cowper : tout un rayon de gros
cahiers rouges noircis de maniere inoubliable, en tous sens et en
r ous caracteres, les evenements, familiaux et internationaux, cer-
r.es d'un trait ou soulignes furieusement comme ce « Les Allies
arteienent Reims » en lettres enormes que ie vols encore a cote
questions : « Certains ont mal a une partie de leur corps; moi, j'ai
mal a ma memoire qui s'en va. »
L'impression que laissait ce couple tres simple et tres fier, saisi
dans cet espace reduit au nid originel, mais que venait compenser
la dimension d'un passe fascinant, evoquait imperieusement quel-
que culte oublie, hero'ique, anachronique sans doute, dont John
Cowper etait le pretre a la fagon des Druides et Miss Playter la
Vestale elue, discrete et devouee.
John Cowper nous fit, comme a tons les fideles qui lui rendaient
visite, un accueil tres simple mais chaleureux dont je regus I'echo
un an plus tard, peu de temps avant sa mort, sous la forme d'un
message autographe accompagne d'une phrase rappelant notre
entretien.
Pendant les quelques heures que je passai avec lui, il eut quelques
eclairs de souvenirs, emouvants parce qu'on sentait comme physi-
quement le goufFre s'illuminer une seconde puis s'obscurcir a
nouveau. II evoqua par exemple ses tournees de conferences aux
fitats-Unis, restees celebres mais perdues a jamais parce qu'il les
improvisait toutes : « Je me souviens de cet homme mysterieux
qui vint me dire : je suis venu parler a des catholiques » ; et sa voix
vibrait encore de I'indignation que lui inspirerent toujours les
sectaires et les racistes de tous genres ; il sourit meme en evoquant
le sobriquet qu'on lui avait donne alors : « nigger-lover ».
Un autre apres-midi, il recita d'une voix extraordinaire, a la fois
tres forte et nuancee, quelques poemes dont il cherchait, a la fois
revoke et resigne, les vers manquants : c' etait du Poe (To Helen) ,
du Swinburne ou I'un de ses propres poemes, ecrit a neuf ans,
intitule The Wind and the Rain. Enfin, il me parla longuement d'un
objet qui surmontait la porte et qui avait la forme d'une croix
d'Alexandrie : cadeau de son frere Llewelyn retour d'figypte,
cet objet representait pour lui, stylises, les organes sexuels de
I'homme et de la femme; il en admirait la beaute et ne se lassait
pas de le contempler, s'exclamant parfois : « Fancy that! »
C'est Phyllis Playter qui, naturellement, repondit le plus souvent
a mes questions. Mais, lorsque je les quittai, elle tint a lui faire
signer pour moi V Autobiographie : Powys y tra^a son nom d'une
main tout juste hesitante, en caracteres enormes que la page
contient a peine, tout comme les pages de son journal eclatent du
foisonnement de ses notes; et j'y vis comme un symbole du mes-
sage muet que me laissait son exemple : le meilleur de son oeuvre
depasse a jamais les pages des livres et s'adresse, au-dela de
I'espace, au Temps meme.
MICHEL GRESSET
Une premiere version de ce texte est parue dans le Mercure de France de juillet-aout 1963.
44
II
SYMBOLES
Ma nature a besoin de symboles
palpables, fut-ce dans les domaines
les plus desincarnes.
Autobiographie, 582.
I'aconit
Non, non, ne va pas au bord du Lethe, n'arrache pas
L'Aconit aux racines drues — son sue est veneneux.
KEATS
poemes traduits par
Frangois Xavier Jaujard
WOLF'S BANE
THE EPIPHANY OF THE MAD
I am the voice of the outcast things,
The refuse and the drift.
What the waves wash up and the rivers spurn
And the Golgothas of the cities burn,
For these my song I lift.
I sing in dust; I sing in mire;
I sing in slag and silt;
I sing in the reek of the rubble-fire;
I sing where sewers are spilt;
I sing where the paupers have their grave;
I sing where abortions lie;
I sing where the mad-house nettles wave;
I sing where the hearse goes by.
And all my tune is taught by the Moon;
For the Moon looks down on all;
And the song I sing of each outcast thing
Is a mad Moon-madrigal.
But all my thoughts as I sing this tune
Are about a little star
That soon or late, that late or soon,
The evilest things beneath the moon
Approach and cleansed are.
48
p».,jpi
L'ACONIT
L'EPIPHANIE DU FOU
Je suis la voix des choses bannies,
De I'epave et du rebut.
Ce que rejettent les vagues et charrient les rivieres,
Ce que brulent les Golgothas des villes,
Je lui eleve mon chant.
Je chante dans la poussiere, je chante dans la boue,
Je chante dans la crasse et la vase,
Je chante dans la puanteur du feu de moellons,
Je chante la ou se deversent les egouts.
Je chante la ou les pauvres ont leur tombe,
Je chante la ou gisent les foetus,
Je chante la ou ondoient les orties de I'asile,
Je chante la ou passe le corbillard.
Tout ce chant m'a ete appris par la lune,
La lune qui voit tout sur terre,
Et ce chant de toutes les choses bannies
Est un hymne fou a la lune.
Mais quand je chante, toutes mes pensees
Tournent autour d'une petite etoile
Dont tot ou tard, tard ou bientot,
Les pires choses sous la lune
S'approchent et se purifient.
49
THE LIVING AND THE DEAD
The humming sea is full of dirges
Rung and tolled.
The drifting sea beneath its surges
Doth enfold
Bones and skulls that once made sleep
Flee from hearts impassioned deep;
Flee from eyes that could not weep.
They have lost their former spell —
Seaweeds cover them too well.
And the lovers of these bones,
Where they hear not the sea's dirges,
Speak in quiet patient tones
Of what lie beneath the surges —
She no more, they say, will feel
The harsh turning of life's wheel.
She no more will feel, they say.
The sharp pinching of life's play.
But the poor bones, tossed and tangled.
Hearing those sea-dirges jangled.
Mutter sadly, in their moving
Tomb, of what they've lost.
Ah! they moan — that we again
Might drive sleep away from men!
Thus the tender thoughts of lovers
Whom the warm sweet flesh still covers
Differ from the thoughts of those
Who have passed into repose!
50
LES VIVANTS ET LES MORTES
La mer bourdonne de chants funebres,
De tintements et de glas.
La mer emporte a la derive
Et enveloppe sous ses houles
Des OS et des cranes qui jadis ont chasse
Le sommeil des coeurs ardents
Et des yeux qui ne pouvaient pleurer.
lis ont perdu leur charme d'autrefois —
Les algues les recouvrent trop bien.
Et les amants de ces squelettes
Quand ils n'entendent pas les chants funebres de la mer
Parlent d'une voix calme et sereine
De celles qui gisent sous les houles.
Elles ne sentiront plus, disent-ils, le rude
Mouvement de la roue de la vie.
Elles ne sentiront plus, disent-ils, la dure
Morsure du jeu de la vie.
Mais les pauvres squelettes, secoues et meles.
Qui entendent ces chants funebres discordants,
Murmurent tristement, dans leur tombe
Mouvante, evoquant ce qu'ils ont perdu.
Ah! gemissent-elles, puissions-nous encore
Arracher le sommeil aux hommes!
Ainsi les tendres pensees des amants
Que la chair douce et chaude couvre encore
Ne ressemblent pas aux pensees des mortes
Qui ont disparu dans le grand repos!
51
THE HOUR BEFORE DAWN
When the people and horses have gone
And silence has fallen,
The lonely road wakes;
And all night,
Under Cassiopeia and the Pleiades
It sighs for its lost travellers.
But at the hour before dawn.
When the stars are cold,
It whispers the world-secret.
When the ships have passed,
And their tracks have melted.
And the white horses have sunk.
The lonely sea wakes;
And all night.
Under Aldebaran and Arcturus,
It moans for its lost soul.
But at the hour before dawn,
When the stars are cold,
It whispers the world-secret.
When the camels have swept by.
And the caravan has vanished.
The lonely Desert wakes;
And all night.
Under Cygnus and Perseus,
It wails for its dead kings.
But at the hour before dawn.
When the stars are cold,
It whispers the world-secret.
52
L'HEURE D'AVANT L'AUBE
Quand les cavaliers sont partis
Et que le silence est tombe,
La route solitaire veille.
Et toute la nuit,
Sous les Pleiades et Cassiopee,
EUe soupire apres ses voyageurs perdus.
Mais a I'heure d'avant I'aube,
Qjaand les etoiles sont glacees,
EUe murmure le secret du monde.
Quand les navires ont disparu,
Qjae leurs sillages se sont meles, ^
Et que les chevaux blancs de I'ecume ont sombre,
La mer solitaire veille.
Et toute la nuit,
Sous Arcturus et Aldebaran,
EUe gemit sur son ame perdue.
Mais a I'heure d'avant I'aube,
Quand les etoUes sont glacees,
EUe murmure le secret du monde.
Quand les chameaux sont passes,
Et que la caravane s'est evanouie,
Le desert soUtaire veille.
Et toute la nuit,
Sous le Cygne et Persee,
II se lamente sur ses rois morts.
Mais a I'heure d'avant I'aube,
Quand les etoUes sont glacees,
II murmure le secret du monde.
53
DUALITY
I never pass a human house
But another house is there,
Too vague, too sad, for man or mouse.
Its rafters made of air.
Of night's black feathers are its doors.
Its roof of woven mist.
And in its shadowy corridors
Strange phantoms keep their tryst.
I never cross a lonely road
But another road I see.
Where no man travels with his load,
Mo turnpike takes its fee, —
With ancient floods its pools are brimmed;
Old footprints mark its edge;
But not a swallow ever skimmed
Along its withered sedge.
I never pass a holy place
But another shrine is there.
With sorrows written on its face
Mo man or god may share;
With sorrows graven on its stone,
Washed by ten-thousand rains.
And sealed urns whose ashes moan
Old lost forgotten pains.
I never pass a sleeper's head
But another head I see;
And Christ — or Christ's own Mother — dead
Lies there in front of me.
double life, double death.
When will these spells confused
Dissolve 'neath some tremendous breath
Or be forever fused?
When will the house, the road, the shrine.
Mo more their secret keep.
And the human face seem as divine
Awake, as in its sleep?
54
iiiMiltiK
DUALITE
Je ne passe jamais devant une maison
Sans qu'une autre maison surgisse,
Trop vague, trop triste pour Fhomme ou les souris
Car sa charpente est d'air.
Ses portes sont faites des plumes noires de la nuit,
Son toit est tisse de brume,
Et dans ses couloirs d'ombre
S'assemblent d'etranges spectres.
Je ne traverse jamais une route solitaire
Sans voir une autre route
Oil nul ne chemine avec son fardeau
Et ne s'arrete a aucun octroi.
Dans ses mares stagnent des eaux anciennes,
EUe est marquee de vieilles empreintes,
Mais aucune hirondelle n'a jamais frole
Son bord de joncs fletris.
Je ne passe jamais pres d'un lieu sacre
Sans qu'apparaisse un autre sanctuaire,
Avec, inscrites a son fronton, des peines
Qu'aucun homme, aucun dieu ne pent partager.
Des peines gravees dans sa pierre,
Lavees par dix mille pluies,
Et des urnes scellees dont les cendres gemissent
De vieilles douleurs perdues oubliees.
Je ne passe jamais pres d'un dormeur
Sans voir un autre visage :
Celui du Christ — ou celui de sa Mere —
Mort, devant moi.
Double vie, 6 double mort,
Quand ces troubles sortileges
Seront-ils disperses par un souffle immense
Ou se meleront-ils pour toujours ?
Quand la maison, la route, le sanctuaire
Cesseront-ils de garder leur secret,
Quand le visage humain paraitra-t-il aussi divin
Dans la veille et dans le sommeil ?
55
THE ESCAPE
In the dreadful city's roar
I have my clue to peace;
And I carry it evermore,
And it always brings release.
' Tis a spot which I once found,
Bordered by grasses tall,
Where a garden touches a burying-ground.
And elm-tree shadows fall.
Here I can feel my bones
Mouldering one by one.
Far from the rattle of wheels on stones.
While the slowly-mounting sun
Gleams on the slope of the hill
And shines on the stream beyond;
And the village maidens bend and fill
Their buckets at the pond.
And the people little guess
As they pass me in train and car,
Why I stretch my legs, and press
My hands together, and stare —
They can see not the slope of the hill;
They can see not the stream beyond;
They can see not the elm-tree hushed and still,
Nor the buckets at the pond —
They know not how tender-sweet
It is to feel one's bones
With honest earth-mould mingle, and meet.
In the dust, with delicate hands and feet.
Far from these clattering stones.
56
.mmMmfmmmmilKmw'
LA FUITE
Dans le grondement afFreux de la ville,
Je detiens la clef de la paix.
EUe ne me quitte jamais
Et m'apporte toujours la delivrance.
C'est un lieu que j'ai decouvert jadis,
Borde d'herbes hautes,
La ou un jardin touche un cimetiere
Sous les ombres d'un orme.
La je peux sentir mes os
Tomber un par un en poussiere,
Loin du fracas des roues sur les paves,
Tandis que le soldi qui monte lentement
Luit sur la pente de la coUine
Et brille au loin sur la riviere;
Et les jeunes filles du village se penchent
Pour remplir leur seau a la mare.
Personne ne pent deviner
De ceux qui passent en voiture ou en train
Pourquoi j'etire mes jambes,
Tords mes mains, et contemple...
lis ne peuvent voir la pente de la coUine,
lis ne peuvent voir au loin la riviere,
lis ne peuvent voir I'orme immobile et silencieux,
Ni les seaux pres de la mare...
lis ne savent pas combien il est doux
De sentir ses propres os
Se meler a une bonne terre meuble, et de rejoindre,
Loin de ces paves fracassants,
Des mains et des pieds delicats, dans la poussiere.
57
OVER THE HILL
Over the hill —
Can you hear the sea? —
A voice I know
Is calling to me.
From a quiet place, all railed around,
Her voice is calling out of the ground.
And along the path by the high cliff's edge
Where the sea-gulls flap on the windy ledge.
And across the hill, by the straight white road.
Where the wagon creaks beneath its load.
And down the hill by the little white bridge.
And up again by the gorse-bush ridge.
On unwearied feet I must seek her side
Who all night long to me has cried;
On unwearied feet I must find the place
Where she lies with the earth upon her face.
That spot, with white-washed posts railed round.
Where she calls to me out of the heavy ground,
I have seen it in a thousand dreams.
Near the sea it always seems;
And railed with white-washed posts it gleams.
But when I cross over the little bridge
And follow the yellow gorse-bush ridge
Instead of the white-washed posts I find
An old stone-breaker half-blind.
Crouching upon a heap of stones
And eating a meal of rabbit bones.
Yet over the hill —
Can you hear the sea ? —
A voice I know
Is calling to me.
And every night as I lie in my bed
The same strange vision comes into my head
And I cross the little stony bridge
And I follow the yellow gorse-bush ridge
And the white-washed posts by the road-side gleam;
Is she the dreamer; — am I the dream?
58
<u..i,«iliWWWMKIiMi
DERRlfiRE LA COLLINE
Derriere la coUine
Entendez-vous la mer?
Une voix que je connais
M'appelle.
D'un lieu paisible, d'un enclos,
Sa voix m'appelle du sol.
Et sur le sender le long de la haute falaise,
La oil les goelands s'ebattent au vent du recif,
Et sur la colline, dans I'etroit chemin blanc
Ou la charrette craque sous sa charge,
Et au has de la colline, pres du petit pont blanc,
Et de nouveau la-haut sur la crete d'ajoncs,
D'un pas inlassable je dois chercher ce coeur
Qui a crie vers moi toute la nuit.
D'un pas inlassable je dois trouver le lieu
Ou elle git, la terre sur son visage.
Ce lieu, cet enclos aux poteaux blanchis,
Oil elle m'appelle du sol lourd,
Je I'ai vu dans mille reves.
II semble toujours proche de la mer,
Et il brille, enclos de poteaux blanchis.
Mais quand je traverse le petit pont
Pour suivre la crete jaune d'ajoncs,
Au lieu des poteaux blanchis je trouve
Un vieux casseur de pierres a demi aveugle,
Accroupi sur un tas de cailloux,
Et qui ronge des os de lapin.
Mais derriere la colline
Entendez-vous la mer?
Une voix que je connais
M'appelle.
Et chaque nuit dans mon sommeil
La meme vision etrange me revient
Et je traverse le petit pont de pierre,
Je suis la crete jaune d'ajoncs
Et au bord de la route brillent les poteaux blanchis.
Est-ce elle qui reve? Et suis-je son reve?
59
MAMDRAGORA
TO MARIAN POWrS
Oh lace-maker, what joys, what fears
Do you weave into your thread?
What sorcery from the far-off years
Hovers above your head?
Tour flickering fingers are dipped deep
In the magic-flowing stream.
Is there a sleep beneath this sleep
And a dream beyond this dream ?
INVOCATION
Who will waken the wind for me?
Who will waken the wind?
The night is loaded with misery;
And like one stricken with leprosy
The moon has sunk in the sea.
The earth is heavy as if it had sinned;
Like a ghost stands every tree.
Who will waken the wind for me?
Who will waken the wind?
60
LA MANDRAGORE
A MARIAN POWYS
O dentelliere, quelles joies, quelles peurs
Entrelaces-tu a ton fil ?
Quel sortilege d' autrefois
Plane autour de ta tete ?
Tes doigts scintillants plongent au fond
Du fleuve au flux magique.
Sous ce sommeil, y a-t-il un sommeil
Et au-dela de ce reve, un reve ?
INVOCATION
Qui eveillera le vent pour moi?
Qui eveillera le vent?
La nuit est chargee de misere,
Et frappee de lepre
La lune a sombre dans la mer.
La terre est lourde comme si elle avait peche.
Chaque arbre ressemble a un spectre.
Qui eveillera le vent pour moi?
Qui eveillera le vent?
6i
THE VISITOR
Forget? I had forgotten —
Little the use!
A feather in the doorway —
The flood is loose.
Forget? I had forgotten.
No candle burns.
A leaf within the doorway —
The dead returns.
Forget? I had forgotten.
Nail up the door!
Ton should nail up my heart
If she's to come no more.
62
:!1!SP'
LA VISITEUSE
Oublier? J'avais oublie...
Savoir ne sert a rien.
Une plume vole dans 1' embrasure
Et le flot m'envahit.
Oublier? J'avais oublie.
Aucune bougie ne brule.
Une feuille vole dans I'embrasure
Et la morte revient.
Oublier? J'avais oublie.
Clouez la porte!
II faudrait clouer mon coeur
Si elle ne doit plus revenir.
63
OBSESSION
Oh, take away those haunting eyes
That come with the moonlight still,
When the heavy clouds forsake the skies
And the rain goes over the hill.
Oh, take away what that lovely hand
On the wild sea-margin writ.
Let the wind hide it in the sand
And the sea roll over it!
Oh, lost one, lost one, of whom I dreamed!
On the long white road 'twas you
Who always before me wavered and gleamed.
Who always towards me turned and seemed
The heart's desire come true.
By lonely bridges where ancient floods
Flowed towards lands unknown,
' Twas you, child of a thousand moods.
Who waited for me alone!
But now, oh now that you've touched me and fed
The long white roads grow cold;
And the water at every bridge's head
Flows darker than of old.
Oh, take away those haunting eyes
That come with the moonlight still.
Let the heavy clouds cover the skies
And the rain cover the hill!
64
OBSESSION
Emporte au loin ce regard qui me hante,
Apparu de nouveau avec le clair de lune
Lorsque les nuages lourds abandonnent le del
Et que la pluie couvre la colline.
Emporte au loin ce que ta belle main
A ecrit dans la marge de la mer en furie.
Laisse le vent I'enfouir dans le sable
Et la mer le recouvrir!
Disparue, disparue, toi de qui je revais !
Sur la longue route blanche c'etait toi
Qui toujours devant moi flottais et miroitais,
Qui toujours vers moi te tournais et semblais
Le desir du cceur devenu reel.
Pres des ponts solitaires ou des flots sans age
Coulaient vers des terres inconnues,
C'etait toi, enfant aux mille humeurs,
Qui m'attendais, moi seul!
Mais depuis que tu m'as touchee, 6 disparue,
Les longues routes blanches se glacent,
Et I'eau sous tous les ponts
Coule plus sombre qu' autrefois.
Emporte au loin ce regard qui me hante,
Apparu de nouveau avec le clair de lune,
Laisse les nuages lourds envahir le ciel
Et la pluie couvrir la colline!
65
WHITENESS
White roses set in ivory urns.
White violets wreathed in silver cups;
White marble founts whose moss and ferns.
The shadow of the moon drink up.
Since I have known you and your ways,
Things such as these are my delights.
Awhiteness glimmers on my days,
Awhiteness hovers o'er my nights.
White dews, white crescent moons, white dawns.
White flickering feet, white-gleaming hands.
White limbs that dream on twilight lawns.
White limbs that dance on shimmering sands.
child, maiden-acolyte.
Whose censer breathes such silvery breath.
Pour wine white as the flesh of Christ
Upon the altar of white death!
Then all red things shall fade away —
Red flame, red roses, and red blood.
And we shall voyage night and day
The white sea of the tears of God.
66
liBMHIr'i
BLANCHEUR
Roses blanches dressees dans des urnes d'ivoire,
Violettes blanches melees dans des coupes d'argent,
Fontaines de marbre blanc dont la mousse et les fougeres
Sont bues par I'ombre de la lune.
Depuis que j'ai connu tes graces,
Ce sont la mes enchantements.
Une blancheur miroite sur mes jours,
Une blancheur plane sur mes nuits.
Rosees blanches, blancs croissants de lune, blanches aubes,
Pieds blancs qui scintillent, mains aux reflets blancs,
Formes blanches qui revent sur I'herbe au crepuscule.
Formes blanches qui dansent sur les sables brillants.
Enfant, 6 jeune compagne,
Dont I'encensoir exhale un souffle d'argent,
Verse un vin pale comme la chair du Christ
Sur I'autel de la mort blanche!
Car tout ce qui est rouge s'eteindra,
Flamme rouge, roses rouges, sang rouge,
Et nous naviguerons nuit et jour
Sur la mer blanche des larmes de Dieu.
67
EUTHANASIA
Out of a world of pain,
In a trance that may well be death,
I drift on a barge thro' the fields again
Wherein I first drew breath.
And the river cools my face
And the river-scented flowers.
Water-mint and tall loose-strife
Bring me memories deep as life
From all my vanished hours,
And a white wraith-figure of you —
White arms, white hands, white breast-
Drifts by my side, and alone we two
Drink of the river of rest.
And the wind sighs in the reeds —
Gently — a little wind—
And lightly and sadly the gossamer-seeds
Float away o'er the river-meads,
Blown by that little wind.
And cool airs touch our faces
And your wraith-like hollow eyes
Grow soft with the leafy places.
And the low-breathed reedy sighs;
And on and on we drift.
Where the cattle stand in ranks.
And the swallows flit and skim
Over green and mossy banks;
Till the willows droop like ghosts
And the twilight fills the plain
And the rooks in solemn hosts
Gather and drift like rain.
Then at last I feel and know
That all my memories
As they wavered and flickered in endless flow
Were premonitions sent long ago
Of nothing else than this!
Than that I with you by my side.
Wraith-like but lovely still.
Should follow the river and drift and glide,
Past forest and forest — past hill and hill;
Till the river we follow grows one with the sea.
Ah, the pain again — it will never be!
68
imp
EUTHANASIE
Loin d'un monde de douleur,
Dans une extase qui est peut-etre la mort,
Une peniche de nouveau m'emporte
Au milieu des champs oii je suis ne.
La riviere refroidit mon visage
Et les senteurs de ses fleurs,
La men the d'eau et la grande salicaire,
Me rapportent de toutes mes heures enfuies
Des souvenirs profonds comme la vie.
Ton apparition blanche, spectrale,
Bras blancs, mains blanches, seins blancs,
Flotte a mon cote : seuls, ensemble.
Nous buvons a la riviere de I'oubli.
Le vent soupire dans les roseaux,
Un vent doux et leger;
Joyeuses et tristes, les graines de filandre
Volent au-dessus des prairies,
Entrainees par ce vent leger.
Des souffles froids effleurent notre visage
Et tes yeux creux de spectre
S'animent en passant sous les feuillages,
Pres des faibles soupirs des roseaux.
Longeant ainsi les files de betail,
Plus loin toujours nous sommes emportes.
Les hirondelles vont et viennent
Au-dessus des berges moussues et vertes,
Jusqu'a ce que se penchent les saules fantomatiques
Et que le crepuscule envahisse la plaine,
Quand passent les corbeaux severes
Aux troupes serrees comme la pluie.
Alors enfin je sens, je sais
Que tons mes souvenirs
Dont le flux vacillait et fremissait sans fin
Etaient les premonitions lointaines
De cette seule image :
Qu'avec toi a mon c6te,
Spectrale, toujours belle.
Nous puissions glisser sur cette riviere,
Emportes plus loin que monts et forets,
Jusqu'a ce que la riviere se m€le a la mer...
Mais ma douleur revient : ce ne sera jamais !
69
SAMPHIRE
THE MALICE-DANCE
An intolerable singing
From an ancient haunted lawn
Where the ghost-moths whitely winging
Cross a moon-dial forlorn,
Drew me from you as you trifled
With the jasmin in your hair,
Dreaming that your beauty rifled
All my sense and held me there;
But I left you; and, escaping
With a lost tune in my head,
Set my memory reshaping
The old dances of the dead.
And the intolerable singing
Heard across that haunted lawn,
Drew me to the ghost-moths winging.
Round that moon-dial forlorn.
Over me the clouds were running
Races with the naked stars.
And dark Tews were making cunning
Love to whispering Deodars.
And the ghost-moths drugged my reason.
And I danced to that old tune
Malice dances full of treason
Round that dial of the moon!
70
■PMIMIJ
LA SALICORNE
LA DANSE MALIGNE
Un chant intolerable
Venu d'une pelouse depuis toujours hantee
Ou les phalenes, fantomes au vol blanc,
Traversent un cadran lunaire abandonne,
M'a enleve a toi qui jouais
Avec ce jasmin dans ta chevelure,
Moi qui revais que ta beaute
Captait mon esprit et me retenait.
Mais je t'ai quittee, j'ai fui
Avec un air perdu en tete,
Pour retrouver dans ma memoire
Les vieilles danses des morts.
Et le chant intolerable
Entendu sur cette pelouse hantee
M'entraina vers le vol des phalenes fantomes
Autour de ce cadran lunaire abandonne.
Au-dessus de moi les nuages
Distan9aient les etoiles nues,
Et furtivement les ifs noirs
Enla§aient les cedres plaintifs.
Les phalenes fantomes ont soule ma raison
Et j'ai danse sur ce vieil air
Des danses malignes et menteuses
Autour du cadran de la lune.
71
THE '^DISASTER"
Without rudder, without sail
Drifts my soul, the brig Disaster,
And the madness of the gale
Takes the place of mate or master !
Covered is its ghostly keel
With sea-slime, sea-weed, sea-crust;
And its bulkheads groan and reel ;
And its bolts are caked with rust.
Storm-tossed sea-gulls phantom-white
On the spars of the Disaster
Scream while the great winds of night
Drive the derelict still faster.
And the drowned men floating deep
Leagues beneath that churning sea.
Mutter in their careless sleep,
"The brig Disaster goes merrily!"
And the brig Disaster drives right on,
Without captain, without mate.
Top-sails, bowsprit, compass gone,
Lost — exultant, desolate !
72
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umm
^illllNj^
LE « DESASTRE »
Sans voile, sans gouvernail
Derive mon ame, le Desastre,
Et la folic de la tempete
Prend la place du capitaine!
Sa quille fantome est couverte
De limon, d'ivraic ct de lie de mer.
Sa cloison gemit et chancellc,
Ses boulons sont colics de rouillc.
Les goelands d'une blanchcur spectrale
Projetes par Forage sur les espars du Desastre
Poussent des cris pergants, et les grands vents de la nuit
Menent encore plus vite le navire a la derive.
Et les noyes qui flottent au fond,
Des lieues au-dessous de cette mer battue,
Murmurent dans leur sommeil insouciant :
« Le Desastre avance gaiement ! »
Et le Desastre fonce droit devant,
Sans second, sans capitaine.
Voiles, compas, beaupre perdus,
Egare, triomphant, desert!
73
THE OLD PIER-POST
I am the sea-ward-looking one,
Covered with weed and slime —
"Fresh fish for sale!''' — of a row of posts.
That rotted by centuries nod like ghosts
To the ebb and flow of time.
Sea-tangle and sea-scum
Will the Christ never come?
Two lovers that met at this ocean-mart.
With kissings and clingings pale
Breaking the shell of a human heart
And tearing its bleeding core apart, —
— "Fresh fish, fresh fish for sale!'" —
Left a tress of shining hair on me;
And two sea-gulls that once were mates
But were wrenched away by the blinding spray
And the unrelenting fates.
Left a feather on me, a shining feather.
With sea-scum covered and scales
Of the mackerel bright they had caught together,
— "Fresh fish for sale!" — in the wild storm-weather
And the fury of the gales.
And the terrible ultimate thought of one
Who had scooped at the shingle of things
Till he'd taken the light from the kindly sun — ■
— "Fresh fish for sale!" — and to death had done
The light that the sweet moon brings.
Graved itself on the grey sea-mark
Wherewith with eyeless stare
I frown at the twilight and face the dark — ■
— "Fresh fish for sale!" — and with forehead stark
Confront a world's despair.
A shining tress, a feather, a thought —
With these I create a soul,
A soul that is not to be sold or bought;
Tes; I who am nought and less than nought —
— "Fresh fish for sale!" — have something caught
From the waters as they roll!
74
IBaiNIHI
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->il.::><ii:iii:E'?#<K;,iii|||ii)lliiaM£
LA VIEILLE BALISE DU MOLE
Je suis celle qui monte la garde face a la mer,
Couverte d'herbes et de vase —
« Poisson frais a vendre! » — dans une rangee de balises
Pourries par les siecles, et qui oscillent, fantomatiques,
Au flux et au reflux du temps.
Algues de mer, ecume de mer,
Le Christ ne viendra-t-il jamais?
Deux amants qui se voyaient au marche de la mer
Et se livraient a de pales etreintes,
Ont brise la coquille d'un coeur humain
Et arrache ce occur sanglant —
« Poisson firais, poisson frais a vendre! » —
Laissant sur moi une boucle de cheveux brillants.
Et deux mouettes, autrefois compagnes
Mais que separerent les embruns aveuglants
Et le sort impitoyable,
Ont perdu sur moi une plume, une plume brillante,
Couverte d'ecume et d'ecailles
Du maquereau luisant qu'elles avaient peche —
« Poisson frais a vendre! » — dans la tempete houleuse
Et la furie du vent.
Et I'ultime pensee, terrible,
De celui qui a scrute le coeur des ohoses
Jusqu'a effacer la lumiere du soleil amical — ■
« Poisson frais a vendre ! » — et vouer a la mort
La lumiere qu'apporte la douce lune,
Cette pensee s'est gravee sur moi, la balise grise
Qui, d'un regard sans yeux.
Fixe le crepuscule, afFronte les tenebres —
« Poisson frais a vendre! » — et d'un front obstine
Fais face a oe desespoir.
Une boucle brillante, une plume, une pensee —
Avec elles je cree une ame,
Une ame que Ton ne pent ni acheter ni vendre.
Oui, moi qui ne suis rien, qui suis moins que rien —
« Poisson frais a vendre! » — j'ai fait une trouvaille
Dans la mer grondante!
75
Tes; I, the sea-ward-looking one,
Covered with weed and slime,
Have gathered a soul to rest upon
As I rock to the rhythm of time.
Bright hair, bright feather, brain-disease
Blotting the sun and moon —
If an old sea-pier steals a soul from these,
Christ must he coming soon!
76
t)iliMntl{««MH|ll M
[i ' ' llm'miinmn
»!MSlMi|B
"m'
Oui, moi, celle qui monte la garde face a la mer,
Couverte d'herbes et de vase,
J'ai recueilli une ame sur qui me reposer
Tout en me bergant au rythme du temps.
Cheveux brillants, plume brillante, folie de 1' esprit
Qui efface le soleil et la lune —
Si une vieille balise du mole peut leur voler une ame,
Le Christ doit bientot revenir!
77
THE TWILIGHT OF THE GODS
In a long sad row the old gods come;
They come and bow to me.
Like candle-flames in a raftered room.
Like trees in an avenue of doom,
They bend in unity.
And a sound comes from them, a terrible sound.
Like the wind in a tamarisk grove.
Or a howl from some treacherous marshy ground
Where the swamp-demons move.
And in that moan is the cracking of sticks
Where Behemoth stalks thro' the trees;
And in that moan is the flame that licks
The knees of Rameses:
And in that moan rocks Nineveh
With her golden roofs and floors!
And in that moan quakes Babylon
With her columned corridors!
From my little green seat of piled-up sods
Like a dwarf on a churchyard mound
I watch that row of bowing Gods
And I hear terrible sound.
They nod and mutter; they sway and bend
Like monoliths of stone.
Like huge gaunt birds on a branches' end.
And as they bend they moan.
They shiver like monstrous skeleton leaves;
They rattle like gibbets stark;
They reel like ruined autumn sheaves
In the stubble of the dark.
Their eye-sockets are hollow and deep;
Their foreheads are cliffs of doom;
And they bleat at me like gigantic sheep
That are herded in a tomb.
And very slowly I lift my head—
And slowly I lift my hand
— And a row of horny beetles dead
Lie scattered in the sand!
78
•ii»b '*ii«ii,.,:..
LE CREPUSCULE DES DIEUX
En une longue file triste les anciens dieux
S'approchent et me saluent.
Comme des flammes de bougies dans une mansarde,
Comme les arbres d'une allee funeste,
lis se courbent ensemble.
Un bruit vient d'eux, un bruit terrible,
Comme le vent dans un bois de tamaris
Ou un cri qui sort du marais perfide
Ou remuent les demons de la vase.
Dans ce grondement craque la foret
Ou Behemoth chasse entre les arbres.
Dans ce grondement gemit la flamme qui leche
Les genoux de Ramses.
Dans ce grondement tangue Ninive
Aux toits et aux planchers d'or!
Dans ce grondement tremble Babylone
De toutes les colonnes de ses corridors!
Sur mon tabouret d'herbes entassees,
Nain juche sur un tertre mortuaire,
Je contemple cette file de dieux qui saluent
Et j'entends leur bruit terrible.
lis s'inclinent, marmonnent, oscillent et se penchent
Comme des monolithes de pierre,
Comme de grands oiseaux lugubres sur une branche.
lis grondent et se lamentent.
lis firemissent comme de monstrueux squelettes de feuilles
lis grincent comme des gibets rigides,
lis s'effondrent comme des gerbes de ble pourries
Sur le chaume de la nuit.
Leurs yeux sont caverneux,
Leur fi'ont est une falaise maudite.
lis belent comme des moutons geants
Parques dans un tombeau.
Lentement je releve la tete,
Lentement je releve la main :
Rien que des scarabees morts
Epars dans le sable!
79
THE FACE
In the hollow spaces I see a face
As I go whistling to my Dear,
And in those lineaments I trace
The ultimate Fear.
Throned on the dark that face I see,
As I go whistling to my Doll;
Of human terror the apogee —
Fol-de-roU
The wreckage of the whole damned race,
As I go whistling to my white bird.
Is in that wavering ghastly face
That speaks no word!
Is that face moulded by treachery
As I go whistling to my Poll,
And carved by lust out of lechery?
Fol-lol-de-rol!
Has it woven itself out of ancient sorrows
As I go whistling to my maid.
Out of all the To-days that to all the Tomorrows
Shriek — "betrayed!"
I like not to see that face in the night,
As I go whistling to my own:
A terrible face for the sweet moonlight
To shine upon!
But as long as those lips utter no sound.
As I go whistling to my Troll,
All is yet well above the ground,
Fol-lol-de-rol!
Oh white, white lips that hang so mute.
As I go whistling to my Love,
That ultimate Fear would be absolute
If you should move!
80
LE VISAGE
Dans les espaces caverneux je vois un visage
Lorsqu'en sifflant je marche vers mon amie,
Et dans ses traits je dessine
L'ultime effroi!
Je vois ce visage regner dans la nuit
Lorsqu'en sifflant je marche vers ma poupee
Et de I'epouvante il est I'apogee,
Fol-de-rol !
Toute la lie du peuple des damnes,
Lorsqu'en sifflant je marche vers ma colombe,
Marque cet horrible visage mouvant
Qui ne parle pas!
Est-il petri par I'infamie
Lorsqu'en sifflant je marche vers ma pie,
Ets-il sculpte par la luxure?
Fol-lol-de-rol !
Est-il tisse d'anciens chagrins
Lorsqu'en sifflant je marche vers ma belle,
De tous les aujourd'huis qui aux lendemains
Orient : « Tu m'as trahi! »
J'ai peur de voir ce visage la nuit
Lorsqu'en sifflant je marche vers ma mie,
Ce visage atroce au doux clair de lune
Qui brille sur lui!
Mais tant que ces levres seront muettes
Lorsqu'en sifflant je marche vers mon elfe.
Tout ira bien sur la planete,
Fol-lol-de-rol !
Blanches, blanches levres qui n'avez rien dit,
Lorsqu'en sifflant je marche vers mon amour,
Cet ultime effroi serait infini
Si vous parliez!
8i
THE CASTLE OF GATHORE
There is a place none knows but I —
The Castle of Gathore!
Black murky pools about it lie.
And the trees are sick with its mystery;
And dead things are its floor.
Each tree with twisted root entwines
The bones of older trees.
Moon after moon above them shines —
Beyond the moon — the ^odiac signs/
Beyond them — the Immensities!
None would think that ever such pools could be!
Black morgues of leafy doom.
Where century after century
Old forests find their tomb.
Oh terrible steps of leaf-mould sod
Such as man never saw
That mount up — holy Mother of God!- —
To the Castle of Gathore!
And I alone — yes only I —
Under Algol and Altair —
When a new-born moon was in the sky
Climbed up that mossy stair.
Old Cypress-roots of long decay
Troubled my noiseless tread;
Old Yews made midnight of the day
As they met above my head.
Out of the trees, tier above tier.
Mossed stone above mossed stone.
Buttress on buttress, it towered there,
A Nightmare image, a thing of fear.
Revealed to me alone!
My home! My home! To my heart I said —
My home! To my soul 1 cried —
From here have been wafted those airs of the dead
That have driven my true love from my bed.
And my true love from my side!
82
^li|iy|i«ilHiil|MI«S|.><Jiti|l«MNlli.' iiii*!' I'
.iiAlflNilliSiW
LE CHATEAU DE GATHORE
II est un lieu que je suis seul a connaitre,
Le Chateau de Gathore!
Tout autour s'etendent de sombres mares boueuses,
Les arbres sont infestes par son mystere,
Et rhumus est petri de choses mortes.
Les racines tordues de chaque arbre enserrent
Les ossements des arbres plus anciens.
Au-dessus d'eux brille chaque lune.
Et plus loin que la lune, les signes du Zodiaque,
Et plus loin encore, les Immensites!
Qui aurait imagine pareils cloaques?
Des morgues noires d'ombre funeste
Oil siecle apres siecle de vieilles forets
Trouvent leur tombe.
Horribles marches de terreau gorge de feuilles,
Telles qu'aucun homme n'en a jamais vues.
Qui montent, Sainte Mere de Dieu,
Vers le Chateau de Gathore!
Et moi seul, oui, moi seul,
Sous Algol et Altair,
Lorsque paraissait la nouvelle lune
Je gravissais cet escalier moussu.
Les vieilles racines de cypres qui pourrissent
Genaient mes pas silencieux,
Les vieux ifs croises au-dessus de ma tete
Metamorphosaient le jour en minuit.
Surgie des arbres, au sommet des marches,
Des pierres entassees recouvertes de mousse
Et des contreforts, se dressait, efFrayante,
Une image de cauchemar,
Connue de moi seul!
Ma demeure, ma demeure! Je I'ai dit a mon coeur.
Ma demeure! Je I'ai crie a mon ame.
D'ici sont venus ces souffles des morts
Qui de mon lit ont chasse mon seul amour
Et de ma vie mon seul ami!
83
This is what divides me from him and her
And the blessed light of the sun;
Till the eyes of Algol and of Altair
Are my only benison!
This is what they guessed when in dumb surprise
They turned and let me pass —
This is what they saw behind my eyes
Like a phantom in a glass!
They saw those towers; they saw those trees;
And I am alone once more —
Alone with the Immensities
And the Castle of Gathore!
84
iH>*iiHiiiii,.:,'a,i
C'est ce qui m'eloigne et de lui et d'elle
Et de la lumiere sacree du soleil
Au point que seuls me benissent
Les yeux d' Algol et d'Altair!
lis Font devine, muets de surprise,
lis se sont detournes et m'ont laisse passer,
lis Font vu derriere mon regard
Comme dans une glace un fantome.
lis ont vu ces tours, ils ont vu ces arbres,
Et une fois de plus je me retrouve seul,
Seul avec les Immensites
Et le Chateau de Gathore!
85
DEMOGORGON
I am the Devil of Notre Dame.
Salaam!
I dance my dance and I work my charm.
Salaam!
I cling to terror by the hair of her head,
I have taken Medusa to my bed.
I hug the Nightmare until she is dead.
Salaam!
Hush! By the Lord's side I have stood —
Touch wood!
Before Orion rose out of the sky
Rose I!
Before the Hunter hunted the Ram
I am!
I am the Demon of Socrates,
On your knees!
The oldest of the Eumenides —
The she-ape of Mephistopheles —
The deadly wind in Dodona's trees —
The poisonous smoke 'twixt the Pythia's knees-
I am more terrible than these!
In Jotunheim, Loki I'm called —
Scald!
I am Asmodeus in Babylon.
In Egypt I am Osiris' son,
I am many and I am One.
At the beginning I stood by the Lord
God!
At the last I shall be the Worm of the Pit
Uncurled
Who swallows Him and who swallows It—
His World!
86
^'^^m
DEMOGORGON
Je suis le Demon de Notre Dame,
Salam' !
Je sarabande et sortilege,
Salamalec !
J'agrippe ma peur a ses cheveux
En trainant Meduse jusqu'a mon lit!
J'etreins le Cauchemar jusqu'a ce qu'elle passe
A trepas!
Chut... Je me tenait a cote du Seigneur,
Parole !
Avant qu'Orion se leve au ciel
J'y etais!
Avant que le Chasseur ait tue le Belier
Je vivais!
Je suis le Demon de Socrate
Sur-vos-genoux !
La plus vieille des Eumenides,
La guenon de Lucifer,
Le vent mortel dans les arbres de Dodone,
La fumee pestilentielle sous le trepied de la Pythie,
Je suis encore-plus-horrible !
A Jotunheim on m'appelle Loki,
Sapristi !
A Babylone je suis Asmodee,
En Egypte le fils d' Osiris.
Je suis nombreux et je suis Un.
Au commencement je me tenais pres du Tres
Haut!
A la fin je serai le Ver de I'Enfer
Delove
Qui Le devore et qui devore
Son Univers!
87
TEIRESIAS
This wind has blown the sun out of his place!
I look towards the West and lo! a vast
Lost-battle-broken bastion covers up
The natural sky! To what rain-ramparted
Region of huge disaster do these hills
Toppling above each other, ridge on ridge
Of trees that in the night are heaped like moss,
Of trees that darken into tapestries,
Of vapourous moss, of roads that travelling
Thro' terraces of twilight lose themselves
In green black tumuli of mystery
In piled-up mounds of moss and mystery,
Lead my soul thro' the silence? Not a stone
But talks in muffled tongue to other stones!
It's a conspiracy to lead me on!
There's not a wild, wet-beaked, night-flying bird
That does not scream upon this tossing wind
To other, darker birds, its baleful sign.
Its madness-wrought Eumenidian sign,
Of rumours and of runes of prophecy!
Of rain-whirled, storm-wrack rolls of prophecy!
And I, Teiresias, riding on these hills.
And on this twilight, and on these heaped mounds
Of mystery, and on these wild birds' wings.
Death-runes, death-rumours, ruins and rains of death.
Am now myself this wind, this wind, this wind,
This wind that's blown the sun out of his place!
88
«.lll»l»mi|i»«*nlii ' iiii>i"iiiiiii>ll<i*taiilliiil
i.«iHnilliiMWH»<>nii
MmiliillillHMIMII
TIRfiSIAS
Ce vent a chasse le soleil!
Je regarde vers 1' Quest et void qu'un immense
Bastion brise par une bataille perdue recouvre
Le ciel! Vers quelle contree de grand desastre,
Entouree d'un rempart de pluie, ces collines
Dont s'ecroulent Tune sur I'autre les cretes,
Arbres dans la nuit serres comme la mousse,
Arbres, tapisseries qui s'assombrissent,
Mousse vaporeuse, routes qui serpentent
Parmi les terrasses du crepuscule et se perdent
En des tertres verts et noirs de mystere,
En des monceaux de mousse et de mystere —
Ou ces collines menent-elles mon ame a travers le silence?
Pas une pierre
Qui ne parle d'une voix etouffee aux autres pierres!
C'est une conspiration qui m'entraine!
Pas un oiseau sauvage au bee humide ne vole la nuit
Sans crier dans ce vent de tempete
A d' autres oiseaux plus sombres son signal funeste,
Son signal d'Eumenide, forge par la folie,
De rumeurs et de runes de prophetic!
De roulements de prophetic qui tournoient dans la pluie
et naufragent dans Forage !
Et moi, Tiresias, qui chevauche ces collines
Et ce crepuscule, et ces tertres charges
De mystere, et les ailes de ces oiseaux sauvages,
Runes de mort, rumeurs de mort, ruines et ouragan de mort,
Je suis maintenant moi-meme ce vent, ce vent, ce vent,
Ce vent qui a chasse le soleil!
89
BLANCHEUR
a Francis Powys
Des son premier essai autobiographique, Confessions de deux
freres, John Cowper Powys insiste sur sa quete du neutre et de
I'informe. II y a dans ce texte comme la nostalgic d'une fusion
avec un impersonnel d'ou serait absente toute soufFrance donnee
ou regue : La pensee des grandes etendues litres du desert, que ce soil
par ses midis brulants ou sous ses etoiles scintillantes, me fait comprendre
ce que je demande au paysage. Je demande une fuite. Je demande une
fuite de toutes les chases qui derangent et distraient — des choses et des
gens. Je veux etre libere de tout ce qui « depasse », de tout ce qui sollicite
r attention par sa couleur, sa forme, sa provocation ^. A cette absence
de couleur correspond le desir d'etre enveloppe, protege, love
a I'interieur d'un etat zero que Powys symbolise par le desir d'etre
une meduse : Pour moi ['existence ideale, en dehors des limites humaines,
serait celle d'une meduse heureuse, irisee, epanouissant son corps ensoleille
par une tiedeur placide aufond d'un bassin de pierre, ne blessant personne
et n'etant blessee par rien — et vivant entierement pour la sensation ^.
Ce mouvement de fuite vers le non-etre, qui pour Powys n'est
au debut que repli et peur de rivaliser, mais deviendra au cours
de I'oeuvre principe d'identification et de creation, s'accompagne
d'une serie de variations sur le theme du blanc.
Rodmoor, qui parait en meme temps que les Confessions, est envahi
d'une lumiere blanche cruelle et aveuglante; les poemes pre-
sentent une veritable symphonic de blancheur ; Givre et Sang
dont le heros est hante par la culpabilite et le refus puritain des
metamorphoses terrcstrcs et charneUes, est voue aux froideurs
de la lune, a I'etouffement de la neige, aux brumes cimme-
riennes.
U Autobiographic elle-meme montre combien est developpe
chez Powys I'imaginaire du froid : il parle de ses pensees lourdes
comme le gel ^, de ses amours de saurien, de son coeur boreal; il
est un ours polaire, un ichtyosaure. Pourquoi blancheur et froi-
deur traversent-elles si souvent I'oeuvre powysienne?
1. Confessions de deux freres (Confessions of two brothers), 1916, p. 87-88.
2. id., p. 66-67.
3. Autobiographie, p. 241.
90
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LE BLANC, COULEUR DE LA FIDELITE AUX MORTES
En 1893, la sceur preferee de John Gowper Powys, la petite
Nelly, meurt des suites d'une crise d'appendicite. Une grande
affinite liait I'un a I'autre ces deux etres malgre les quelques annees
qui les separaient : John Gowper a vingt-et-un ans lorsque sa
sosur, agee de quatorze, disparait de fagon si dramatique. Ge
que John Gowper aimait en elle, c'etait son detachement, la
scission qu'elle operait au sein de ses vies differentes : Elle
et moi nous etions parfaitement semblables dans notre vie mentale,
esthetique et artistique, dans notre vie affective, notre vie imaginaire et
notre vie erotique. Nous allions de I'une a I'autre de ces vies que nous
maintenions separees^. Ge detachement tant aime chez Nelly n'est a
son tour que I'echo d'un autre detachement, qui le precede, propre
a la nature imaginative et morbide de Mary Gowper, la mere
de I'ecrivain. Dans une autre lettre a sa soeur Philippa, Powys
ecrit : // est certain que ton frere aine — et cela peut etre heureux pour
lui ou peut-etre pas! — est un melange parfait de notre mere et de notre
pere en ce qui concerne la mart — le detachement de Mere et I'obsti-
nation de Pere... ^ Or ces deux femmes qui ont tant compte
pour John Gowper disparaissent avant meme qu'il ait commence
d'ecrire, Eleanor Powys en 1893, Mary Powys en 19 14. A ce
detachement qui les evoque, a I'absence de couleurs signifi-
cative du desir de ne point souffrir, a la volonte de reintegrer
un etat de non-etre qui se confond avec la mort, s'ajoutera
desormais la froide blancheur d'une douleur devastatrice et
pure qui tue tout ce qui n'est pas elle, qui elimine pour long-
temps la possibilite d'aimer tout nouveau visage vivant sans que
reviennent, troublantes et inspiratrices de culpabilite, les voix
et les figures du passe.
L AMOUR SORORAL
A travers les poemes, I'obsession du blanc envahit les images.
Ainsi dans Blancheur^, le mot blanc ne surgit pas moins de seize
fois dans les cinq strophes qui le composent; tout ce qui s'y trouve
nomme rappelle la couleur a la fois virginale et mortelle : le
marbre, la lune, le sable, I'argent, et exclut le rouge evocateur
du sang.
Car tout ce qui est rouge s'eteindra,
Flamme rouge, roses rouges, sang rouge ^.
D'autres poemes ne comportent que des sites, des animaux ou
des objets participant a la blancheur ou a I'argente : visage
1. Lettre inedite a Philippa Powys du 8 mars 1950. Granit, p. 327.
2. Lettre inedite a Philippa Powys du 9 decembre 1939.
3. La Mandragore ( Mandragora) , 1917. Selected Poems, 1964, p. 178. Granit, pp. 66-67.
91
obsedant lie a la paleur lunaire et a la mort, blancheur evoca-
trice de la virginite et de I'etat d'enfance {Obsession^ ), bras
blancs qui appellent au-dela de la mort {Piete ^), presence de
la lune qui ravive la passion pour une morte {Le Livre ^), fan-
tome blanc avec lequel I'esprit voyage le long d'une riviere
jusqu'a se fondre avec la mer {Euthanasie *), cris de cygnes sau-
vages, soupirs echanges entre nenuphars et herbes qui masquent
d'autres plaintes, humaines celles-la, les plaintes d'une disparue
{Le Cri ^), visage bleme qui surgit a la fenetre au-dessus d'un
corps ethere, nebuleux, spectral (Dieu »). Parfois le poeme va
jusqu'a exprimer le desir d'etre reuni a une ombre avant meme
la mort du poete, ou I'ineluctable obligation de refuser la vie
afin de danser la danse des morts en une ronde fantomatique
de phalenes {La Danse Maligne ') sous peine d'eprouver ce senti-
ment de trahison que Ton a connu depuis longtemps a faire
semblant d'aimer et de vivre {Le Traitre *).
Ce que tons ces poemes ont en commun, c'est la nostalgic d'un
amour brutalement tronque par la mort, amour qui s'adresse
a une femme quasi enfant, innocente, virginale :
Ton apparition blanche, spectrale,
Bras blancs, mains blanches, seins blancs,
Flotte a mon cote : seuls, ensemble,
Nous buvons a la riviere de I'oubli *.
Le vers d^ Obsession
Disparue, disparue, toi de qui je revais
trouve un echo exact dans
Disparue, disparue, morte depuis longtemps,
Quand Vamour donna tout et mourut en donnant!
visage renverse! bras etendus!
passion plus forte que la tombe!
cri pathetique de regret qui perce dans Le Livre ^.
Ce dernier titre — ainsi que les ultimes vers du poeme,
lis n'ont pas su qu'un livre paten
Avait fait de moi un moine pour toujours
est peut-etre une allusion au recueil de poemes donnes a John
Cowper par Nelly : Une petite file qui gisait depuis peu sous une pierre
froide ne m'avait-elle pas donne les wuvres poetiques de John Keats? "
1. La Mandragore. Selected Poems, p. 176. Granit, pp. 64-65.
2. id., p. 170.
3. id., p. 170.
4. id., p. 172. Granit, pp. 68-69.
5. id., p. 162.
6. id., p. 139.
7. La Salicorne (Samphire), 1922. Selected Poems, p. 183. Granit, pp. 70-71.
8. La Mandragore, p. 137.
9. Autobiographie, p. 206.
92
L IMAGE UNIQUE
Le monde de ces poemes annonce deja celui des angoissantes
visions qui dans Rodmoor et dans Wolf Solent {le visage de la gare
de Waterloo) bouleversent le heros de remords. Rien d'etonnant
si tous ces vers, dont Kenneth Hopkins dans sa preface "■
laisse entendre qu'ils comblent dans une certaine niesure les
lacunes de VAutobiographie, ressuscitent sans cesse a travers
I'apparition et la plainte le souvenir de la soeur et de la mere
mortes, et penetrent le lecteur d'une impression de fidelite tor-
turee a ce qui fut.
Fidelite qui evoque I'univers d' amour et de mort propre a 1' Ula-
lume d'Edgar Poe, que I'un des poemes de Powys, Le Chateau de
Gathore ^, rappelle par sa sonorite et son rythme. Le chateau de
Gathore, la citadelle de la mort, ne connait qu'un seul pelerin,
celui de I'enfance et de la demeure natale d'ou des senteurs
mortelles s'exhalent, chassant tout amour vivant. On voit pour-
quoi I'essai que Powys a consacre a Poe est d'une telle intui-
tion, quand on salt la profondeur de leurs affinites : Ici, ce
It est plus la tradition humaine, trop humaine, oil chaque homme « tue
Pobjet qu'il aime ». Ici, nous sommes dans un monde oil V element humain
de la passion a entierement disparu, et laisse autre chose a sa place, qui
-:stvraiment, aproprement parler, « d'une immoralite inhumaine». D'abord
die est denuee de toute emotion physique. Elk est sterile, immaterielle,
surnaturelle, froide comme la glace. Ensuite, elk est egocentrique, dans
■m sens horrible. Elle se nourrit d'elle-meme. Elle soumet tout a elle-
meme. Enfin, disons-le, elle est habitee par une folic pour la Corruption.
UOssuaire est sa couche nuptiale, et les etoiles de minuit se confient en
murmurant sa perversite. II n'est pas besoin pour elle de « tuer Vobjet
Qu'elle aime », car elle n'aime que ce qui est deja mort ^
L "absence d'amours vivantes est partout celebree dans les pre-
miers romans de Powys : comme Poe, il connait cette faim de la
Mort, notre desir eternel defaire que ce qui a ete soit encore, et encore,
tour toujours! * Get amour du passe, cette petrification volontaire de
\otre dme humaine *, ce detachement glacial *, cette perpetuelle
exigence de retrouver, de reconnaitre, de faire revivre, est la
clef meme de I'osuvre powysienne. La main de glace qui gele
ies amours de Poe est celle qui dans Camp retranche oUigera. Dud
a sacrifier son amour humain pour I'ecuyere Wizzie au fan-
rasme de Dor-Marth, la tete de bois symbolique de sa mere
morte. Powys remarque meme que le gel n'exclut pas la sexualite
pour Poe, dans I'oeuvre de qui les levres mortes n'en sont pas
moins des levres de femmes. De la viennent I'impossibilite d' aimer,
1. Selected Poems, p. i6.
2. La Salicorne, p. 190. Granit, pp. 82-85.
:. « Edgar Allan Poe», in Visions and Revisions, 19 15. Macdonald,
4- id., p. 202.
1955' P- 199-
93
les craintes justifiees de Psyche devant I'Astarte d'Ulalume, et
le mepris pour ces Faustina et Juliette que Powys, apres Poe,
dedaigne pour se tourner vers cette longue lignee de figures
exsangues, qui sent les incarnations d'une Figure unique, cette
Figure plus rare, plus froide, plus virginale, Elk qui est nee et qui est
morte tant de fois, Elle qui a ete Ligeia, Ulalume, HeVene et Lenore
— car toutes ne sont-elles pas une seule? — Elle que nous avons aimee
en vain et aimer ons en vain jusqu'a la fin — Elle qui est revetue, meme
dans la gloire de son Immortalite, du linceul enveloppant et richement
parfume des Morts! ^
Cette fidelite de Poe a une Figure unique, dont Marie Bonaparte
a montre qu'elle est la Mere si tot disparue du poete ^, nous la
retro uvons aussi dans Toeuvre powysienne, qu'elle soit eprouvee
de fagon lancinante pour la mere ou qu'elle s'adresse a son double
rajeuni, la virginale figure de I'ame-soeur, morte au moment
meme oii elle avait appris, et peut-etre grace a John Cowper,
a murir dans la tendresse d'un lien fi-aternel.
BLANCHEUR ET AUTODESTRUCTION DANS RODMOOR
Cette nostalgique blancheur des poemes devient lumiere aveu-
glante dans le roman Rodmoor ^. Le blanc se durcit ici en auto-
destruction violente a travers la figure maternelle de Mrs. Rens-
haw. Cette femme masochiste mais forte se jette dans la souflFrance
pour faire corps avec eUe; elle va au-dela de toute souflTrance,
puisqu'elle devient la souflTrance : J^ous sommes faites pour sup-
porter, endurer, nous soumettre et souffrir *. Les paroles de Sorio,
decrivant son livre consacre a la destruction, reprennent ces
propos sombres pour les exalter dans une eblouissante lumiere
blanche : Ce que je vise dans mon livre est de reveler combien V essence
de la vie reside dans V instinct de detruire. ... Cest seulement a partir de la
destruction — a partir de la dechirure, de la rupture de quelque chose —
d'une chose qui fait obstacle — qu'une vie nouvelle pent naitre. La des-
truction pure est une flamme qui brule et qui devore. C'est une orgie folk
et splendide d'une blancheur aveuglante comme celk qui nous blesse en
ce moment les yeux. Je vais montrer dans mon livre comment V essence
ultime de la vie, telle que nous la trouvons epuree a rextreme dans les
extases des saints, n'est rien d' autre que la folic de la destruction. Voild
ce qui se cache derriere tout ascetisme et tout renoncement : c'est Vinstinct
de detruire, de detruire ce qui nous est le plus proche, et ici, bien sur, son
propre corps et sa concupiscence. Les ascetes croient detruire pour le salut
de leur dme, telle est leur illusion. En fait, ils le font par amour de la
1 . « Edgar Allan Poe », id., p. 208.
2. Marie Bonaparte, Edgar Poe, sa vie, son auvre. P.U.F., 1958.
3. Rodmoor, New York, G. Arnold Shaw, 1916. A paraitre aux Editions du Seuil.
4. id., p. 252.
94
imiii^Mi
mm
i]i.ljlittltil.il1flillW4iltti
destruction et pour en eprouver Vextase. Ce que recherchent les saints
et les mystiques est la destruction de tout ce qui est a portee de la main,
de tout ce qui depasse et fait obstacle. . . ^
On voit que pour Sorio la destruction implique I'absence,
exprimee pareillement, de cette forme deja blessante et refusee
dans les Confessions de deux freres {quelque chose qui depasse). La
destruction implique la mort du sexe, I'abolition de son proprt
corps et sa concupiscence, tout comme pour Mrs. Renshaw il faut
endurer et soufTrir au mepris de sa propre enveloppe charnelle.
Et I'image utilisee par Sorio [la dechirure, la rupture) repond a la
terrible image evocatrice de viol que Mrs. Rensham imagine
{un grand instrument de fer au tranchant nu et acere ^).
ANGELISME DU FILS
De meme que dans Givre et Sang Rook Ashover et sa mere ont
en commun une froideur lunaire, Sorio et Mrs. Renshaw refusent
tous deux la vie du corps dans une communion de devastatrice
et puritaine blancheur. Si la lumiere se fait aveuglante dans
Rodmoor, c'est peut-etre parce que les verites y sont insoute-
nables : mer et blancheur a la fois masquent et revelent les
desirs homicides, I'homosexualite, et les amours incestueuses
— tentations que les personnages finissent par fuir dans la
demence ou le suicide. II n'y a pas moins de trois suicides dans
Rodmoor, et cette folic d'autodestruction rappelle I'hecatombe
d'un autre livre « angeliste », V Andre Walter de Gide. En fait
ces holocaustes permettent a la sexualite secrete des personnages
de rester voluptueusement figee dans le passe sans avoir a s'enga-
ger dans des voies nouvelles. De passif dans les Corifssions, le
desir d' annihilation s'est fait recherche active : ce n'est plus la
quete d'un degre zero qui est en jeu, mais celle de I'extase.
L'extase, cette orgie folk et splendide d'une blancheur aveuglante ^,
est une fagon pour Sorio de parvenir au stade supreme oii la
destruction devient creatrice : dans l'extase seule peuvent coexis-
ter la sensualite exacerbee parvenue a son faite et la mort de
I'homme sensuel.
1. Rodmoor, pp. 111-112.
2. id., p. 428.
95
FROIDEUR ET MORT DANS GIVRE ET SANG
Tout Givre et Sang ^, celebrant le refus de la procreation, est
place sous le signe d'une communication intense avec la blan-
cheur lunaire et avec la mort. La premiere phrase du livre nous
met aussitot dans un climat irreel, fantomatique : Certaines des
rencontres les plus determinantes en ce monde adviennent entre deux etres
dont I'un est plonge dans le sommeil ou dans la mort ^. Cette reflexion
est faite par Rook Ashover au chevet de Netta, sa compagne,
mais a force de scruter ce visage de femme endormie, Rook se
perd dans le paysage exterieur baigne de lune. II choisit le
paysage contre le visage. II choisit une tendresse froide, lointaine,
indifferente ^, un detachement inhumain ''', contre I'amour. S'il n'y
a aucune reciprocite entre le corps endormi et Rook, il y a
rencontre et fusion entre I'homme et I'univers metamorphose
par la lune : Comme si, derriere toute cette chimie etheree, quelque chose
de reel existait qui correspondait a la vieille idee platonicienne d'un
univers compose de matiere spirituelle, de formes spirituelles, plus rares
et plus belles que le monde visible ^. Ainsi, comme Wolf Solent se
detache de Gerda enveloppee de sommeil sur la coUine de Poll's
Camp *, Rook s'eloigne de la dormeuse pour entrer en
communication avec les reflets de son univers psychique dans
le monde alentour : avec I'eau profonde du Trou aux perches
oil un poisson se mit a onduler rapidement, en proie a
Vextase lunaire ^; avec les tombes des aieux, groupe de pierres
blanches miroitantes, mieux accordees a la clarte de la lune qu'a toute
autre chose au monde ^; avec la lune ensorcelante enfin qui I'appelle
au-dehors, pour lui reveler, a lui seul parmi tous les humains, un
des secrets de V univers •*. Rook subit alors une telle petrification
qu'MW oiseau nocturne deployant son vol concentrique au-dessus de lui
aurait confondu son visage avec une parcelle inanimee de blancheur **.
Dans cet univers renverse oii une etrange correspondance s'etablit
entre la lune et Rook, entre le visage bleme qui regardait la terre et
le visage bleme qui regardait le del ', le monde visible du bas est
progressivement happe vers le monde invisible du haut, et deja
Ton prevoit combien dans cette montee, climat spirituel d'une
ame hantee, la femme endormie sera — comme les vierges
de Poe — sacrifice.
1. Ducdame, 1925; Givre et Sang, Editions du Seuil, 1973.
2. id., p. 23.
3. id., p. 24.
4. Wolf Solent, p. 331.
5. Givre et Sang, p. 25.
6. id., p. 27.
7. id., p. 28.
96
v^:. ^i
^- -11 X" . «■ ■ ».
"-'1 .'? ' . &
Le Presbytere de Shirley, maison natale de John Cowper Powys.
Les parents de John Cowper Powys.
Le pasteur Charles Francis Powys et sa femme, nee Mary Cowper.
LE POUVOIR DE LA LUNE
Des le debut du roman il etait flagrant que le pouvoir vampi-
rique de la lune est hostile a rhumain; si Rook ne subit que trop
son magnetisme, son frere Lexie, etre solaire epris de la vie,
dira de la lune : Elk rCest pas vraiment favorable aux humains \
Get ensemble de themes inquietants (la lune qui eloigne de la
femme, la mort du desir, le detachement, le fantomatique)
exprime une interdiction interieure flee a I'image maternelle,
et sans doute n'est-ce pas une simple coincidence si, aussitot
apres la description de la lune malefique, Powys insiste sur la
soUtude de Netta que Mrs. Ashover s'obstine a ignorer. Sous le
regard de la mere de Rook, sa maitresse se sent dissoute, trans-
percee, reniee, et Ton soupgonne des lors qu' existent des corres-
pondances, cruelles et cachees, entre la lune ennemie, la mere
ecrasante et le fils domine, puisque Rook pas plus que sa mere
n'arrete son regard sur la femme delaissee. De secretes affinites se
devinent entre la mere et le fils, lies dans la froide blancheur d'une
sexuahte detruite. Aussi la lune parait-elle un lac qui aspire, et son
pouvoir magnetique evoquant la mere-gouffre provoque-t-il la
chute dans le circulaire si souvent symbolique chez Powys de
mort sexuelle : la lune devint un lac circulaire et lumineux qui I'attirait
vers lui, qui I'attirait en lui. Le del bleu-noir autour de la lune devint^
un rivage a la pente glissante, sans aucune saillie, aucune lezarde a
laquelle Rook put s'agripper : rien qui arretdt sa chute rapide, fatale,
totale, dans ce gouffre magnetique! ^
LES EAUX DU SILENCE
II y a des le debut de Givre et Sang une occultation de verites
insoutenables du seul fait que le reel est nie et que nous sommes
plonges dans I'univers du sommeil, du fantasme et du reve.
L'eau qui prime dans I'imaginaire de ce roman n'est pas une
eau sur laquelle regne le soleil aveuglant de la lucidite meurtriere,
mais au contraire une eau lunaire envoutante ou bien l'eau amortis-
sante de la neige, cette eau du silence et de FetouflTement des pas-
sions charnelles, comme elle Test chez d'autres romanciers^ L'eau
de la neige est d'aiUeurs proche de la fluidite lunaire. Devant
ses flocons, Rook songe que cette blancheur mysterieuse est une
intrusion miraculeuse, comme si Vorbite mystique d'une lune inconnue
au trajet de meteore, pure et virginale, avait heurte notre terre aux couleurs
I. Givre et Sang, p. 35.
3! Par exem'ple Edith Wharton dans Ethan Frame (Mercure de France, 1969) et Heather
Ross Miller dans A I' autre bout du monde (Gallimard, 1970).
97
melees et entachee de peches \ Si les eaux et les lumieres de Rodmoor
etaient^ celles d'une autodestruction violente necessitee par la
revelation de vices et de passions, I'eau lustrale de la neige, les
flocons, la lumiere de la lune sont plutot des symboles' de
refoulement dans la chastete et I'angelisme.
Mais un autre element liquide preside a I'imaginaire de Givre
et Sang qui etait absent de Rodmoor : la pluie qui plus que tout
an monde, ramene la pensee aux premiers souvenirs ^. En cela, elle est
en harmonie avec la neige dont la chute feutree est I'expression
d'un silence immense, anterieur a toute vie. La pluie introduit
un adoucissement, une euphemisation du blanc destructeur
grace a sa couleur dissimulatrice : le gris. Neanmoins elle evoque
aussi des visages qui inspirent inquietude et pitie : Un grand visage
aveugle et fluide s'krasait contre la vitre — rinforme visage gris de la
plme. On eut dit qu'un bras fantomatique, ondoyant et obscur, glace comme
celui d'un cadavre, tdtonnait pour s'agripper a ces deux silhouettes ruis-
selantes,^ comme si, transpercees par I'eau, elks n' appartenaient pas a la
chaucle intimite humaine mais aux champs noyes du dehors ". Elle est
aussi I'element qui dissout et permet I'involution au sein de la
terre maternelle. En cela, elle est force feminine qui permet
a^ la terre de s'abimer dans ses profondeurs, loin du contact
viril du soleil; car la terre trempee de pluie possede son propre
mode, feminin et souterrain, de germination, de generation.
Et la pluie, qui prefigure une nouvelle naissance au sein de la
terre, fait songer a la mort par I'odeur de decomposition des
feuilles qu'elle a dissoutes : Avec la senteur des bois et des pres,
entrait aussi cette saveur acre et penetrante propre a la sueur de la mort,
car des millions et des millions de feuilles mortes se desagregeaierit
dans leur retour a la chair de la Grande Mere endormie *.
LE FEU DU GIVRE
Gependant, des que la pluie pent faire croire a trop de fecondite,
des que la terre se feminise au point de suggerer la gestation
(et bientot ce sera le lot de I'epouse de Rook que d'attendre son
enfant), la haine de la germination et de la procreation eclate
sous forme d'un violent desir de gel et de givre : Rook cut donne
n'lmporte quoi pour qu'un gel dm et mordant s'empardt de ces prairies
brumeuses et transformdt cette gluante terre de chair en un roc de givre!
II detestait I'argile nolle et detrempee, a I'odeur fetide d'encens et de mort
insidieuse. II eprouvait un desir aigu defuir tout cela dans une atmosphere
pure et dpre; il ressentait la nostalgic prof onde de la mer salee et sterile^.
1. Givre et Sang, p. 102.
2. id., p. 37.
3. td., pp. 45-46.
4. id., p. 79.
5. id., p. 84.
98
On voit la progression de la neige au givre. Le givre n'est pas
flocon qui recouvre, il est deja cristal. Et ces cristaux deviendront
plus tard dans I'oeuvre ces etoiles, ces astres maternels que le
fils rejoint grace a ses seules forces psychiques ^. Una surface
givree evoque aussitot un espace stellaire. La neige ainsi durcie,
^blouissante, evoque le theme du virginal ou d'une conception
immaculee ^ Image pure nettement opposee a la gestation qui
aura lieu, contre le gre de Rook et son desir profond de sterilite
exprime par sa nostalgic d'une mer infeconde.
Le givre est comme le feu qui purifie et calcine, il devore cou-
leurs et odeurs, il est le symbole meme de I'anti-sensualite : Le
puritanisme inherent a la nature de Rook repondait en exultant a cette
saison morne et fixe^. Au sein de I'hiver le temps est annule, et
Rook pent voir les matins brefs, sombres, petrifies, devenir^ soudain
des soirs obscurs, glacis, battus par le vent, et les heures de midi chassees
du cadran du jour ». II se sent investi du pouvoir magique de sus-
pendre son destin de mari et de pere, de le petrifier comme lui-
meme avait ete petrifie par la lune : Rook semblait^ capable^ de
s'opposer au cours des evenements et de suspendre le destin lui-meme,
devenu inoffensif comme les stalactites qui pendaient vers Veau sous le
pont de la Frome =*. Ainsi la transformation de la terre par la
blancheur du gel est-elle comme le prelude d'une mort, mais
aussi d'une renaissance, et les cristaux du givre prefi-
gurent-ils le cristal de la Boule Cimmerienne oil Rook se verra
a la fois cadavre et germe.
LE CRISTAL CIMMERIEN
A I'irrealite dispensee par la lune, a I'etouffement des flocons,
a I'involution facilitee par la pluie, a la purification operee
grace au givre, vient s'ajouter le vague estompant de la brume.
Sa nebulosite accentue le renversement et I'irrealite : une brume
blanche paraissait monter du sol, comme si la terre etait devenue la lune ».
Car la brume annonce le theme des regions cimmeriennes, ces
regions couvertes de brouillards, que le soleil ne parvient pas a
troubler, ou regnent eternellement le sommeil et la nuit. Dans
la Pierre Cimmerienne, cette boule de cristal ou la voyante
Betsy Cooper lit I'avenir, Rook aper^oit sa forme morte et eteri-
due. Submerge par une vague de quietude et dejoie inalterables^, il se voit
dans ce ventre pur, car c'est bien d'un retour au ventre maternel
1. Bachelard remarque dans L'Air et les Songes que « dans le regne de I'imagination
tout ce qui brille est regard ». Ainsi I'etoile serait regard et communion.
2. cf. Gilbert Durand, Psychanalyse de la neige, Mercure de France, aout 1953, p. 625.
3. Givre et Sang, p. 90.
4. id., p. 225.
5. id., p. 214.
99
qu'il s'agit, puisque Betsy Cooper dit du mysterieux Pays Cim-
merien que les gens y vivent comme des enfants qui ne sont pas encore
nes 1. Limbes prenatals dont tout a coup Rook per^oit qu'ils
sont le pays dont il avait taut de fois reve le long de routes solitaires
an crepuscule ^ quand dans le surgissement de I'ombre il entendait
le son cristallin des Fontaines cachees. Cette BuUe d'Eternite
semble venir d'une maree souterraine et se projeter hors d'atteinte,
loin de la nostalgie, de la luxure et de la haine, loin de tout ce que les
humains out dote d'un mm ^.
Cette interiorisation dans la Boule Cimnaerienne prepare deja
la mythologie de Wolf Solent; elle exprime la mort inconsciem-
ment souhaitee de Rook, desireux de rejoindre ce pays au-dela
de Thumain ou les attaches terrestres sont abolies. Le cristal
permet cette reimplication au sein d'une mere insensible, que
les elements dans Givre et Sang favorisent — lune, eau, neige,
brume qui voile. Tout le livre est place sous le signe angeliste
d'un amour chaste, interieur, spirituel, que rien ne pent briser,
et que symbolise ce cygne blanc qui semblait flotter sur un myste-
rieux lac interieur qui etait comme Videe platonique, Vessence du lac
reel ». Et cet amour evoque celui que chante le poeme de
Shakespeare Le Phenix et la Colombe, qui revient par deux fois
dans Givre et Sang et traversait deja Rodmoor : I'amour sterile,
qui dure au-dela de la mort.
BLANGHEUR ET INTERDIT DANS WOLF SOLENT
On voit combien, des Poemes a Rodmoor et de Rodmoor a Givre
et Sang, le blanc court comme un pur fil d'Ariane de fidelite au
passe, a la mere, a la mort. Si deja, dans le poeme Blancheur,
le rouge de la soufFrance etait refase, dans les deux romans sont
honnis et nies le rouge du sang inseparable de la nature feminine,
de la defloration, de la procreation.
Mais la couleur autodestructrice qui regnait sur le coeur cou-
pable et puritain des premiers heros de Powys cede le plus sou-
vent la place dans Wolf Solent * au vert glauque d'une lueur
sous-marine et prenatale, lueur de coquille, de fougere et de
mousse, douce lumiere qui emane de la lampe de Christie.
Pourtant, si Wolf Solent est le roman de I'immersion dans
le vert originel, le blanc y dresse encore parfois son absence de
couleur, destructrice et ambivalente. Car il signifie toujours,
a travers I'identification a la mere, la chastete forcee d'un ange-
hsme adopte par fideHte a I'aimee. On pourrait croire, tout au
1. Givre et Sang, p. 214.
2. id., p. 215.
3. id., p. 266.
4. Wolf Solent, 1929. Traduit par Suzanne Netillard, Gallimard, 1967.
100
debut du roman, le blanc capable d'exprimer un espoir de
renouveau : ainsi ce fantasme erotique grace auquel Wolf serait
tente de sortir de lui-meme lorsque, dans le train qui I'emmene
loin de Londres et de sa naere, il reve a une fille qui le laissera
r aimer, blanche comme, sous Vecorce, une baguette de sank... ^ Mais
cette vision est aussitot fracassee par le cri d'un jeune porteur
entrechoquant des bidons de lait : ... ces syllabes particulieres,
« Longborne Port.' », melees au fracas des bidons de lait, pourraient
resonner dans le crane de quelque humain depuis longtemps defunt...
Quels sombres crepuscules de novembre, quels midis d'aout engourdis
de chaleur, quels jaillissements de lait blanc dans les seaux luisants ces
syllabes rustiques n'evoqueraient-elles pas? ^ Ainsi cette blancheur
revee de jeune fille est-elle tout de suite chassee par des blan-
cheurs plus anciennes : celle du lait, ou d'un crane qui rap-
pelle celui du pere mort, William Solent. Tout se fige dans un
sombre novembre ou dans un mois d'aout engourdi. La force
castratrice du blanc commence a operer. Plus tard, on retrouvera
quelques traces encore de cette seduisante figure feminine, mais
ce ne sont plus que pales vestiges annules dans le refus. Le fan-
tasme de la jeune fille a ete sacrifie au passe, refoule dans un
geste de defense qui suggere le repli de 1' erotique sous I'auto-
ses deux mains osseuses sur ses jambes, juste au-dessus des genoux, comme
s'il se defendait devant quelque menace inconnue dirigee contre son vice
cheri. Puis, dans une sorte de regroupement protecteur de ses souvenirs,
comme si V erection de solides fortifications mentales devait lui permettre
de detourner toute attaque contre son secret, il se mit en devoir d'evoquer
certains jalons notoires parmi ses experiences passees 2.
MERE ET MIROIR
Le blanc a ete utilise contre le blanc; les erections des fortifications
mentales ne sont la que pour eviter des erections plus precises.
Aussi bien, la prochaine fois que Wolf reviendra a la gare, le
blanc va-t-il faire son apparition dans toute la force d'une image
devorante. A peine parvenu au train qui ramene sa mere Ann
Haggard, Wolf pressent la faillite de ses amours avec Gerda.
L'idee des retrouvailles avec sa mere provoque cette pensee :
Cest exactement comme le souffle d'une grande baleine blanche qui jaillit
alors que personne ne pensait aux baleines... que tout le monde pensait
1. Wolf Solent, p. 19.
2. id., p. 35.
lOI
a la route du navire... ^. A nouveau, le blanc filial devore Terotisme
possible. Si, avec la baleine, le blanc separe Wolf de Gerda, il
dressera egalement son interdit entre Wolf et Christie alors que
triomphait le vert de la mythologie. La baleine est aussi ventre,
et r atmosphere verdatre ou baignent Wolf et Christie evoque
celle de I'aquarium : si ces deux milieux clos uterins s'accom-
pagnent d'un rappel du blanc, c'est que le heros a commis la
fohe de vouloir en sortir. Le blanc surgit aussitot comme une
autopunition, qui eloigne Wolf de Gerda et Christie quand
celles-ci se veulent femmes et amantes. Le blanc est I'envers du
vert que le heros a trahi.
Cette opposition est frappante au cours de 1' admirable scene
ou dans le miroir, ce n'est plus Christie que voit Wolf, mais
I'etang de Lenty et ses eaux lourdes d'un inconscient charge.
Aussitot surgit le blanc. Devant Christie, Wolf est a present
dans m monde de blancheur. Spectral etait le chatoiement de sa courte-
pointe blanche... Spectrale la blancheur de son profil centre la masse
soyeuse de ses cheveux denoues. II y avail egalement des reflets blancs dans
le miroir! ^ Le theme du miroir rappelle triplement la mere :
d'abord il ne reflete plus Christie, mais I'eau de I'inconscient;
ensuite, il a ete donne a Christie par sa mere; enfin, au bout de
la perspective qu'il reflete apparait le visage lamentable de I'escalier de
Waterloo \ charge de toutes les oppressions, souffrangr^ et injus-
tices. Le vert vire au blanc, devient abime gris, chaos glace ^ ;
Wolf se sent trempe comme s'il avait subi une averse de pluie
glaciale. Le blanc, le froid, le glace, le fige, le spectral ont triom-
phe de I'erotisme et de la vie. Le blanc a fait entendre son mul-
tiple appel au passe lorsque Christie se veut femme : a I'incons-
cient (I'etang de Lenty), a la culpabiUte (le visage), a la mere
(le miroir), a la mort (le spectral). Toute la scene exprinre
r autopunition de Wolf qui, plonge dans le vert, a cru pouvoir
un moment aimer une image substitutive et vivante, mais dont
la volonte intime se conjugue avec 1' interdiction : pour que Wolf
reste fidele a sa mythologie, il faut que Christie reste interdite,
virginale, et que le blanc rappelle qu'elle est une Eurydice perdue ^
DE l'iNTERDIT a LA CREATION
Mais I'interdiction a sa raison d'etre, et I'apparente regression
de certains personnages dans lesquels Powys s'est projete n'est
peut-etre que le retour en arriere indispensable par ou passe
le chemin de la creation. II y a dans Wolf Solent un poeme qui
1. Wolf Solent, p. 137.
2. id., p. 474.
3. id., p. 475.
102
allie de fa^on significative le blanc du passe et le blanc du futur :
c'est le poeme Algues blanches, compose par Jason. Jason est
poete et reflete done Powys lui-meme. D'autres traits en font
un double de Powys, car il forme avec Darnley le couple fra-
ternel deja rencontre dans Bois et Pierre, dans Givre et Sang, de
John Cowper et de Llewelyn. Le poeme montre les corps des
noyes qui flottent
Blancs comme Vecume au sillage d'une baleine
Qui souffle et s'ebat sur des milliers de lieues ^
et cette image rappelle 1' autre baleine, celle qui surgissait,
blanche et inquietante, a I'esprit de Wolf quand, allant chercher
sa mere a la gare, il pressentait I'echec de ses amours avec la
terrestre Gerda. Mais dans Algues blanches, ou les noyes flottent
sur la houle, guettes par les poissons et les bees voraces des
goelands, la mer leur procure une tombe ou ils peuvent dormir
d'un sommeil inviole. Le blanc est la couleur preservee des
etres vierges dont la chastete est prolongee par la mer qui les
a engloutis. La mer ecumeuse est elle-meme aussi pure que les
noyes, soUtaire, sans mat ni voile, deserte. Et des corps noyes
Poussent des algues qui sont deuces comme la soie,
Blanches comme la lune,
Comme de la mousse, comme des fougeres,
Blanches comme le lait,
Les doigts de Marie ne sont pas plus blancs! ^
Ces algues pures, ces doigts de Marie (qui rappellent le nom de
la mere de i:ecrivain) abolissent les perverses pensees qui saisissent
toujours les'heros powysiens, et Powys lui-meme, sur les plages :
Rejetez au loin vos mauvaises pensees!
Dechaussez-vous! Purifiez vos mains!
ordonne Jason a ceux qui contemplent les algues. . ,, , .
Veritable hymne a la blancheur et a la purete des corps a 1 abri
dans le tombeau de I'element marin (ou Powys lui-meme choisira
de faire disperser ses cendres), le poeme celebre avec les algues
la communion du noye et d'une mer enveloppante et chaste
comme le serait une mere. Le blanc cesse d'etre pure anni-
hilation comme dans Rodmoor ou pouvoir purement vampirique
comme dans Givre et Sang : il ouvre a Jason le champ de la
creation. A travers lui, Powys pent allier le corps noye au theme
maternel de I'eau et ainsi chanter la trilogie qu' exalte sa creation
entiere, celle du fils, de la mere, et de I'oeuvre ecrite qui, au-dela
de la mort, les unit.
DIANE DE MARGERIE
1. Wolf Solent, p. 387.
2. id., p. 388.
103
de I'algue a la vague
PETIT ALPHABET DE LA NATURE
A
LGUE
En realite, je n'aime pas les cours d'eau a leur embouchure.
A mes yeux ils ont toujours quelque chose d'un peu sinistre; ils
ressemblent, avec leur etrange nature amphibie, au rejeton
monstrueux d'un accouplement hors nature ! Les poissons de
mer se melaient aux poissons de riviere dans I'Arun, mais ce
phenomene me faisait seulement regretter les vandoises qui
etincelaient dans les eaux pures de la Wissey. J'etais surtout
choque de voir de vieux bouts d'algues Hotter a la derive, a
jamais entraines en avant, en arriere, en avant, en arriere, par
la maree montante ou descendante. Je trouvais quelque chose
d'infiniment triste dans ce flux et reflux incessant. Ces mouve-
ments irreversibles de la maree prenaient a mes yeux Failure
d'un Eternel Retour effroyable et un singulier sentiment de
desolation finit par se degager pour moi de ces bouts d'algues
condamnes sans appel.
/\RBRE
Le long d'un ruisseau qui coule pres de ma maison, il y a un
sentier sur lequel pousse un saule enorme et extremement vieux.
Je lui ai donne un nom mystique, je I'appelle « I'Arbre Sauveur »
et, a tons ceux qui pourront trouver dans leur voisinage un arbre
du meme genre — il n'est pas absolument necessaire que ce soit
un saule — , je recommande I'usage que je fais du mien. Mon
arbre a ceci de particulier qu'il suffit de toucher son tronc lie
a la terre pour que s'opere un transfert des miseres du nevrose.
L'arbre les accepte toutes, les absorbe toutes dans sa vie magne-
tique, et elles perdent le pouvoir de tourmenter. Bien sur, nous
n'arrivons a vivre, tous autant que nous sommes, que grace
a notre pouvoir d'oublier. C'est la le don supreme de la Nature.
« Vivre selon la Nature », c'est posseder le pouvoir d'oublier.
Autobiographie. Traduit par Marie Canavaggia. Gallimard, 1965, p. 296.
Autobiographic. Traduit par Marie Canavaggia. Gallimard, 1965, p. 587.
105
A
UBE
I.es vapeurs de I'aube qui montaient du marais se divisaient en
troupes de fantomes et, chassees au-dessus de la mer, se dissol-
vaient en nuees de plus en plus immaterielles pour se dissiper,
enfin, et n'etre plus rien du tout. Dans son saisissement, Larry
croyait contempler un suicide spirituel — comme si un Jesus
fantome suivi de tous ses disciples avait decide de perir dans les
vagues. Mais a peine ces fantomes vaporeux s'evanouissaient-
ils, qu'une raie etroite, cramoisie, telle une cicatrice sanglante
sur un front gris de cendre, apparaissait juste au-dessus de la
ligne d'horizon. En meme temps que cette raie sanglante, evo-
catrice pour Larry de I'anguille decapitee, le long cou de saurien
de la Tete de Saint Biscop, comme celui d'un serpent de mer
antediluvien, se profilait au loin. Puis cette raie au ras de I'hori-
zon, cette trainee de sang caille qui s'empourprait lentement,
comme si de I'autre cote de I'univers le soleil la faisait fondre,
changea soudain. EUe devint ecarlate et tout un monde de petits
nuages, restes jusqu'alors inapergus, prit feu a cette splendeur
rayonnante et deversa sur la mer une cascade de gigantesques
petales de roses. Impossible de discerner la seconde fuyante
pendant laquelle eut lieu le changement suivant. Voici que tout
d'un coup, sans qu'il ait vu la Nature executer son tour de pc|sse-
passe, Larry constatait que tout le ciel, a I'Orient, avait perdu
sa couleur rouge pour prendre les tons resplendissants de I'or.
Les Sables de la Mer. Traduit par Marie Canavaggia. Plon, 1958. Le Livre de Poche,
pp. 161-162.
106
Boutons-d'or
II se mit a arpenter le champ de long en large d'un pas plus
ferme. II marchait dans un sens puis dans I'autre, et le soleil,
presque a I'horizon, donnait a la surface du champ une appa-
rence surnaturelle. Des petales de boutons-d'or s'accrochaient
a ses jambes, a sa canne; leur pollen couvrait ses souHers. Cette
opulence doree qui I'entourait envahit son esprit d'etranges et
lointaines associations d'idees. Les ornements d'or, tissu sur
tissu, feuille sur feuille, qui recouvraient les morts dans le tom-
beau d'Agamemnon, les pilastres d'or des palais d'Alcinoiis, la
pluie d'or qui ravit Danae, la Toison d'or qui perdit Jason, le
nuage d'or dans lequel I'infortune Titan etreignit Hera, la
flamme d'or dans laquelle Zeus enlaga Semele, les pommes d'or
des Hesperides, les sables d'or des lies benies, toutes ces choses,
non sous leurs apparences concretes mais dans leur essence
platonique, faisaient chanceler son esprit. Cela devenait un
symbole, un mysterc, une initiation. C'etait comme cette figure
de I'Absolu dans I'Apocalypse. Cela devenait une « super-
substance », de la lumiere solaire precipitee et petrifiee, le coeur
magnetique du monde rendu visible.
Wolf Solent. Traduit par Suzanne Netillard. Gallimard, 1967, p. 650.
107
Cardamine des pres
Oui, depuis que le sentiment de la nature s'est fait jour en moi,
je les vois, les cardamines des pres, comme des fleurs ephemeres
et fantaisistes qui ne se montrent que timidement et pour se
faner bien trop vite, alors que les herbes, les mousses, les crosses
des fougeres sont encore pleines de seve fraiche, mais qui poussent
toujours, tant qu'elles durent, aux endroits ou il y a le plus de
rosee et ou debordent les cours d'eau. Ecloses dans les aubes
glacees, en des lieux sauvages et humides, les cardamines des
pres sont les plus pales, les plus froides, les moins lascives, les
plus hyperboreennes, les plus romantiques, les plus evocatrices
d'Ophelie de toutes les fleurs de notre ile.
II revint sur ses pas avant d'avoir atteint le pont et nota avec
satisfaction, sur le chemin du retour, que les cardamines des
pres etaient en fleurs le long des fosses. « Ce sont elles, se dit-il,
et nuUe autre fleur, qui sont les symboles de Durnovaria ! En
elles sourd la magie du plus timide, du plus pur secret de la
Nature! Elles sont impregnees du froid, des transparences et
des brumes ondoyantes de I'aube; et le mauve pale de l^urs
petales veloutes ressemble plus aux effluves enchantes des sou-
venirs d'enfance qu'a une vraie couleur ! Elles ont toujours Fair
d'etre vues a travers la bruine, a travers la pluie, a travers I'eau.
Si j'etais mort depuis longtemps et revenais soudain a moi dans
I'Hades pour decrire les enchantements de la vie sur la terre,
ce serait les cardamines des pres qui les premieres s'elanceraient
vers mon esprit ! Elles ont toute I'herbe des prairies pour feuillage
et toute la rosee des matins pour fraicheur. Elles me font penser
aux coquillages de la mer... »
Autobiographic. Traduit par Marie Canavaggia. Gallimard, 1965, pp. 37-38.
Camp retranche. Traduit par Marie Canavaggia. Grasset, 1967, pp. 194-195.
108
Chelidoine
Comme ils traversaient la prairie, les deux hommes etaient
suivis par les notes hardies, aigues, du chant d'un oiseau perche
dans les jardins du chateau de Frome — d'une grive tres certaine-
ment. Mais Dud, en ecoutant chanter cet artiste intrepid e,
pensait que la chehdoine qu'il venait de voir dans le fosse perce-
vait un secret qui la rapprochait de ce jour nebuleux de la Chan-
deleur et qu'ignorait le chant plein d' entrain de la grive oil
eclataient des accents de bravade — de bravade astucieuse
meme — ou chaque note faisait si deliberement I'eloge de la vie,
exprimait un stoicisme si conscient, que Dud le trouvait en
disaccord avec un jour qui hesitait entre I'hiver et le printemps
comme une ame entre deux mondes. Le frileux bouton de fleur
vert-jaune qui, a travers I'obscurite, poussait vers I'eclosion une
pointe si fremissante et si pale, avait bien plus d'affinite avec le
mystere de ce jour que le defi musical lance a voix claire. L'oiseau
bravait un hiver qui ne s'en etait pas alle encore, il triomphait
en un printemps qui n' etait pas encore venu; mais pour les sens
exigeants de Dud, quelque chose manquait a ces sons courageux
files a plein gosier. Pour lui, ce jour recelait un element qui, de
fagon poignante, le vouait a I'echec, aux epanouissements man-
ques, aux petites mesures, aux Usieres etroites, aux signes effaces
aussitot qu'entrevus, aux inassouvissements et aux frustrations.
Rie|r, sauf le bouton pointu, d'un jaune maladif, de la cheli-
doine n'aurait pu rendre sa frele image tandis qu'il se refletait,
ce jour seulement a moitie ne, dans Fair et dans la brume. Quel-
que chose dans la precocite aux pales couleurs du bouton de
chelidoine evoquait des limbes peuples par tous les_ vegetaux
dont la naissance en ces Heux avait ete enrayee et qui renouve-
laient leur appel a la vie par de tendres supplications exemptes
de reproches.
Camp retranche. Traduit par Marie Canavaggia. Grasset, 1967, pp. 136-137.
109
CoRBEAU
Les corbeaux solitaires attardes croassaient en suivant leurs
compagnons qui volaient des champs laboures de la vallee jus-
qu'aux arbres du Grand Tertre d'Antiger, et la voix des freux
devint la voix de la nuit elle-meme, cette grande entite primor-
diale et ailee, chargee de douleurs et pourtant invincible, dolente
et pourtant consolatrice, pleine de chuchotements et de murmures,
de premonitions et de souvenirs, en laquelle le commencement
des choses avance vers leur fin et la fin des choses revient vers
leur commencement.
\
EsCARGOT
Son ceil surprit un gros escargot gris qui, les cornes tendues,
montait le long des planches goudronnees du hangar. II venait
de quitter une pale feuille de bardane qui s'etalait contre la
batisse et a laquelle sa bave adherait encore. La pensee de Wolf
bondit vers les milliers de milliers de coins tranquilles, derriere
des dependances, des appentis, de vieilles meules de foin, des
granges, des hangars, ou d'autres escargots gris vivaient et
mouraient en paix, couvrant les bardanes, les orties et les poten-
tilles de leur bave habituelle ! Combien de fois avait-il passe
rapidement devant ce genre d'endroits en les regardant a peine !
Et pourtant leurs souvenirs conjugues le reconciliaient mieux
avec la vie que tous les parterres fleuris...
Givre et Sang. Traduit par Diane de Margerie et Franjois Xavier Jaujard. Le Seuil,
1973, P- 55- .
Wolf Solent. Traduit par Suzanne Netillard. Gallimard, 1967, p. 654.
110
G
'EL
Le srand £?el que Rook avait tant desire finit par survenir^Et le
matin de la veiUe de Noel, il figea tous les abords de la Frome
dans une rigidite nue, captive de I'acier. La longue dissolution
des feuiUes touchait a sa fin. Sauf quelques houx sur la route de
Tollminster et la rangee de sapins sur la Crete du Heron on
aurait pu croire que le regne vegetal si prodigue d ombre
n' avait jamais existe sur la terre. Bruns et gris, gris et bruns, les
buissons depouiUes, les branches squelettiques jaiUissaient du
sol desert mordu par le gel. Dans les trous, les crevasses, les
terriers, sous les racines, au fond des etangs, dans les tunnels
infimes des vers, certains petits riens informes qm avaient vibre
iadis sous le soleil, la lune et les vents, demeuraient caches, oubhes,
aneantis. Chez tous ceux qui preferaient la forme des objets a
leur couleur, cette metamorphose provoquait une veritab e
extase; il en etait ainsi de Rook, qui goutait un plaisir mdicible
de chaque heure au cours de ces journees comme prises dans du
fer Le puritanisme inherent a sa nature repondait en exultant
a cette saison morne et fixe. Tout son etre eprouvait un apaise-
ment silencieux et magique a voir la silhouette opaque du monde
se profiler dans le gris, les matins brefs, sombres, petrifies, devenir
soudain des soirs obscurs, glaces, battus par le vent, et les heures
de rf^i chassees du cadran du jour.
Giire et Sang. Traduit par Diane de Margerie et Fran9ois Xavier Jaujard. Le Seuil,
:973.' P- 9°-
III
GiVRE
Avant la fin du jour, quelque chose changea visiblement dans
la texture terne et decoloree du temps. Les flaques des chemins
se transformerent peu a peu en glace pourrie. Une mince couche
de givre se figea sur les mares et les fosses des prairies. Des dessins
pareils a des hieroglyphes apparurent dans la boue des sentiers
ecartes. Au sommet des taupinieres fraiches, se croisaient des
empreintes plissees qui trahissaient des passages plus impal-
pables encore que des pattes de souris ou d'oiseaux, des trainees
d'escargots ou de vers de terre. Les feuilles mortes qui s'etaient
moUement amassees a 1' entree des vieux terriers moussus, ou
sous les champignons a I'oree des bois, etaient maintenant
soudees par un mince filigrane d'une substance blanche et
cassante comme un metal qui tinte. Les filaments de brume
suspendus aux roseaux jaunes au fond des fosses se durcissaient
en freles glagons. Et les oiseaux chetifs gonflaient leurs
plumes, sautillant ici et la en quete d'un abri pour la nuit. Un
peu partout, se faisaient entendre des fremissements, des resser-
rements et des craquements legers, tandis que la croute de la
planete s'abandonnait a la contraction immobile, crissante et
cristalline du gel.
\
Givre et Sang. Traduit par Diane de Margerie et Francois Xavier Jaujard. Le Seuil, 1973,
p. 124.
112
John Cowper Powys vers 1915, a I'epoqiie oii il ecrit Rodmoor.
'■'■■■■ '■ rf'^""%'
John Covvper Powys vers 1925, a I'epoque ou il ecrit Givre el Sang.
Heron
Ensemble ils se pencherent pour voir derriere la hutte de
roseaux. Et Perdita fut frappee d'un tel emerveillement qu'a
son tour elle pressa centre elle la main de son compagnon.
Leur tournant le dos, la, sur une touffe d'herbe, une patte repliee
sous son aile, son bee immense en suspens au-dessus d'une flaque
d'eau miroitante, immobile, se dressait un grand heron gris.
Perdita se sentit penetree d'un plaisir indicible. Elle n'avait de
sa vie rien vu de pareil ! Le charme qu'elle subissait etait com-
plete par la melancolie, la desolation de ces terres marecageuses
et sombres qui faisaient toile de fond, par la joue pale, les cheveux
roux ardent du profil au-dela duquel elle contemplait le grand
oiseau, par ces doigts qu'elle pressait contra elle. Pour exprimer
avec des mots ce qu'elle ressentait en ce moment elle aurait
ete bien embarrassee; mais lorsque le heron, au bruit, eut-on
presque pu croire, des battements de ces deux jeunes coeurs,
deploya toutes grandes ses ailes immenses et prit son vol pour
disparaitre au-dessus des fosses, Perdita sentit monter en elle,
en meme temps qu'un tremblement delicieux et terrible, un
sentiment qui parfois lui venait lorsqu'elle songeait a la mort —
ce point final, cette delivrance, cette grande evasion.
\
Les Sables de la Mer. Traduit par Marie Canavaggia. Plon, 1958. Le Livre de Poche,
pp. 197-198.
113
JACINTHE
Les yeux de Wolf plongerent une fois de plus dans les profondeurs
aux ombres vertes du bouquet de la mi-ete. Ses primeveres pales
semblaient se balancer dans le vent au-dessus de leurs feuilles
gaufrees, comme a I'endroit ou elle les avait cueillies, parmi les
pierres du sous-bois et la vegetation spongieuse de leur habitat
naturel. Les tiges grasses des jacinthes, si gonflees d'une seve
verte sous leurs lourdes corolles, semblaient I'entrainer en esprit
vers I'ombre des noisetiers ou elle les avait trouvees. Elles aussi
etaient une part de I'embarras de la jeune fille; elles aussi, avec
la verdure fraiche des lychnis rustiques, etaient I'essence meme
du secret, cet « instant suivant » qui flottait maintenant dans
I'air autour d'eux avec les grains de poussiere, narquois, inviole
et virginal.
\
Wolf Solent. Traduit par Suzanne Netillard. Gallimard, 1967, p. 252.
114
Lag
Le del etait couvert, mais d'une masse si magnifique de « vapeurs
assemblees » que Wolf ne I'eut pas souhaite autrement. Des
nuages translucides y couraient, qui semblaient voguer comme
les plumes eparpillees d'enormes albatros sur une mer d'un blanc
de perle, et derriere ces vagabonds legers s'etendait I'ocean de
lait sur lequel ils flottaient. Mais cela meme n'etait pas tout,
car, ca et la, des depressions, des golfes etheres semblaient
s'ouvrir dans la blancheur floconneuse de cet ocean, et on y
apercevait une brume d'un jaune pale, comme si Fair tout entier
refletait des millions de jeunes primeveres ! Et cette vaporeuse
luminosite n'etait pas encore I'ultime revelation de ces cieux
voiles. Semblable a I'entree de quelque voie triomphale de
I'ether, dont les dalles aeriennes n'etaient pas couleur de pous-
siere mais de turquoise, en un seul point au-dessus de I'horizon
on voyait le del bleu. Dominant a la fois la blancheur transpa-
rente et le jaune vaporeux, planant au-dessus des marais de
Sedgemoor, ce celeste seuil de I'lnfini semblait a Wolf, qui
s'avangait vers lui, etre I'entree de quelque dimension inconnue
ou il n'etait pas impossible de penetrer ! Bien qu'elle fut en realite
I'arriere-plan de tous les nuages d'alentour, cette incroyable
flaque bleue semblait mysterieusement plus proche qu'eux. On
eut dit une rade ou les eaux de la Lunt pourraient se jeter. Wolf
avait I'impression qu'il lui serait possible d'y plonger les mains
et de les en sortir pleines a deborder de 1' essence meme du bon-
heur. Entre Wolf et cette tache bleue s'allongeait maintenant le
tronc d'un gros saule penche, couvert, comme par une brume
115
d'un vert liquide, de ses innombrables rameaux charges de
bourgeons. II semblait attire par les eaux de la Lunt, et les eaux
de la Lunt semblaient se gonfler un peu dans une attraction
identique. Et, a travers les bourgeons verts de ce tronc couche,
la tache bleue semblait plus proche que jamais. Ce n'etait pas
I'oree d'une grande route, de quelque voie etheree, comme il
I'avait imagine tout d'abord. C'etait en realite un lac d'une
insondable eau bleue; un lac dans I'espace ! Tandis qu'il regar-
dait, les bourgeons verts devinrent autour de ses rives bleues
comme une mousse vivante, et un grand fragment de ciel qui se
penchait vers elles devint un centavire au poil fauve qui, sa tete
humaine inclinee sur son corps de bete, se desalterait de cette
eau pure. Wolf s'immobilisa brusquement et contempla ce qu'il
voyait, tandis que peu a peu ce qu'il voyait devenait ce qu'il
imaginait. C'etait cela qu'il voulait! C'etait cela qu'il recher-
chait ! La terre brune etait le centaure fauve, et si le monde
autour de lui etait si vert, c'etait que toutes les ames vivantes,
celles des brins d'herbe, des racines d'arbres, des roseaux sur la
riviere, buvaient elles aussi I'immensite bleue par cette grande
bouche d'argile.
Wolf Solent. Traduit par Suzanne N6tillard. Gallimard, 1967, pp. 152-154.
116
L
UNE
Les etranges hieroglyphes inscrits sur la face de la lune semblaient
sur le point de lui reveler, a lui seul parmi tous les humains,
un des secrets de I'univers. Alors qu'il le contemplait,
I'immense disque d'argent se fit plus proche, plus grand, plus
brillant. Cessant d'etre un satellite de la terre, le simple
miroir d'un soleil invisible, il devint un lac circulaire et lumineux
qui I'attirait vers lui, qui I'attirait en lui. Le ciel bleu-noir autour
de la lune devint un rivage a la pente glissante, sans aucune
saiUie, aucune lezarde a laquelle Rook put s'agripper : rien qui
arretat sa chute rapide, fatale, totale, dans ce gouffre magne-
tique! II eut mal a force de renverser la tete, mais ses doigts
ne lacherent pas le parapet. Un oiseau nocturne deployant son
vol concentrique au-dessus de lui aurait confondu son visage
avec une parcelle inanimee de blancheur, dressee la comme un
gne dans la nuit. Rook demeurait immobile, ensorcele. Et
SI
une etrange correspondance s'etablit entre le visage bleme qui
regardait la terre et le visage bleme qui regardait le ciel.
M,
ARE CAGE
Les marecages etendaient leur desolation ininterrompue (qui
sur Perdita exergait un grand charme), couverts, au ras du sol,
par des plantes aux feuilles glauques, aux tiges rouges, avec,
ga et la, des espaces depourvus ou presque de vegetation. Le long
du fosse noir qui separait la Tourbiere de la grand-route pous-
saient, par plaques, de minuscules plantes amphibies, sortes
d'algues enracinees, aux tiges limoneuses, salees, poisseuses,
ofFrant un contraste tres perceptible avec une vegetation de
sable plus seche, plus haute, avec des silenes et des oeillets de
mer qui, en depit de la saison, grace a quelques petales fletris
et a des tiges restees droites, bravaient encore « des cieux les
emportements ».
Givre et Sang. Traduit par Diane de Margerie et Franjois Xavier Jaujard. Le Seuil,
1973, pp. 27-28.
Les Sables de la Mer. Traduit par Marie Canavaggia. Plon, 1958. Le Livre dePoche,
p. igi.
117
Maree
« La maree montante, la nuit, c'est quelque chose ! » songea-t-il
et il se mit a imaginer les eaux en train d'entrainer jusque dans
le port toutes sortes de gros poissons qui ne quittaient jamais
les profondeurs, sauf quand la mer battait son plein la nuit, et
toutes sortes d'algues — des algues rouges du rouge de ces feux
de bord dont les reflets miroitaient dans les eaux noires, rouge
sang comme cette meche d'elfe sur le front de Larry (ch'andelle
a la lueur de laquelle Perdita s'etait mise au lit), rouge sang
comme le crane du Bouledogue fendu par le gros galet ! Quels
gros poissons devaient nager en ce moment! Se laisser porter,
bien tranquilles, avec de mols mouvements de nageoires et des
tortillements de queue, sous ces eaux noires oti miroitaient des
taches couleur de sang! Comme elles miroitaient, miroitaient,
ces taches! La maree montante la nuit! Ah! que de soirees
humides il avait passees a la regarder tourbillonner, deferler, se
gonfler, battre son plein contre le limon vert, ghssant, de cette
pierre du quai ! Toujours elle 1' avait remue au plus profond de
lui-meme. Ces entrelacs d'ecume — d'un blanc si livide dans
cette obscurite tachee de lueurs — il les imaginait dans les loin-
tarns du grand large, fendus par les proues des vaisseaux a la
derive, projetes contre les flancs des baleines qui « a coup
d'epaules se fraient un chemin dans la mer », moussant au-dessus
du hoquet d'agonie des noyes, se reformant sur le naufrage de
tresors inestimables a I'instant engloutis ! La maree montante
la nuit !
jVIeduse
Je suppose que pour moi 1' existence ideale, en dehors des hmites
humames, serait celle d'une meduse heureuse, irisee, epanouis-
sant son corps ensoleille par une tiedeur placide au fond d'un
bassm de pierre, ne blessant personne et n'etant blessee par rien
— et vivant entierement pour la sensation. A part I'existence de
la meduse, j'envie celle du Bison des Prairies. Les lezards du
desert me paraissent aussi enviables; et il y a beaucoup a dire,
a mon sens, du role innocent joue dans la confusion de la vie
par le lichen sur un pommier, ou par la mousse sur les racines
d'un orme.
Les Sables de la Mer. Traduit par Marie Canavaggia. Plon, 1958. Le Livre de Poche,
Confessions de deux freres, pp. 66-67. Traduit par Diane de Margerie.
118
M
ER
Parvenus a rextremite de cette plate-forme, le Caboteur et
Perdita se trouverent sur un sol qui ressemblait, tant il etait uni,
au plancher d'une salle de bal pour ondines ou a la pierre tom-
bale de quelque dieu marin. II etait brun fonce, piquete de
lichens tirant sur le jaune, rendu rugueux en certains endroits
par des mollusques vivants qui s'y incrustaient solidement et
par des coquilles fossiles minuscules dont les occupants avaient
peri des millions d'annees auparavant. Au pied du promontoire
les eaux vert sombre se chevauchaient, ecumaient, gargouillaient
et au-dela de la Barre (la mer, a la Pointe, subissait des influences
autres que celles de la temperature du jour) elles s'enchevetraient
sans cesse en courants, tourbillons, maelstroms. C'etait un de ces
endroits ou la nature pousse si loin un eflfet de contraste qu'elle
laisse supposer une intention sublime, car a I'immobilite absolue
qui regnait sur cette etendue rocheuse, de six metres sur trois
environ, correspondait I'absolu du mouvement perpetuel
dechaine par les flots. Debout sur cette plate-forme, I'homme
se sentait rive par la loi de la gravitation aux soubassements
memes de la planete, pendant que les remous impetueux des
eaux lui revelaient 1' existence de trous beants par ou le chaos
originel continuait ses eruptions.
Les Sables de la Mer. Traduit par Marie Canavaggia. Plon, 1958. Le Livre de Poche,
pp. 406-407.
119
Mousse
II y a dans la nature de la mousse quelque reticence religieuse.
EUe ne se glorifie pas de sa beaute, de la variete infinie de ses
formes; on ne les remarque qu'en les observant avec soin. Le
velours de sa verdure, vegetation des tout commencements,
ecume sombre exsudee par les pores de I'epiderme de la terre
mere, couvre de son tissu fantome toutes les pierres, tous les
rochers ou rocailles, tous les toits des masures ou ruisselle la
pluie, ou scintille la rosee. La magique douceur de sa presence
afflue en marge de tous les reves humains qui ont pour decor les
paysages de 1' Quest. Les souvenirs d'enfance en sont remplis;
les vieux villageois du Somerset s'en font un vague et sombre
vetement contre le froid de la tombe; et lorsque ceux qui sont
clones au lit revent miserablement de la vie qui s'ecoule au
dehors, c'est la profonde mousse humide, detrempee de pluie,
parsemee de champignons rouges, de feuilles mortes et de fils
de la Vierge, qui nourrit la nostalgic de leurs songes.
A Glastonbury Romance. Traduit par Dominique Aury et Genevieve de la Gorce. N.R.F.,
f6vrier 1968.
120
Neige
Netta avait si rarement vu la neige sur la campagne qu'elle
eprouva comme un efFroi sacre tandis que ses pas defloraient
la blancheur plumeuse qui recouvrait tout. Seule une charrette
avait franchi le portail depuis que s'etait abattue la tempete de
neige. Mais sauf cette trace, tout etait demeure virginal et sans
tache. La purete de la neige nouvellement tombee revelait la
souillure de toutes les diverses choses infimes qui se devoilaient
dans leurs bruns ou leurs jaunes impudiques et paraissaient
etrangement dechues, comme si la nature les avait rejetees dans
un acces de degout.
NoiSETIER
Juste au-dessous de Court House, a la lisiere du Weald, il y avait
un merveilleux bois de chenes, de noisetiers, d'ormes et de hetres.
II s'appelait (ce nom aurait plu a Walter de la Mare) le Bois de
\Varingore. Je m'y rendais presque tous les jours. Je penetrais
jusqu'a son centre ou je trouvais un etroit sentier moussu, jonche
de graviers, de brindilles, de vieilles feuilles mortes, piquete en
automne de fausses oronges ecarlates et au printemps de violettes
blanches. Peut-etre la promenade quotidienne ideale serait-elle
pour moi celle qui se deroulerait pendant 3 ou 4 miles, en terrain
absolument plat, dans le sentier etroit d'un bois de noisetiers.
Je me souviens tres nettement de m'etre dit, en suivant le sentier
du Bois de Waringore, que, quels que soient les evenements de
ma vie, pouvoir contempler cette mousse verte, ces brindilles
dessechees, ces champignons tachetes de sang offrait une com-
pensation suffisante au fait d'etre ne sur cette planete devastee
par le souffle de la cruaute.
Givre et Sang. Traduit par Diane de Margerie et Frangois Xavier Jaujard. Le Seuil,
1973, p. 103.
Autobiographie, Traduit par Marie Canavaggia. Gallimard, 1965, p. 264.
121
o
OLITHE
Ses vieux murs et ses vieux toits gris apparaissant plan apres
plan, rile a Dos d'Ecaille avait Fair de tirer sur sa longe dans la
lumiere vaporeuse et limpide de I'apres-midi, de tendre de plus
en plus I'amarre gigantesque de pierres transparentes, d'agate
et de cornaline, qui la liait a la cote. Dans cette lumiere d'enchan-
tement Fenorme bloc calcaire n'avait pas Fair d'etre implante
dans la terre ferme. II avait Fair de voguer comme les navires
de guerre du port sur des abimes d'eau opalescente. Le Gaboteur
avait Fimpression que cette masse prodigieuse d'oolithe flottait
bel et bien, ce jour-la, dans ce calme translucide, et meme qu'elle
ne se contentait pas de flotter, qu'elle avait envie de mettre a la
voile, de prendre le large, de partir naviguer sur cette mer
tranquille.
OISSON
Get aquarium me procurait un plaisir intense et sans rival. II
devait, je crois, satisfaire en moi le profond desir d'etre Dieu, ou
tout au moins un dieu; et il est bien vrai qu'a suivre des yeux
ces etres qui justement vont et viennent parmi les pierres et les
herbes avec lesquelles on a cree leur univers, on eprouve un myste-
rieux sentiment d'exaltation. G'est comme si I'on « possedait »,
de la meme fa^on que la Cause Premiere doit, j 'imagine, pos-
seder son aquarium, ces ebauches vives et argentees de nos
organismes humains. Ma satisfaction provenait surtout de I'idee
que j 'avals compose pour ces poissons un monde de collines, de
forets, de clairieres et de defiles qui devait leur paraitre immense,
infini, tandis qu'il me paraissait si petit a moi qui en avals choisi
avec tant de soin chaque herbe et chaque caillou.
Les Sables de la Mer. Traduit par Marie Canavaggia. Plon, 1958. Le Livre de Poche,
P- 397-
Autobiographie. Traduit par Marie Canavaggia. Gallimard, 1965, p. 62.
122
Riviere
C'est en longeant la rive d'un petit affluent, couverte de soucis
d'eau, qu'ils etaient arrives a la riviere. Gerda etait si impatiente
d'entendre le plongeon d'un rat d'eau qu'elle ne faisait pas
attention aux grandes corolles jaunes, dressees dans un fouillis
de tiges epaisses, humides et boueuses, et de feuilles lustrees.
Mais Wolf vit surgir de ce fosse, comme un troupeau invisible
et impetueux de chevaux aeriens aux crinieres flottantes, une
ruee d'anciens souvenirs. C'etait indescriptible ! Indescriptible !
II revoyait des courses foUes sous la pluie, sous des bancs de
nuages noirs, des randonnees le long de vieilles lagunes et d'es-
tuaires abandonnes, sur les sentiers trempes et solitaires de la
lande, ou encore pres des roselieres pleines de soupirs, des mares
melancoliques des carrieres et des fondrieres aux mousses livides.
Indescriptible ! Mais ces souvenirs-la, il le savait depuis long-
temps, etaient I'essence meme de sa vie. Aucun evenement n'y
tenait autant de place qu'eux. Aucun etre ne lui etait plus sacre.
lis etaient ses amis, ses dieux, sa religion secrete. Comme un
botaniste dement, un chasseur de papillons fou, il recherchait
ces vegetations impalpables, ces vagabonds farouches, et les
conservait en memoire. Dans quel but? Sans le moindre but.
Et pourtant ces choses etaient liees d'une fa^on mysterieuse a la
fatalite mythique qui le poussait toujours en avant.
Wolf Solent. Traduit par Suzanne Netillard. Gallimard, 1967, pp. 107-108.
123
OABLE
Les grandes delices des mois passes a Weymouth, delices qui
devaient se renouveler a chacun de nos retours dans cette ville,
consistaient a creuser avec une pelle de bois des trous dans le
sable humide du bord de la mer. O quel plaisir profond, quel
tremblant, quel fremissant plaisir c'etait dc suivre des yeux le
flot d'eau salee qui se deversait dans un estuaire que vous lui
aviez vous-meme prepare! Quel conamentaire sur le sort des
mortels, le fait qu'une activite proverbialement aussi vaine que
celle qui consiste a creuser dans le sable marin — exemple
irrefutable de I'effort inutile — s'accompagne de pareils trans-
ports de bonheur alors que c'est a peine si nous pouvons sup-
porter la vue des travaux utiles et durables peniblement executes
par nos mains ! La sensation eprouvee quand la mer fait a la fin
bel et bien irruption entre nos rives de sable qui, sous le flux de
longues vaguelettes, blanchissent, cedent, s'enfoncent, s'apla-
tissent, sont invinciblement deformees, arrondies, reduites a
I'etat de limon... et le sable que nous avons amoncele se met a
glisser de plus en plus, de plus en plus, jusqu'a ce qu'il ne reste
rien que la surface lisse ofFerte par le sol a la mer depuis des
milliers d'annees...
Autobiographie. Traduit par Marie Canavaggia. Gallimard, 1965, p. 57.
124
T
ERRE
Avec la senteur des bois et des pres entrait aussi cette saveur acre
et penetrante que degage la sueur de la mort, car des millions
et des millions de feuilles mortes se desagregeaient dans leur
retour a la chair de la Grande Mere endormie. C'etait une de
ces journees qui agissent particulierement sur les nerfs des femmes,
peut-etre parce que la passivite et I'inertie de la terre, en ces jours
de jachere, oii elle git, gravide, moribonde mais magnetique,
figee mais fertile, repondent a une de leurs humeurs les plus
secretes. La terre inculte et immobile avait sombre, s'etait comme
refugiee en ellc-meme, a des profondeurs interieures ou, inacces-
sible a la chaleur generatrice du soleil, elle possedait pourtant
une vie mysterieuse. A peine consciente de la systole et de la
diastole de son faible souffle, du battement souterrain de ses
pulsations etouffees, la vaste campagne gorgee de pluie parais-
sait, au cours de ce calme solstice d'hiver, gouter mysterieusement
I'extase de sa propre langueur virginale, de sa paix profonde,
comme « I'epouse encore inviolee du Silence ».
V.
AGUE
La mer ne laissait pas entamer son individualite : de toute
I'enorme masse visible de ses eaux elle restait la mer, entite
triomphale, gouffre insatiable en depit de la fougue que met-
taient les vagues a imposer leur caractere individuel. Chaque
vague etait, en somme, toute la mer en raccourci tandis qu'elle
courait a I'assaut des pentes de la plage comme pour repousser
la frange des galets ; chaque vague clamait dans toute son ampleur
le mysterieux acharnement de I'antique ennemie de la terre.
Givre et Sang. Traduit par Diane de Margerie et Frangois Xavier Jaujard. Le Seuil,
i973> P- 79-
Les Sables de la Mer. Traduit par Marie Canavaggia. Plon, 1958. Le Livre de Poche,
p. 19.
125
Bit.
L'AMBIGUITE DES PIERRES
a Jean-Jacques Mayoux
La pierre est un des elements dont le symbolisme est le plus
revelateur et le plus complexe de I'oeuvre powysienne : on pour-
rait croire que, dans un univers si adonne au fluide et au desir
de se couler subrepticement ailleurs, elle aurait pour seule
signification la durete dominatrice de la haine ou de la revoke,
mais il n'en est rien. Ce symbole est toujours ambivalent, a la
fois arme et blessure, comme I'eau est a la fois celle qui noie et
le noye lui-meme.
LE GR£S de la PITIE DANS BOIS ET PIERRE
Dans le premier roman de Powys, Bois et Pierre {Wood and Stone),
la pierre parait indissolublement liee a la silhouette napoleo-
nienne, massive et dominatrice, de Mortimer Romer, le pro-
prietaire de carrieres aux instincts sadiques et pervers. Le livre
s'ouvre sur la description de Leo's Hill, la coUine du Lion, qui
contient suffisamment de pierre pour rebdtir Babylone i; de fagon
insistante la coUine est comparee a un fauve couche dans le
desert, guettant sa proie, et sa pierre, le gres, est la plus dure, la
plus durable qui soit, puisque sa resistance depasse meme celle
du granit. C'est une pierre qui a bu le soleil, cet astre si angois-
sant dans les premiers romans de Powys, qu'il soit ceil a la pau-
piere sanguinolente, ou doigt de sang. L'adjectif que Powys
lui decerne le plus volontiers a quelque chose de violent et de
predateur, c'est le mot tawny qui evoque la cruelle couleur de
la criniere du lion. En face de ce gres, s'etend la terre d'argile
jaune anthropophage a la vegetation rouille de hchen orange.
Ce n'est pas cette terre qui saurait sauver ou consoler puisque
sa nature est d'etre douee de trattrise, mouvante, profonde,
1. Bois et Pierre (Wood and Stone), 19 15, p. 2.
126
inquietante et morbide. Des ce premier roman, cette terre-
tombe, bouche et porte de la mort, prefigure le fantasme de
Dor-Marth si destructeur de vie dans Camp retranche. L'idee
qu'apres la mort cette argile recueille le corps ne procure aucun
apaisement mais suscite au contraire l'idee d'une destruction
active et continue. Ce n'est pas tant d'etre porte en terre que le fait
d'etre aspire, englouti, devore, digere ^ qui procure de I'angoisse aux
habitants de Nevilton. Les tombes, dans Bois et Pierre n'ont pas
la blancheur diaphane qui rassure le heros powysien; elles n'ont
pas cet eclat ethere qui est moins la couleur de la mort que celle
de I'immortalite, grace a I'eternelle fidelite qui relie les vivants
a leurs disparus. Bien au contraire, Terre-Mere et pierre leonine
contribuent toutes deux a la manducation de leurs proies :
il ny a pas de salut pour les victimes humaines de ces deux complices 2.
Ainsi, des I'abord, si Ton associe la ferocite leonine du gres a la
virilite d'une figure paternelle ^ (qui s'incarne ici dans le person-
nage de Mr. Romer le proprietaire), et si Ton est tente de voir
en I'argile devenue tombe le souvenir tout puissant de la mere
morte, on est fi:-appe de voir combien ces deux figures parentales,
qui animent pour ainsi dire le paysage, s'entendent pour associer
leurs pouvoirs destructeurs. II n'y a pas d'un cote la pierre dure
et mechante, et de I'autre une argile maternelle et salvatrice,
mais bien deux puissances egalement redoutables. Et la pierre,
loin d'etre uniquement liee a la force virile, est done a la fois
arme et blessure.
LA DOUBLE MUTILATION
Tout le roman est domine par deux forces qui, a premiere vue,
paraissent contradictoires : d'une part cette puissance sadique
et perverse de Romer, de I'autre la mythologie du sacrifice qui est
celle des parias, celle, par exemple, de cette jeune fiUe opprimee
par les Romer, au nom significatif et douloureux : Lacrima
Traffio. Mais si ces forces s'opposent entre elles, il arrive qu'elles
se conjuguent pour conspirer a la perte du heros, comme le gres
s'aUie a I'argile : face au proprietaire Romer, se dresse le couple
de freres si cher a John Cowper Powys", les tailleurs de pierre
Luke et James Andersen, deux fils sur qui pese une double here-
dite de culpabilite et de souffrance, puisque leur mere a peri
des mauvais traitements infliges par un epoux cruel. La double
signification du symbolisme de la pierre (douleur infligee mais
1. Wood and Stone, p. 6.
2. id., p. 7.
3. Dans sa correspondance Powys applique souvent le mot leonin au pasteur, son pere.
4. On le retrouvera dans Givre et Sang, avec Rook et Lexie Ashover; dans Wolf Solent,
avec Jason et Darnley Otter.
127
douleur subie jusqu'a la petrification de I'etre) est suggeree
dans une scene qui a pour theatre une carriere, un de ces espaces
circonscrits et clos si souvent choisis par Powys comme lieu ou
I'impuissance de la femme se trouve aux prises avec la violence
des hommes. (Dans Camp retranche, c'est au centre d'une arene
a Dorchester que sera brulee Mary Channing, martyrisee parce
qu'elle fut accusee d'adultere). Ici, dans Bois et Pierre, la jeune
Lacrima est menacee de viol au fond de la carriere de Cesar
par le brutal fermier Goring ^, beau-frere de Romer. Profonde
comme un puits, cruelle comme une arene, la carriere ou I'in-
nocente Lacrima est, comme une victime, plaquee contre les
parois Usses, annonce les paroles sinistres que prononcera
Mrs Renshaw, dans Rodmoor : Ce que nous endurotis m'apparait
comme le poids d'un grand instrument de fer au tranchant nu et acere
— comme un belier qui nous forcerait contre une montagne obscure ^.
Mais la jeune Lacrima, aimee de James Andersen, n'est pas
moins reliee au theme maternel que le personnage de Mrs Rens-
haw, meme si elle n'est qu'une vierge menacee. Si Lacrima n'est
pas encore une femme qui va, comme Mrs Renshaw, au devant
de la souffrance, elle est essentiellement masochiste et blessee.
Lacrima est Italienne; or, la mere de James Andersen aimait
I'ltalie, lisait et relisait Dante. Tout comme cette mere doulou-
reuse tuee par la cruaute masculine, Lacrima est destinee a
I'immolation, au viol, au sacrifice. Au moment oix Goring
s'apprete a la surprendre, la jeune fiUe songe a un autre paria,
son amant de cam, son alter ego, I'excentrique Quincunx, et dirige
vers lui le faisceau de pensees, empreintes d'un attachement mater-
nel, qui etablit cette communion secrete et intemporelle entre
le fils et sa mere, si frequente dans I'oeuvre de John Cowper. Du
haut de la carriere ou il epie la scene, James Andersen devine le
sombre dessein de Goring. L'angoisse qu'il ressent a deviner le
viol imminent est telle que son ame bascule dans la folie (rejoi-
gnant par la meme celle de sa mere morte foUe de douleur),
et que son corps s'aflfaisse dans le vide. Ses cris dechirants, au
moment de cette chute salvatrice pour Lacrima, fatale pour
lui-meme, resonnent a travers ce puits tragique et toute cette
scene suggere par allusions successives combien, aux yeux de
James, qui n'a jamais pu oublier le drame de sa mere, Lacrima
n'est qu'une deuxieme incarnation de la Mater dolorosa. La
brutalite dont James n'a pu empecher qu'elle soit exercee par
son pere, il evitera du moins que Goring s'en rende coupable
1 . Le nom de Goring vient de gore : sang coagule, blessure. To gore decrit Taction du
taureau qui transperce, decoud le ventre de sa victime. Dans Givre et Sang, celle que le
heros se resoud a 6pouser pour assumer une paternite que tout en lui refusait, s'appelle
Ann Gore.
2. Rodmoor, p. 428.
128
envers la jeune fiUe qu'il aime, meme s'il doit par la perdre sa
vie.
On devine des lors I'autre aspect de la pierre : celui d'une petri-
fication par la souffrance si totale qu'elle entraine la mort. La
compassion et I'identification aux souffrances feminines ont tue
James Andersen. La pitie, tout autant que le sadisme, se revele
une force fatale puisqu'elle precipite sa victime dans le neant
d'une mort ou I'argile I'attend.
Que James Andersen soit, avec Quincunx, le premier double
dans lequel I'ecrivain s'est projete, ne fait aucun doute; Powys
lui a donne jusqu'a ses traits : de haute taille, de teint basane,
d'aspect sinistre, il evoque I'image d'une tenebreuse idole sculptee
sur le mur d'un temple Assyrien, I'autre moi de Powys etant person-
nifie par le paria egocentrique et detache qu'est Quincunx.
Par ce dedoublement, Powys suggere admirablement les deux
voies qui s'ouvrent a celui qui se trouve a la merci des etres qui
peuvent le mutiler par la force ou par la pitie qu'ils provoquent.
II lui faut, ou bien se detacher et progresser de fagon souterraine
a I'insu de tous, comme la racine qui contourne I'obstacle; ou
bien, annihile par le mal et la souffrance, renoncer a toute vie
sexuelle et meme a exister.
Tous les romans de Powys ne sont qu'une variation sur ce theme
central. lis ne cessent de depeindre des protagonistes qui cher-
chent a durer malgre leur perception aigue de la douleur uni-
verselle ou qui, tels Dud No-Man, choisissent de se mutiler afin
de prevenir I'agression qu'ils redoutent. C'est precisement ce
dilemme qui parait a I'origine du titre Bois et Pierre et dont le
personnage de James livre I'explication tandis qu'il songe a
Quincunx, son « rival » aupres de Lacrima : // est une racine,
une racine opinidtre, murmura-t-il. C'est pourquoi elle Va choisi. Rien
au monde ne pent saper la puissance de la Pierre si ce re est la racine...
Les arbres ont ce pouvoir... Trop longtemps fai travaille la pierre, trop
longtempsfai ete proche de la pierre. Voila pourquoi elle a choisi Quin-
cunx. Elle et moi, nous sommes sous le charme de la Pierre, nous ne
pouvons y resister, pas plus que ne le peut la Terre. Mais les racines des
frenes peuvent tout saper... ^
On remarquera comment, dans une lettre inedite^ a sa soeur
Philippa, Powys parlait de I'obstination de son pere a resister
comme la racine terreuse d'unfrene ou d'un chene, si bien que la racine,
malgre sa furtive et fluide apparence, parait reliee au theme de
la virilite, tandis que la pierre, a cause de la souffrance ou le
moi fige se replie, serait plutot evocatrice du terrible visage
maternel, synonyme de detresse, dont 1' apparition obsession-
nelle suspend Taction et I'amour.
1. Bois et Pierre. (Wood and Stone), p. 463.
2. Lettre a Philippa Powys du 9 d^cembre 1939.
129
LE GALET HOMICIDE DES SABLES DE LA MER
Mais entre Bois et Pierre, compose en 1914-15 (annee de la mort
de la mere de Powys) et Les Sables de la Mer qui parait en 1934,
retentissent des echos qui rapprochent le symbolisme ambi-
valent de la pierre des carrieres de celui du galet que conserve
Skald. Le galett est, de toute evidence, lourd de la revoke de
Skald, le caboteur, contre Cattistock, le capitaliste surnomme
le Bouledogue. S'il choisit de ne'plus jamais s'en dessaisir et
de le porter dans sa poche, c'est par solidarite avec les opprimes
contre I'injustice des oppresseurs. Ici, comme dans Bois et Pierre,
Cattistock est un proprietaire intraitable ; le caboteur le salt
bien qui se dit : // a mine mon pere... et les camarades de mon pere.
Et maintenant il vafernier ces carrieres qui sont ouvertes depuis un millier
d 'annees! Mais le voild devenu pire que I 'Ennemi des gens! II est devenu
I 'Ennemi de la pierre^.
U Ennemi de la Pierre : cela signifie que le riche et sensuel Cattis-
tock est a la fois 1' ennemi des hommes demunis qui ont travaille
pour la pierre, et 1' ennemi de ceux qui ont soufFert avec elle /
comme ces « parias » de Bois et Pierre paralyses par le malheur'
subi. C'est pourquoi, par une de ces demarches si powysiennes
qui exigent que Ton fasse retour pour repartir, et que Ton aflfronte
r ennemi avec exactement les memes armes sur le meme terrain,
pour triompher de lui jusque dans la similitude, le Caboteur
choisira une pierre comme symbole de sa lutte contre Cattis-
tock. C'est une des particularites de la lutte qui dresse toujours
deux hommes I'un contre I'autre dans cet univers, que le plus
faible en apparence jouisse de qualites occultes et magiques :
la pierre du Caboteur lui confere des forces occultes qui pre-
vaudront contre la pierre des carrieres. Mais dans le conflit
qui oppose les deux ennemis, et dont le galet homicide est le
signe, ce que Powys souligne chez le Bouledogue, c'est moins la
richesse du capitaliste que ses qualites de pere et d'amant. L'abus
de la puissance paternelle chez Cattistock, Powys I'exprime a
travers I'horreur que Magnus Muir eprouve de lui en tant que
pere du petit gargon Benny. Tous les soins de Benny vont a son
chien Jaune, et son plus grand souci est de soustraire la malheu-
reuse bete a son pere et a son ami, le vivisecteur Brush. La revoke
du petit Benny contre son pere Cattistock rejoint ainsi la repu-
gnance que Magnus eprouve pour le monde des hommes qui
mutilent et qui chatrent, univers auquel le proprietaire et le
medecin appartiennent. Par une cruaute du sort qui fait ressortir
combien Magnus se trouve parmi les victimes (tout comme les
« parias » de Bois et Pierre) sa fiancee, la belle Curley, va lui
preferer Cattistock si riche et si viril.
I. Les Sables de la Mer, 1934. Traduit par Marie Canavaggia. Plon, 1958; Le Livre de
Poche, 1972, p. 228.
130
Cette puissance erotique du riche proprietaire, c'est a travers
Skald que nous la percevrons surtout, qui ne supporte pas
I'attrait que Cattistock exercc sur les femmes. C'est sur ce plan
de rivalite sexuelle que le caboteur se place, hors de lui a I'idee
que le Bouledogue se naarie et plante ses crocs dans de la chair
blanche. Mais que le Caboteur, du jour ou il a appris I'arret de
travail dans la plus grande carriere de I'lle, ait glisse dans sa
poche ce galet au contact haineux, voila qui va mettre en ques-
tion la possibilite de I'amour. Le galet signifiant I'assassinat
parait incompatible avec sa passion pour Perdita. Si le Skald
devient homicide, il perd du meme coup le droit a I'amour et
a la vie. Mais la pierre ne separe pas seulement a cause du crime
possible. Elle possede d'autres significations encore plus secretes
et tout aussi meurtrieres : meme son absence est un piege oii se
decouvrent une vulnerabilite, une moUesse et une desintegration
qui sont comme une sorte de mort.
LA FASCINATION DE LA CREVASSE
Des la pierre haineuse oubliee, le monde se revele d'une fluidite
aussi deletere que celle de I'argile devoratrice. Toute agressivite
I'ayant quitte a cause de I'amour, Skald risque une mort aussi
grave que s'il etait pris par la justice des hommes : celle qui
consiste a se trouver happe et dissous. Quand Skald et Perdita,
au cours de leur promenade amoureuse, parviennent au bout du
promontoire, le heros se sent rive par la hi de la gravitation aux
soubassements memes de la planete, pendant que les remous impetueux
des eaux lui revelaient l' existence de trous be ants par ou le chaos
„ originel continuait ses eruptions'^. La nature semble avoir ici ouvert
' une brkhe, et le Caboteur est dangereusement attire par une telle
crevasse, imaginant sa mort s'il etait happe par cet orifice ou lui
et sa voiture, surnommee le Cormoran, pourraient faire la
culbute : Le vieux Cormoran n^aurait pas grande chance de s'en tirer...
s'il s'y laissait prendre. II se mettrait a tourner en rond comme une toupie.
II y a Id-dessous un entonnoir qui s'enfonce raide comme balk au fin
fond de la mer. Vous imaginez les murs noirs et lisses que ga doit faire? ^
La communion amoureuse n'a pas conjure les gouffres prets
a s'ouvrir. On dirait que Powys demeure hante par les memes
images suicidaires que celles qui presidaient a la fin de James
Andersen quand il se laissait tomber dans la carriere. Deja,
I'ecrivain semble annoncer la scene qu'il va, decrire quelques
pages plus loin — celle, non pas d'un viol, mals de la defloration
de Perdita : Une fois, tandis que dans un elan de confiance Perdita
1. Les Sables de la Mer, p. 407. C'est nous qui soulignons.
2. Les Sables de la Mer, p. 409.
131
endormie lui posait un bras sur le corps, il Jut submerge par m tel flot
de tendresse qu'en un moment de lucidite relative, posement, il tenta
d 'imaginer ce que serait sa vie s 'il laissait Cattistock tranquille. Alors
lui apparut une crevasse, aussi large que cette autre, Id-bas, tout
au bout de la Pointe, et qui beait en plein milieu de son dme, de sa
conscience, de ce qui faisait qu'il etait lui a ses propres yeux. Ne pas
frapper cet homme reviendrait, pour lui, a abandonner, pour saiiver sa
peau, un navire en train de sombrer doni il serait le commandant. Ce
serait comme si, sous lesyeux du public, il laissait couler le « Cormoran »
avec Bum Trot a hord pour partir a la nage commencer une vie nouvelle,
une vie miserable, sans but, deshonoree — la vie d 'un Idche! ^ Ainsi,
au moment de leur promenade comme apres avoir deflore Per-
dita, Skald est hante par une beance, une dissolution qui parait
nettement liee au danger d'etre chatre a travers I'amour de la
femme. L'identification a la femme aimee : tel est le danger
supreme qu'il faut savoir affronter et vaincre, au besoin a travers
le suicide ou le crime. II est impossible de ne pas rapprocher
cette crainte de la perte d'un moi viril, de la repugnance si
revelatrice de Powys dans son Autobiographic, quand, a cause
de sa chienne Thora, il se sent guette par une sexualite universel-
lement feminisee : Me dire que jusqu'd la mort de cette bete toutes
les promenades sur la surface de la terre nourriciere seraient pour ainsi
dire « feminisees » me causa pendant un certain temps d' extraordinaires
tortures! Un gouffre de feminite beait sous mes pas! ^
Que la femme soit un peril (primordial) qui provoque la desa-
gregation, que I'agressivite soit un danger (secondaire) qui
implique le meurtre, voila qui est admirablement suggere par
le dialogue entre Perdita et Skald dont I'objet est le galet ven-
geur :
— Tu vois ga?
II lui tendait le galet Id-bas, de Vautre cote de la bougie.
Elk regarda la pierre, elle le regarda, lui, et, en un eclair, eut Vintuition
du rapport qu'il y avait entre cet objet et les menaces dont I'echo lui etait
parvenu, bruits sinistres qu'elle avait jusqu' alors ecartes de son esprit...
— Toute la Plage de Galets est derriere cette pierre, dit-il.
— Toute la mer, repliqua-t-elle, est devant nous pour Pengloutir! ^
Une fois de plus apparait le dilemme dans lequel le protagoniste
est enferme. L'homme doit-il, pour sauvegarder sa virilite, se
fixer comme modele une figure masculine, meme si cette fixation
va de pair avec la revoke ou la haine ? Ou bien doit-il s'identifier
a une femme comme dans le cas de James Andersen, et se rendre
a I'amour comme Skald est tente de le faire avec Perdita? Le
heros doit-il opter pour le galet, ou se fondre avec la mer ?
1. Les Sables de la Mer, p. 419. G'est nous qui soulignons.
2. Autobiographie, p. 203-204.
3. Les Sables de la Mer, p. 424-425.
132
Tel est le drame du fib powysien : il ne peut devenir homme
qu'a travers relimination d'une puissance masculine qu'il hait.
La virilite de I'anti-heros exigerait, pour subsister, que s'applique
une loi du talion, personnelle, meurtriere : Cattistock ememi
de la pierre doit perir par la pierre. Mais, precisement, toute
I'oeuvre de Powys va refuser, au cours de son evolution, cette
angoissante alternative. Dans les premiers romans, les heros ne
savaient fuir I'angoisse de ce choix que dans une mort evitant
a la fois action et crime. On a vu, dans Bois et Pierre, James
Andersen se jeter dans le vide au lieu d' affronter Goring, et
dans Givre et Sang, on peut dire que Rook Ashover se laisse assas-
siner par le pasteur Hastings plutot que de le tuer.
II est symptomatique d'un revirement apaise et triomphal que
dans Wolf Solent la conscience dechiree du heros soit par lui,
telle une pierre, jetee dans les eaux de I'etang de Lenty. C'est
ce defi lance a la petrification due au meutre ou a la pitie qui
fait qu'a la fin des Sables de la Mer, et malgre le sombre destin
devolu a tant de personnages, le galet meurtrier avatar de cette
pierre symbofique de la conscience, est reduit au role d'objet
famiUer. II a perdu sa necessite emblematique du mal. Mais
si le Caboteur et sa bien-aimee ont pu conjurer les ambiguites
d'une pierre symbolique d'un univers dechire entre le masculin
et le feminin, n'est-ce point parce que tons deux n'appartiennent
plus au present, ni meme au regne des humains?
L IDOLE D OOLITHE
Tel est le but veritable et souterrain du heros powysien : acceder
au sub-humain ou au sur-humain, a un ailleurs grace auquel
il echappe a la necessite de se mesurer.
Magnus Muir, fils humilie, est condamne d'avance. Son pere,
le vieux Muir, Cattistock — autant de figures paternelles qui
ont fait de lui un etre fossilise, dont la seule issue sera le renonce-
ment ou la fuite. Au galet vivace de Fagressivite meurtriere
s'oppose la pierre resignee, comme amputee de toute force
motrice, qui pese au coeur d'un Magnus demeure un vieil ado-
lescent hante par son pere mort :
II y eut desormais, au plus profond de son cceur, un depot pierreux, un
fossile qui n'etait pas une ammonite, qui etait pourtant contournee comme
une ammonite et qui allait rester la, immuable, jusqu'a Fheure oil il
tomberait avec un bruit sourd au fond du cercueil de Magnus, quand la
chair de Magnus se detacherait de ses os i. Mais ce que Magnus,
enfant vieiUi prive de femme, est incapable d'edifier, le Caboteur,
cet homme aux origines mysterieuses qui semble venir de la
mer, ce marin prestigieux, saura le reussir. Car le Caboteur et
I. Les Sables de la Mer, p. 641.
133
sa bien-aimee sont a peine de ce monde; elle, Perdita, revient
de I'au-dela, portant encore les stigmates des morts, si grande
est sa transparence; lui, a I'air d'un cadavre en vie. Leurs parents
n'interviennent pas dans le roman et le pere veritable de Skald
n'est mentionne que par opposition a Cattistock. Aussi le heros
n'a-t-il pas ici d'origines precises. Des I'abord il a fait eclater
le temps et I'espace, ayant, aux yeux de Perdita, revetu les
traits d'un etre au-dela de I'humain : viril, dominateur, a demi
mythiqiie, tel un dieu marin amoureux 'visitant son lit de vierge'^. Yenu
du fond des ages, ce couple archetypique, epure par la souffrance
(le nom Skald evoque celui des bardes mystiques scandinaves)
accede a I'intemporel — exception presque unique dans un
univers ou les hommes et les femmes sont si souvent voues a la
separation. Parce qu'il appartient a un passe fabuleux, grace
auquel il echappe au temps et a la dangereuse necessite^de
tuer un rival, qui se situe toujours chez Powys sur le plan d'un
duel oedipien, le Caboteur sera delivre de la terrible hantise du
tiers. Aussi est-il juste que le couple privilegie qu'il forme avec
la pale ressuscitee, decouvre sur la falaise son double immortel
sculpte dans le roc. C'est une statue d'amour que les amants
contemplent, veritable idole taillee dans I'oolithe (comme ce
geant de Cerne dessine dans le calcaire, symbole erotique au
pied duquel d'autres amants s'unissent ^) :
La nudite de Vhomme et la nudite de la femme etroitement unies au pre-
mier age de la creation y etaient evoquees par des flancs et des misses de
dieux, tendus par Veffort de se confondre. Ni I'une ni Vautre des deux
formes n'avait de bras, d'epaules, ni de tete. Files n'avaient pas nan plus
dejambes au-dessous du genou, et pourtant Veffet produit par cette enorme
ceuvre d'art brut n'etait ni bas, ni grossier, ni bestial; le caractere en
etait divin, cosmogonique, createur ^.
Ces mots chers a John Cowper, divin, cosmogonique, createur,
avec leur montee vers une creation ou I'ecrivain exalte son propre
pouvoir, ne sont-ils pas un triomphal defi lance a tons ces
gouffres, a toutes ces arenes ou furent engloutis les heros devo-
res de remords et de pitie? Deja, aux cotes du Skald, dans
Les Sables de la Mer, Magnus reve d'un univers mineral : Ueau
et le sable, songeait-il, voild ce que je veux... Vinanime, non la chair et
le sang *. Les malefices des pierres trop humaines,^ en fin de
compte, ne sont rien aupres des sortileges de I'inanime : la pierre
de la faute est conjuree par celle du cosmos et le galet du destin
par une roche intemporelle.
1. Les Sables de la Mer, p. 202.
2. La Tete de bronze (The Brazen Head), pp. 288-2^
3. Les Sables de la Mer, p. 412.
4. id., p. 558.
Granit, pp. 421-423
134
L' AMMONITE SALVATRICE
Ce mouvement grace auquel, triomphalement, la pierre de la
conscience malheureuse est remplacee par I'inanime liberateur
est celui-la meme que va reveler VAutobiographie. Gar, des les
premieres pages consacrees a I'enfance, on ressent le poids
insupportable d'une culpabilite que I'ecrivain, encore une fois,
symbolisera par une pierre.
Le remords de I'enfant qu'etait alors Powys a toujours une meme
origine : celle d'avoir jalouse, ou hai, ou montre son agressivite,
envers son frere Littleton. On se souvient de la scene ou, age
d' environ trois ans, John Cowper a failli se transformer en
bourreau en etranglant son frere avec une corde : C^est la terreur
d'avoir ete trop loin dans un jeu de vie et de mort qui nt'est restee dans
Vesprif^, conclut I'ecrivain. Si, par la suite, le remords eprouve
envers Littleton Test souvent pour des raisons en apparence
bien futiles, n'est-ce pas que les autres circonstances ne sont
que le reflet de cette premiere agression, essentielle et dramati-
quement gravee dans I'esprit de I'enfant, inquiet d'avoir ete
trop loin dans son jeu? Cette culpabilite nee d'un geste enfantin
mais fratricide s'exprimera a travers une pierre a la signification
magique, ce qui rappelle singulierement la fagon dont galet
et homicide sont lies dans Les Sables de la Mer. Les rapports de
Littleton et de John Cowper sont constamment decrits en termes
de rivalite; les deux freres sont sans cesse opposes I'un a I'autre,
et Powys effectue toujours cette confrontation au cours d'une
epreuve ou il demeure seul, a part, face au pouvoir conjugue
de son frere et de son pere. Ainsi cette scene ou les deux enfants
ages de huit et de neuf ans cherchent a parcourir le meme trajet
que leur pere (les huit miles qui separaient Penn House et Rothesay
Houg'e) et dont Tissue fut lamentable pour John Cowper : Je
m'assis sur Fherbe brulee par le soleil que parfumait le thym et, inerte,
indifferent aux papillons blancs et bleus qui voletaient alentour, je perdis
toute esperance... Ce fut alors que Littleton montra dans quel roc il etait
taille en realisant un exploit que tout le monde eut tenu pour impossible.
II prit sur son dos invaincu un « Johnny » reduit a I'etat de loque et,
vacillant sous sa charge, escalada bel et bien le reste de la montee! ... En
ces temps anciens le courage de Littleton et son endurance me rendaient
constamment honteux de moi-meme ^. L'image conjuguee du pasteur
et de Littleton suffit a paralyser John Cowper au point qu'il
prefere s'arreter avant I'obstacle, comme en ce lieu pres de
Lodmoor ou tout gargon intrepide pouvait franchir d'un bond
les eaux du Preston : Get exploit, Littleton parvenait regulierement
1. Autobiographic, p. 15.
2. id., p. 53.
135
a Vaccomplir. Moi, tout aussi regulierement, je me precipitais' frenetique-
ment, desesperement vers cet endroit qui me langait un defi, pour m'arreter
net a la derniere seconde i. Au sentiment d'impuissance en face du
frere cadet victorieux et hausse au rang de frere aine, repondra
le desir ambigu de I'etonner par un renversement total, grace a
une autopunition exemplaire que le coupable s'inflige. Si I'aine
eprouve le besoin de mettre le cadet hors de combat, s'il donne
parfois cours a une agressivite dont il eprouve ensuite le regret,
il pretend annuler sa propre humiliation par les epreuves qu'il
s'lmpose : J'ai du mettre ainsi Littleton hors de lui unefois et lui avoir
attire de graves ennuis car, pris d'un cuisant remords,je decidai de faire
un geste qui compenserait ma mechancete... J'avais le sentiment qu 'il me
fallait, coute que coute, accomplir sur-le-champ un haut fait sensationnel
qui laisserait Littleton beant devant mon repentir ^. C'est pourquoi
I'enfant a I'idee d'aller chercher, pour la ramener a son frere,
un enorme fossile, une ammonite colossale encastree dans une subs-
tance geologique connue par son pere sous le nom de lias bleu.
Ce genre d'ammonite a pour Powys valeur4e fetiche precise-
ment parce que le pasteur lui en faisait si souvent noter la beaute
et que tout phenomene evoque par lui — qu'il eut trait a Vanime ou a
rinanime — devenait sacro-saint, privilegie, tels ces objets dont les
voyageurs se servent dans les contes de fees pour operer des transformations
magiques ^. Cette ammonite, il dut I'extraire de la falaise mais
le plus dm de la penitence consista a faire tout le chemin sous le poids
ecrasant de ce fossile deux fois plus volumineux qu'un crane humain ^.
Or, qu'_advient-il par la suite de cette pierre symboUque? Je ne
me souviens plus tres bien de Vaccueil que Littleton fit a mon ^ffiande.
Je sais seulement que, pendant toutes les annees oil sa collection resta a
Rothesay House, on y put voir troner cette ammonite expiatoire. Est-elle
ensuite allee au Presbytere de Montacute et, apres y avoir sejourne trente
ans, est-elle revenue a Weymouth quand mon pere, sa carriere achevee,
s'est retire ^ dans sa maison a lui? ^. Ainsi I'objet destine a forcer
r admiration, signifiant a la fois impuissance, culpabilite et
reparation, est-il relie a travers le frere, a la figure toute-puissante
du pere. Et Ton ne pent s'empecher de croire a de secretes
correspondances entre les deux oeuvres publiees en cette meme
annee 1934, Les Sables de la Mer et Y Autobiographic, entre I'ammo-
nite du renoncement, ce depot pierreux si lourd au coeur du
vieil adolescent Magnus, et Vammonite expiatoire mentionnee
par trois fois au cours de V Autobiographic, si pesante pour I'enfant
qu'etait John Cowper.
Et si, a la fin des Sables de la Mer, le Skald accede a une dimen-
sion au-dela de I'humain, delivre du galet homicide et coupable
I. Autobiographie, p. 54.
a. id., p. 55.
3. id., p. 56.
136
qu'il dissimulait dans sa poche, Powys lui-meme accomplit
exactement le meme trajet : au roc ^ de la personnalite du pere,
il oppose la dimension divine et cosmogonique de la creation
litteraire par oii il se fait demiurge. A partir du depot pierreux, du
fossile immuable de Magnus Muir, I'oeuvre intemporelle de
Powys, sans dimensions ni limites, devient une ammonite triom-
phale degagee pour toujours du lias bleu de la vie.
DIANE DE MARGERIE
I. Autobiographie, p. 589.
137
Glastonbury s'acheve sur V image d'une inondation fabuleuse : ce sont
les grandes marees, les grandes vagues de VAtlantique qui repondent au
magnetisme de la lune de mars et causent cette « invasion » de la mer en
celebrant, une fois de plus, le triomphe des forces feminines et occultes.
L' esprit du lieu de Glastonbury est feminin, et la ville est liee au Saint
Graal, au sang du Christ : souvent au cours du livre Powys surnomme le
personnage de Geard, maire de Glastonbury, « John le Sang ». Mul
mieux que cet homme sensuel et mystique, a la nature si complexe, ne peut
comprendre cette ville, ses phenomenes psychiques et naturels, I'envers des
choses, la force primordiale de I'eau porteuse de mort. Aussi sa fin par
noyade est-elle une communion avec le cosmos et non pas la perte angois-
sante d'un moi individuel. Submerge par les eaux qui recouvrent tout (et
meme I 'avion tombe de Philip Crow, le capitaliste qui rappelle Cattistock
des Sables de la Mer), Geard est envahi par deux images : Vune est
celle de sa fille Crummie, qu'il aime autant que Lear aimait sa fille
cadette ; l' autre est celle d'une forter esse incarnant Cybele. C'est une veri-
table renaissance dans la mort que connait Geard, et elle repond a toutes
les morts tragiques et suicidaires qui tentaient les heros des premiers romans.
Dans un recent essai sur la conception de la mort chez Powys^, G. Wilson
Knight cite des passages revelateurs d'Ovfen Glendower et de la pre-
face que Powys donna a Wolf Solent en ig6o, qui semblent nettement
conclure a la mort complete du corps. Reste la survivance spirituelle des
humains, de leurs auras melees a toutes les autres auras des etres et meme
des choses : G. Wilson Knight montre que tout Glastonbury la celebre.
La ville y apparait comme le lieu meme des interactions psychiques et des
emanations indicibles, riches de survie, qui proviennent de certains etres.
La pensee powysienne affirme essentiellement que les vivants sont dotes
d'une part de mort et les morts d'une part de vie. Qui, les vivants ont en
eux pkisieurs parcelles de mort : celles, vraiment mortellesj, qui les separent
de la grande symbiose avec le multivers, et celles, vivaces, de la survi-
vance et de la presence en nous des morts auxquels nous demeurons lies
par un cordon ombilical. C'est ainsi que les visions ultimes de Geard
hi font apparaitre deux figures qui lui sont intimement, interieurement
proches. Le personnage de Geard, dans sa vie comme dans sa mort,
exprime dejd les croyances qui seront celles d' Uryen dans Camp retranche.
Dans sa reunion finale a I' image de sa fille au geste enveloppant et mater-
nel, comme a I' image virile et inexpugnable de Cybele, la mere des deux-
fois-nes, il semble que Geard soit, comme Uryen et comme Faust, persuade
que le secret de la vie se trouve chez les Meres.
DIANE DE MARGERIE
I . « Powys on Death ». In Essays on John Cowper Powys. CardifF, University of Wales
Press, 1972.
138
LES TOURS DE CYB£LE
Geard voyait a present les Hauteurs de Glastonbury. Au sommet
des Hauteurs se dressait la tour, et la tour etait comme I'anse d'une
enorme coupe brumeuse qui devenait toujours plus immense.
Mais de nouveau il sombra — lui, Geard de Glastonbury — qui
allait mourir par I'eau, de la mort qu'il s'etait choisie. Oui, tout
cela il I'avait voulu; mais lorsque commenga son dernier combat,
ses bras se debattirent en frappant I'eau, sa gorge emit d'ultimes
gargouillements et son corps condamne parut s'emporter et se
revolter. Le corps de John le Sang dansait en fait sa propre
danse de mort secrete, en un violent defi a I'esprit qui I'avait
reduit a cette extremite.
Pour la derniere fois il remonta a la surface. De nouveau ses yeux
noirs s'ouvrirent, s'ouvrirent si grands que leurs orbites parurent
sur le point de se dechirer. II contempla intensement les Hauteurs
de Glastonbury, mais on ne saura jamais ce qu'il vit alors.
Les livres disent que le Roi Arthur a vu le Graal sous cinq formes
differentes, et que la cinquieme n'en a jamais ete revelee. Peut-
etre etait-ce d' avoir vu cette cinquieme forme du Graal qui
maintenant dilatait ainsi les yeux noirs et demoniaques de John le
Sang. Ses pieds battaient I'eau sans pouvoir s'appuyer sur rien,
ses grosses joues blemes s'enfongaient dans I'eau qui clapotait
autour d'elles comme autour d'un morceau de bois qui va couler,
sa bouche sensuelle etait grande ouverte avec la meme contrac-
tion que lorsqu'il prechait ou qu'il baillait, ses levres epaisses se
separaient moUement dans le meme abandon que lorsqu'il
embrassait Crummie, et ses lourdes epaules, son gros ventre sous
sa chemise de flanelle trempee, tout etait submerge, tout som-
brait, tout, sans rien sur quoi s'appuyer.
139
Les petites bulles d'eau brune qui flottaient obstinement autour
de cette bouche ouverte et de ces yeux figes, allaient et venaient
tout comme si ce visage n'avait ete qu'un pot de chambre rempli
d'eau, et non un homme encore vivant, plein de pensees « qui
voyageaient a travers I'eternite ». Elles montraient, ces bulles,
une telle hate a Hotter sur I'espace vide oil avail ete sa tete ! EUe
etaient si impatientes de flotter librement sur cet espace precis a
la surface de I'eau! Voila, leur volonte etait accomplie. Rien ne
restait plus maintenant que des bulles brunes et crevees tour-
noyant, tournoyant lentement en cercles qui se reduisaient — et
dans quel invraisemblable silence!
Mais la vaste Nature creatrice opera sa grande oeuvre de magie
mortelle qui surpassait la magie d'aucun Merlin, et, dans sa
compassion insondable et inhumaine, fit retomber tout batte-
ment des bras, s'arreter tout mouvement saccade des jambes,
cesser toute lutte et s'evanouir toute souffrance, dans un calme
incroyablement suave. Et I'esprit de John le Sang cessa d'etre
obscurci. Son corps s'etait machinalement rebelle. II etait main-
tenant docile. II etait maintenant reduit a I'obeissance. La
volonte de mourir qu'avait Geard de Glastonbury atteignait
enfin a la plenitude qu'il avait souhaitee.
Dans un calme, une paix inviolables, Mr. Geard voyait sa vie,
voyait sa mort, et voyait aussi cet Objet sans nom, ce fragment
de I'Absolu, qu'il avait evoque a chacun de ses jours. II etait
maintenant entierement libere de remords au sujet de Megan et
de Crummie. Ce qu'il y avait d'impitoyable dans le fait de les
quitter, pour sa pure et simple satisfaction, lui sembla trouver sa
justification en ces derniers instants. II etait egalement en paix
pour I'avenir de sa nouvelle religion. C'etait comme s'il avait
cesse d'appartenir a notre monde, a cette pantomime jouee dans
un miroir, ou nous sommes amenes a vouer un culte a nous ne
Savons quoi, et qu'il eut rejoint ces dieux qui ne cessent de pro-
jeter leurs reflets mysterieux sur Glastonbury, la ville de nos
incertitudes.
Le flot sombre qui le noyait — amer et froid, venu des marees
arctiques du lointain Atlantique — reveilla en cet instant toutes
les natures differentes enfouies dans son etre, tellement plus pro-
fondes que ses paroles, que ses theories, que ses actes. Pendant
son agonie, Geard de Glastonbury, en pleine lucidite et dans un
total apaisement, se fondit dans ces elements naturels qu'il avait
toujours consideres avec une assurance insouciante et sans raf-
finement.
II n'avait jamais ete un artiste. II n'avait jamais ete un homme
delicat. Son plaisir avait ete de flairer I'odeur de la bouse,
d'uriner dans le jardin de sa femme, de humer la douce sueur
de ceux qu'il aimait. II n'avait ni cruaute, ni culture, ni ambition,
140
ni education, ni raffinement, ni curiosite, ni affectation. II croyait
qu'il existait une aura miraculeuse autour de tout ce qui existait
et que « tout ce qui vivait etait sacre ». Tel etait Mr. Geard, celui
qui maintenant se noyait a I'endroit precis qui recouvrait la place
du temple que les hommes des antiques villages lacustres avaient
el eve a la deesse neolithique de la fertilite. II serait mort, et au-
dela de toute resurrection possible grace a un sortilege, dans
quelques minutes.
Pendant une eternite, il n'avait pas existe de Geard a Glastonbury.
Pendant une eternite, il n'existerait plus de Geard a Glastonbury,
bien que peut-etre il y eut un mysterieux fitre conscient pour
receler cet avatar dans I'orbe de son immense memoire. En cet
instant, pourtant, tout comme d'innombrables animalcules
infimes, le Maire de Glastonbury vivait encore, bien au-dessus
de r avion englouti de Philip Crow, et au-dessous de ces buUes
d'air qui tournoyaient.
A quoi songeait-il maintenant? Pas a Glastonbury. Pas a la Mort.
II etait etendu dans I'herbe verte et printaniere du Pare de
Montacute, et une incarnation de la Douceur, qui a la fois
etait sa fiUe et n' etait pas sa fiUe, les bras grands ouverts, courait
pour le rejoindre.
Qu'il fut en son pouvoir de se relever et de marcher vers elle, et
d'eprouver en I'embrassant qu'il embrassait la Vie meme de la
Vie, c'etait assurement la consequence de ce qu'il avait vu — • le
Graal sous sa cinquieme forme — au sommet de la coUine de
Gwyn-ap-Nud.
Mais au contraire de son patron et ami le Recteur de Northwold,
la conscience de John le Sang subit un arret total apres sa mort.
Et I'auteur de ce livre ignore si ce suspens se prolongea apres ses
funerailles, qui eurent lieu au cimetiere de la route de Wells,
aussitot apres I'inondation, et s'il se prolongera apres la vie de
cette planete et de toute les autres buUes egalement faites de
matiere, que rejette le torrent de la Vie.
II est pourtant certain que Mr. Geard ne s'etait pas trompe en
pensant que plonger dans I'amertume de la mort pour y trouver
plus de vie detruirait au moins ce qui, dans les infirmites de sa
chair, avait entrave son esprit. Et maintenant elles avaient disparu
pour toujours, disparu comme son propre souffle, ces bulks qui
avaient flotte en jubilant la oii son corps avait sombre.
Au-dessus des debris du pont bati par Philip Crow, au-dessus de
ce vieux tertre englouti du village lacustre ou demeuraient encore
la silhouette du vieil homme accroupi et celle de 1' animal epou-
vante, au-dessus de la masse immense des eaux tourbillonnantes,
passerent et disparurent les visions d'agonie du noye.
Dominant le flot montant de I'inondation, se dressaient encore
I'arche de la tour brisee de I'Abbaye en ruines, et la tour de
141
Saint Jean-Baptiste, et la tour de I'Archange. Ces tours demeurent,
elles endurent ce deluge, comme elles en ont endure d'autres.
Mais le Jour du Jugement viendra aussi pour elles. Ces tours,
comme celles de Rome et de Jerusalem, sont baties pour livrer
assaut a I'lnfini, pour faire le siege de I'Absolu, mais comme les
autres elles sont sujettes aux coups du temps et du hasard.
Car la grande deesse Cybele, dont le front est couronne par les
Tourelles de 1' Impossible, avance d'un crepuscule a 1' autre a
travers les generations. Et son long voyage d'autel en autel, de
culte en culte, de revelation en revelation, est sans fin. Les mon-
tagnes se sont ecroulees sur un grand nombre de ses temples.
Les profondeurs de I'Atlantique et du Pacifique en ont englouti
d'autres dans le limon pale et la vase monstrueuse des gouflfres
du monde. Quelques-uns ont ete ensevelis par les tempetes de
sable qui effacent toute trace sur les deserts. Certains sont perdus
dans les forets inviolees du nouvel hemisphere. Les jours des
annees dans la vie des hommes sont comme les feuilles dans le
vent et les ondes sur I'eau, mais partout oii la deesse porteuse de
Tours avance, d'une folic de croyance vers une autre, s'elevent
a nouveau ces pinacles du desespoir.
Les batisseurs de Stonehenge ont peri. Mais il reste ceux qui
adorent toujours ses pierres. Les batisseurs de Glastonbury ont
peri. Mais il reste des gens qui vivent encore parmi nous, et dont
les yeux ont vu le Graal. Les flancs de notre terre antique sont
marques des signes d'une devotion desesperee. Ses cavernes ont
ete gravees d'inscriptions fanatiques. Et ce n'est pas fini.
Les Tours de Cybele avancent toujours dans I'obscurite de culte
en culte, de revelation en revelation. Faites d'une substance plus
durable que le granit, plus vieille que le basalte, plus dure que le
marbre, et pourtant aussi immaterielle que le mystere le plus
aerien de la pensee, ces Tours de la Mere voyageuse troublent
encore les reves des hommes quand elles se mettent en marche.
Penchees sous la douleur de la vanite de tout, rongees par le
ver du desespoir, ces Tours tragiques se dressent encore a la
surface de notre planete, oscillent encore, desolees dans le vent,
et brillent encore, froides et blanches, quand revient la lune.
Les Philip Crow de ce monde construisent leurs nouvelles routes
et leurs nouveaux ponts. Mais EUe, I'antique Porteuse de Tours,
n'emprunte jamais ces routes et ne traverse jamais ces ponts.
C'est par d'autres chemins que ceux-la qu'elle avance. Les
navires de Fair se detournent lorsqu'ils I'approchent. Les inven-
tions des hommes ne la touchent pas. Autour de sa tete crenelee,
passe le souffle de ce qui est au-dela de la vie et au-dela de la mort.
Et seuls distinguent ses passages ceux qui sont promis a son sceau.
Les forces de la Raison et de la Science s'assemblent pour I'abattre
dans I'intense lumiere du soleil. Mais toujours elle se releve, elle
142
avance, des brumes de I'aube aux brumes du crepuscule, elle
passe a travers le plein jour comme I'ombre d'une eclipse, et a
travers la pleine nuit comme une trompette ou nul ne souffle,
jusqu'a ce qu'elle trouve la terre qui I'a appelee et les etres dont
elle seule peut combler le coeur.
Car les tourelles sur la tete de Cybele sent faites de ces etranges
pensees secondes de tous les deux-fois-nes du monde, les pensees
liberees des hommes lorsqu'ils reviennent de leur travail et les
pensees reveuses des femmes lorsqu'elles s'arretent au milieu de
leur ouvrage. Les forces de la Raison peuvent compter les pierres
de Stonehenge et chercher a deviner I'origine du Graal de Glas-
tonbury. Mais elles ne peuvent expliquer le mystere de ces pierres
ni poser la question magique du Graal.
Aucun homme n'a vu Notre Dame des Tourelles lorsqu'Elle
avance sur la terre, de crepuscule en crepuscule. Mais ses tours
sans cime sont les cris qui accompagnent la naissance d'un
enfantement occulte, et elles s'elevent en defi a la Matiere, en defi
au Destin, en defi au Savoir cruel et a la Sagesse desesperee.
Les hommes peuvent les railler, les nier, les attaquer. lis peuvent
conduire leurs machines a travers les mines de Glastonbury et
leurs avions au-dessus des pierres de Stonehenge.
Demeure au sein de la Dimension Inconnue, le secret de ces lieux
est transmis aux pas-encore-nes, et leurs oracles aux enfants de
nos enfants.
Car Gelle que les anciens nommaient Cybele est en realite cette
splendide et terrible Energie par laquelle les Mensonges de la
grande Nature creatrice donnent naissance a la Verite future.
De ITntemporel, elle est entree dans le temps. De ITnnomme,
elle est entree dans nos symboles humains.
A travers tous les balbutiements des langages etranges et les
murmures des invocations obscures, elle continue de soutenir sa
cause, la cause de I'invisible contre le visible, du faible contre le
fort, de ce qui n'est pas et pourtant est, contre ce qui est et pour-
tant n'est pas.
Ainsi Elle demeure, et ses tours se dressent a jamais, disparaissent
a jamais. Jamais ou Toujours.
JOHN COWPER POWYS
traduit par Frangois Xavier Jaujard
Ces pages sont les dernieres du roman A Glastonbury Romance ( 1 932 ; Macdonald, 1955).
143
Ill
CONSTANTES
La vie personnelle poussee a son plus
haut degre d'intensite et de subtilite
est, pour moi, le seul but intelligible
du Cosmos.
Autobiographie, 526.
CULTURE ET NATURE
La memoire demeure a jamais la mere de toutes les muses; et
dans nos reactions devant la Nature, c'est le souvenir de toutes
les reponses passees qui donne du poids et de Facuite a ce que
nous ressentons dans I'instant. Les comparaisons y jouent un
tel role ! Get arrangement particulier des choses, cette perspec-
tive speciale, ce coin de ciel avec ses nuages flottants, ce frag-
ment de coUine, de falaise, ou cette route, ce champ, s'ajoutent
avec d'autant plus de precision a notre reserve d'impressions
dominantes que nous avons davantage de souvenirs vagues ou
nets de visions semblables dans le passe.
Nul raffinement de nos gouts artistiques ou litteraires, nul
approfondissement de nos facultes d'intuition scientifiques ou
psychologiques ne pourront jamais remplacer notre sensibilite
envers la vie de la terre. Voila le commencement et la fin de la
veritable education. On a honteusement abuse de I'art et de la
litterature qu'on a detournes de leur fin reelle, s'ils ne nous
amenent pas a cela. Le developpement, dans notre moi le plus
intime, d'une sensibilite profonde envers la nature est un proces-
sus lent et tres progressif. Son premier eveil conscient dans la
petite enfance est infiniment precieux pour I'origine de nos
souvenirs dominants; mais plus nous controlons volontairement
notre prehension sensible des choses, plus le plaisir que nous y
prenons s'approfondit.
II est absolument certain que la premiere satisfaction que nous
eprouvons devant la Nature est une satisfaction sensuelle. En
face des paysages les hommes devraient cultiver leur sensualite.
Nous devrions les toucher, les gouter, les etreindre, les savourer,
les boire, les aimer d' amour. Beaucoup de gens, lorsqu'ils passent
a la campagne un jour qui-ne-reviendra-jamais, gaspillent tout
le bien que leur laisseraient les images de cette experience en
paroles et en dissipation. II est a peu pres impossible de retirer
une impression vraiment profonde — sensuelle ou mystique —
146
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d'une telle excursion si nous ne sommes pas seuls, ou avec un
etre aime. II est etrange de constater le petit nombre de ceux
qui jouissent profondement de la Nature. Cependant la terre est
veritablement et litteralement notre mere a tous, et personne
n'a besoin d'une foi spirituelle extraordinaire pour adorer la
terre.
Les etres religieux — et c'est fort bien ainsi — assistent a leur
messe a jeun. Leurs sentiments mystiques sont delicats et rares;
mais les sensations de ceux qui parcourent les paturages de notre
Mere le sont egalement. EUe aussi, comme le Christ et Sa Mere,
merite ce culte et ce jeune. Les vrais inities ne prendront jamais
leur petit dejeuner sans avoir fait au moins quelques pas au grand
air. Apres une nuit de sommeil les sens sont vierges. Objets,
sons et odeurs les ravissent plus qu'a aucun autre moment. Entre
la vie de la terre, rafraichie par la pluie et le sommeil, et la vie
de ses enfants existe a cet instant une mysterieuse reciprocite.
Un brin d'herbe est plus qu'un brin d'herbe a I'aube; le pepie-
ment d'un oiseau plus qu'une chanson; I'odeur d'une fleur
plus qu'un doux parfum.
Chacune des autres heures possede aussi son secret. Comme
les instants qui precedent et suivent le coucher du soleil sont
permeables et immateriels! Qui ne connait, meme parmi les
habitants des villes, ce lavis d'air bleu sombre qui semble planer
sur toute la terre et devenir un autre firmament entre terre et
ciel jusqu'a ce qu'apparaissent les premieres etoiles et que tombe
la nuit? Qiaelle volupte unique que de s'abandonner a corps
perdu au sentiment delicieux de somnolence qui nous prend
parfois sur un talus tiede, parseme de thym, ou au bord d'un
champ de ble chaud! Cette somnolence de midi, ce sommeil
magique de midi, est une experience unique, chargee des seves
luxuriantes et des sues capiteux qui emanent du dieu Pan,
provoquant en nous des detentes et des Uberations primitives.
Ce sommeil procure aussi des revelations troublantes, toniques,
qui ne s'offrent pas aux profanes.
Mais c'est plutot au crepuscule que dans la chaleur du jour, ou
peut-etre juste avant le crepuscule, lorsque le soleil tombe a
I'horizon, que s'eveillent en nous les sources les plus profondes
du souvenir. Qu'y a-t-il dans ces ombres des branches immobiles
qui s'allongent sur les pelouses ou les champs, qui emeut Fame
et nous rend etrangement bienveillants envers nos pires ennemis ?
Qu'y a-t-il dans une longue route blanche qui disparait au cre-
puscule au-dessus du sommet des collines vers une destination
lointaine et invisible, qui touche I'imagination d'une maniere
si difficile a exprimer?
II n'est pas necessaire de repondre a ces questions; mais il est
necessaire d'attendre longtemps, tres longtemps, ces experiences
147
inexplicables. Celui qui oserait se croire cultive sans avoir jamais
erige en culte special et intense la jouissance de ces moments
rares serait un imbecile plein de morgue. II arrive, je crois, que
lorsqu'un homme veut paraitre cultive, il pretend eprouver une
admiration esthetique ou artistique pour certains arrangements
de forme et de couleurs dans la Nature. Rien n'est plus irritant,
plus importunant que cela. II semble tellement hors de propos
de trainer ces pseudo-motifs artistiques alors que la vie de la
Nature est si satisfaisante par elle-meme. Le veritable amant
de la Nature se contente de se perdre, avec ses theories artis-
tiques les plus passionnees, dans une fusion indescriptible de son
etre avec le labour ou le pre ou il se promene.
Supposons que ce soit le mois de Novembre, si souvent triste.
Tournant le dos a la circulation de la grand-route, debout
quelques instants au bord du chemin, vous verrez peut-etre un
chardon, une feuille de patience ou une brindille fanee, sans
fleur, de coton sauvage. Imaginons que cette plante pitoyable
et desolee pousse sur la Crete d'un talus sablonneux ou vous
apercevez tout a coup certains coquillages fossiles — des ammo-
nites peut-etre — et, sous la tige de la plante et un pen au-dessus
des fossiles petrifies, vous entrevoyez les racines rampantes d'un
sureau proche dont les feuilles fletries et les gousses sechees se
profilent, comme le sommet du chardon ou la feuille de patience
sur I'horizon gris. Tandis que vous observez toutes ces choses,
les souvenirs d'innombrables impressions d'enfance se pressent
dans votre esprit.
Le bord estompe du talus sablonneux, ici un brin d'herbe, la
une coquille vide de colima^on, les piquants gris de ce chardon,
la trame de cette feuille de patience prennent, sous votre regard,
une valeur symbolique. lis deviennent des signes de la myste-
rieuse face de la terre, plongee dans la grisaille de Novembre,
hagarde et tragique, jusqu'au dome incurve de brume grise
qui est tout ce que vous apercevez de la voute du ciel. Et, pen-
dant que vous continuez a tout observer, concentrant toutes
vos facultes et oubliant le reste, vous comprenez peu a peu
qu'entre votre personnalite secrete — a la fois physique et
psychique — et la personnalite secrete, egalement physique et
psychique, de ces tiges et de ces feuilles, de ces grains de sable
et de ces fossiles petrifies, il existe une reciprocite qui transcende
toute comprehension rationnelle. II se peut fort bien que les
sentiments que vous eprouvez en face de ces choses ne ressem-
blent nuUement a un elan de bonheur ni a une emotion mys-
tique. Peu importe. Ce qui importe, c'cst que, de la maniere
148
la plus calme, la plus terre a terre, vous concentriez vos pensees
sur la rondeur du globe qui tourne en transportant son fardeau
vivant dans le temps et I'espace infinis, dont ce chardon, ces
racines de frenes, cette feuille de patience fletrie, tout comme
votre squelette recouvert de chair, sont des fragments ephemeres.
Aussi n'est-ce done pas seulement la beaute de ces petits objets
— bien qu'il put y en avoir beaucoup dans la couleur argentee
du chardon, le lustre metallique de la feuille et I'or du sable
— qui arretera vos pensees. Vous etes plus qu'un admirateur
esthetique ou artistique : vous etes un amant! Ce que vous
arriverez a sentir, c'est une identite singuliere entre votre etre
profond et I'etre profond de ces choses. Et ce sentiment d'identite,
obtenu ainsi par un processus de concentration calme, stable,
n'a rien d'une experience fantastique, mythique ou meme mys-
tique. C'est la reconnaissance paisible d'une realite absolue, qui
met en jeu I'intuition et la raison. Votre nature, dans sa totalite
physique et psychique, repond a ces autres formes de matiere
premiere du souvenir qui vous sont ainsi presentees, si nettement
tracees, contre ce ciel gris de Novembre.
II existe, en verite, une satisfaction etrange et profonde a prendre
conscience de cette identite entre votre propre vie ephemere
et celle d'autres creatures terrestres, organiques ou inorganiques.
Lorsqu'on reflechit a cette identite, I'esprit pent parfois se sentir
rempli du sentiment « d'une fusion bien plus profonde », de
I'idee qu'il existe, en fait, une essence permanente en ces crea-
tures et en nous, independante de I'annihilation vers laquelle
nous avangons tous.
II est certain que rien ne diminue davantage notre peur de la
mort que d'etre impregne des processus des saisons et de la chimie
de la terre vivante. Beaucoup de gens, s'ils se savaient destines
a mourir a fair libre, se sentiraient incroyablement soulages.
C'est parce que la difference entre I'etat de vie ou de mort est
si faible dans le monde vegetal que nous sommes immunises
contre la crainte de la mort par le contact de ces racines, de
ces tiges, de ces feuilles, de ces graines et de ces fleurs. La con-
templation des astres eux-memes, soleil, lune, planetes et etoiles,
ne nous protege pas tant contre la peur de la mort que celle de
la plus petite tache de mousse verte croissant sur un vieux mur
de pierre, parce qu'il y a une affinite plus directe entre n'importe
quel vegetal qui pousse, plein de seve et de sues doux et amers,
et nous, que ces corps lumineux et lointains, scoriaces et chi-
miques. On peut considerer I'immensite du ciel etoile comme
une experience poetique ou un phenomene scientifique. Dans
un cas elle est stimulante, dans I'autre effrayante.
Lorsque nous regardons un troupeau broutant I'herbe d'une
verte prairie, sous de vieux arbres massifs, nous sentons affiluer
149
en nous une vague de confiance vis-a-vis de la bienveillance
fondamentale du systeme des choses, tout comme la vue d'une
boucherie provoque la tristesse et la mefiance. Efforgons-nous
de demeurer tres sceptiques sur la valeur philosophique de ce
genre de sentiments. Mais ils existent, ils ont leur place parmi
les nombreuses impressions contradictoires que la vie nous
apporte. A cause d'une certaine douceur due a I'heure et aux
circonstances, des spectacles de ce genre peuvent nous inciter
a une confiance simple dans la Nature qui ne se juslifie guere
pratiquement et n'a pas de base rationnelle.
Mais ce qui nous rend plus legere la pensee de la mort, quand
nous nous sommes impregnes des odeurs de la terre et avons
assimile les bruits et les paysages champetres jusqu'a ce qu'ils
impregnent nos os memes, est une parente vague avec la longe-
vite surhumaine des rochers, des pierres et des arbres. Quand
le soldi torride de midi vous rend somnolent ou que les pluies
battantes d'automne vous transpercent; quand vous avez senti
les feuilles mortes plaquees contre votre visage, trebuche long-
temps dans I'obscurite parmi les arbres tombes, ou avance penible-
ment pendant des heures dans le sable ou la boue, une etrange
lethargie, douce et saine comme la lassitude des betes, patiente
et resignee comme la permanence des troncs d'arbres, s'empare
de votre etre conscient qu'elle berce jusqu'a ce qu'il arrive a
cet amor fati, ou amour du destin, qui semble accepter la mort
et I'idee de la mort avec une etrange serenite.
A la surface des formes et des contours de la Nature existent
mille effluves ondoyants, coulant ici, flottant la, selon les innom-
brables caprices du hasard et des occasions. Ces effluves, oia
Fombre des nuages, le vacillement des reflets lumineux, les
mouvements des vents, I'atmosphere ailee qui va et vient autour
de nous, s'allient a quelque chose qui emerge de chaque etre
vivant et composent cette essence mysterieuse que certains ont
appelee la magie de I'univers. Cette magie semble naitre des
formes de la Nature et y sombrer. C'est, en fait, le vacillement
et le passage d'une presence a la fois psychique et materielle,
qm, bien que d'essence non humaine, est tellement liee a notre
vie nerveuse qu'elle depasse dans toutes les directions notre
attention consciente et excite des vibrations magnetiques qui
touchent notre memoire subconsciente et provoque d'etranges
reponses dans notre imagination.
Remarquons que cette magie de I'univers emane toujours de
150
la surface et y retourne toujours. C'est le souffle, la fleur, le par-
fum, r expression scintillante de la vie meme, qui parait ren-
fermer davantage le secret de la Nature qu'un esprit hypothe-
tique que Ton irait chercher sous la surface de la vie. Nous
arrivons ainsi a la conclusion que ce qui pourrait etre appele,
metaphoriquement, I'ame de la Nature demeure a la surface
et non au fond de celle-ci, et est liee davantage aux lumieres
et aux ombres qui tremblent sur le sol qu'a une force souterraine
bouillonnant au-dessous. Aussi arrivons-nous a la conclusion
que I'ame de la Nature demeure a sa surface plutot qu'a des
profondeurs « spirituelles », et qu'elle demeure la plutot que dans
une anatomic structurelle ou une chimie inorganique des choses.
En d'autres termes, c'est dans le souffle et la fleur des objets
animes, et dans les lumieres et les ombres, les tons et les teintes
des objets inanimes, plutot que dans les forces electriques ou
chimiques qui leur sont sous-jacentes, que la realite poignante
de la Nature vit et palpite.
II est done indeniable que le veritable amant de la Nature
s'interesse necessairement a I'apparence des choses qui atteignent
une signification symbolique. Nous pouvons done affirmer, sans
paradoxe gratuit, que le superficiel est Tessentiel. Les aspects
superficiels sont I'entelechie de la Nature et ceux qui s'y aban-
donnent le plus completement sont aussi ceux qui ont ete inities
le plus profondement a ses voies creatrices. Le caractere des
choses et leur valeur symbolique vraie ne se trouvent pas dans
I'origine des choses, mais dans leur aboutissement et leur ache-
vement.
Un des plus profonds secrets lie au sentiment habituel de la
Nature est I'influence progressive qu'elle exerce sur notre endu-
rance et notre stoicisme. Cette influence particuliere s'exerce
surtout quand le paysage qui nous entoure ofTre une certaine
austerite. Lorsque nous suivons des routes solitaires, que nous
traversons des prairies en friche ou des hautes terres steriles,
que nous marchons le long de dunes isolees ou de plages desertes,
un sentiment inexorable de communion avec les elements pri-
mitifs, que nous n'eprouvons pas au milieu de paysages pitto-
resques ou luxuriants, s'empare de nous. Au cours de ces
marches solitaires, un effluve depouille et apaisant nous vient
de la pluie battante, du soleil torride, du vent violent; quelque
chose qui semble nous obliger a ressembler aux troncs d'arbres
secoues par le vent ou aux rochers trempes par les tempetes,
quelque chose qui, peu a peu, nous communique I'etrange
faculte de trouver notre bonheur dans notre seule endurance.
Ce n'est, en fait, rien de moins que 1' endurance qui devient le
secret ultime de la vie. Et avec raison ! Car lorsque nous consi-
derons la vie avec philosophic, de la couche la plus profonde de
151
notre etre, I'endurance resume bientot la situation finale de
toutes les entites humaines. Le moi et le non-moi se confronteni
en de tels moments sans aucun intermediaire.
A la campagne, en face des realites de la Nature, nous sommes
continuellement entoures par les signes scandaleux de la maladie
et de la mort.
Des lapins morts, des moutons morts, des corbeaux morts, des
serpents morts, des arbres morts nous guettent a chaque pas;
et le sentiment de I'horreur de ce qui peut a tout moment nous
arriver tend a donner aux problemes et aux dilemmes de la
vie une certaine perspective rigoureuse. Tons ces spectacles
sinistres de naissance et de mort tragiques, I'endurance profonde
et solitaire des animaux sur terre et des oiseaux dans Fair, inci-
tent a considerer certains contacts humains d'un regard dur et
depouille; tandis qu'en meme temps les sentiments que nous
eprouvons envers nos parents, enfants ou epoux, s'enracinent
de plus en plus avec les annees. Ce qu'un contact vraiment
intime avec la Nature fait, en realite, pour notre culture, c'est
de mettre cette culture elle-meme en evidence; de sorte qu'aucune
affectation trompeuse ou timidite morbide, aucune attitude
melodramatique en face de I'art ou de notre originalite n'alterent
le contentement depouille, simple, naturel, a la fois humble et
fier d'etre exactement tels que la Nature nous a crees. Pres d'un
mouton malade — avec le regard que nous connaissons trop bien
dans ses yeux — , pres d'un lapin mort, d'un passereau extermine
par un faucon ou d'un vieux paysan, les jambes impitoyable-
ment transformees par les rhumatismes en deux cornes de boeuf
fuselees, nous cessons de nous attacher aux minuties qui accom-
pagnent le sentiment tatillon de notre importance.
II existe aussi un autre resultat non negligeable que I'intimite
avec la Nature nous apporte, c'est de nous faire comprendre
la valeur du pouvoir fondamental de la volonte. Ce pouvoir
est limite dans sa maitrise sur les evenements exterieurs; mais
il est a pen pres infini dans le controle qu'il exerce sur les mou-
vements de notre esprit. Plus nous I'employons dans ce sens,
plus sa force devient formidable. II semble que 1' effort supreme
de la volonte devrait tendre — c'est, du moins, I'observation
qui parait se degager des animaux, des oiseaux et des plantes —
a garder toujours clairement devant notre conscience I'idee
d'un certain calme vibrant de I'esprit : la comprehension qu'un
152
etat de paix proche de I'extase est le secret le plus profond que
nous puissions arracher a I'univers. Si la volonte demeure obsti-
nement orientee vers ce bonheur, notre moi le plus intime devient
reellement de plus en plus heureux. Tel ou tel moment exaltant
surgira et s'evanouira, naturellement, comme par le passe, mais
le durcissement de notre volonte en une certaine tranquillite
obstinee nous conduira tout pres de cette calme energie paisible.
L'endurance des animaux, des oiseaux et des plantes, chacun
dans leur isolement personnel, nous amene finalement a une
conclusion inflexible : celle que la volonte a un pouvoir presque
illimite sur nos reactions les plus intimes et secretes envers la
vie. Une longue observation de ces luttes primordiales eveille
en nous le sentiment que toute la force de la situation^ cosmique
est due a la prise de conscience de I'individu solitaire. Notre
bonheur ou notre malheur deviennent de plus en plus I'unique
probleme sur lequel nous avons un controle presque total; et
de plus en plus positivement, le seul secours sur et certain que
nous puissions oflfrir — a 1' exception du pouvoir magique de
I'amour — au « flot des tendances qui favorisent la vertu ».
Tous nos actes exterieurs, tout ce que nous faisons ouvertement,
tons les clapotis que nous provoquons dans la vaste maree, ont
une tendance fatale a causer autant de mal que de bien. Si nous
vivons proches de la terre, nous I'observerons nuit et jour. Les
deux seules choses que nous en viendrons finalement a distinguer
du reste comme ayant des consequences heureuses et non mal-
heureuses sont notre calme profond et personnel, opiniatrement
conserve malgre tous les coups du sort, et ce genre d' amour pour
les autres qui est compatible avec le detachement. L'amour
qui s'immisce et est incapable de laisser faire est etranger a la
fagon d'agir de la Nature; et, comme le savent tous ceux qui
ont regarde les yeux des serpents, des oiseaux, des crapauds,
des oies et des mouettes, il jaillit du coeur de la Nature une
volonte resolue de bonheur, malgre tout, qui est plus forte que
n'importe quelle croyance, plus profonde que n'importe quelle
philosophic, plus efficace que n'importe quel renoncement.
Enfin, d'un point de vue philosophique nous pouvons tirer de
notre culture des bienfaits infinis en vivant proches de la Nature.
La philosophic la plus fructueuse est, nous I'avons deja suggere,
celle qui ecarte tout ce qui s'interpose entre I'ego individuel et
la cause premiere inconnue. Inconnu, inconnaissable, ce pou-
voir inhumain, bon et mauvais, echappe a toute definition. II
est si fort et pourtant si faible; si bon et pourtant si cruel; si
reconfortant et pourtant si horrible que Ton ne peut y penser
qu'en termes contraires et n'en donner une idee que par des
images. Mais lorsqu'on marche seul, longtemps, sur I'herbe
ou le sable, les rochers ou I'humus d'une foret, nous comprenons
153
que toutes les feuilles, tiges, vrilles et herbes vivantes attendant
patiemment dans un silence rempli d'espoir, portant leur fardeau
spirituel sur la grande voie de notre temps fini, tandis qu'elles
puisent secretement un contentement etrange, magnetique, inex-
primable a un niveau d'existence bien au-dela de ces limites.
EUes remercient de leur bonheur cette cause premiere, mais,
dans leur longue patience, elles la defient.
Cette influence de la Nature presente ce caractere singulier
d'augmenter I'intensite de ce dualisme entre la gratitude et le
defi en nous donnant I'impression qu'autour de nous, dans
toutes les directions, des creatures sensibles eprouvent cette
meme double emotion. Gratitude mysterieuse — defi myste-
rieux — teUe semble etre 1' attitude de la Nature en vers le Pou-
voir, mysterieux aussi, qui I'a creee : et nous, ses enfants innom-
brables, partageons cette attitude de notre Mere sans scrupules.
Mais bien que ce don fondamental de la Nature a notre culture
soit cette reponse a deux tranchants, il demeure vrai que ce que
nous eprouvons devant n'importe quel paysage simple est une
impression obscure, non d'une cause premiere, mais de pre-
sences invisibles flottantes et legeres, de genies et d'esprits tute-
laires, pourrions-nous dire, des rivieres, des rochers, des plantes
et des arbres au milieu desquels nous passons.
II est tellement important que les impressions que provoque en
nous la Nature, telles que je m'efforce de les analyser, soient
eprouvees d'une maniere claire et sans equivoque que, si le
lecteur le permet, je me propose de recapituler et de resumer
I'ensemble de la situation telle que je la consols. Je I'emmenerai
a Fair, dans un endroit que les efforts conjugues de I'auteur et
du lecteur ne peuvent manquer de reussir a evoquer. II y aura,
si vous le voulez bien, une cloture, un mur ou une haie, a I'extre-
mite d'un champ convert d'une variete d'herbes eparses et
hautes. Nous supposerons qu'il n'y a pas de vent ce jour-la et
que ce fouillis de plantes est immobile dans Fair calme. Nous
observons, dans le plus profond silence, cette vegetation qui
respire imperceptiblement; et, a mesure que nous la regardons,
I'impression qui s'impose pen a peu a nous est celle d'une attente
muette. Attente de quoi? Ah cela, personne ne pent le dire!
Mais quelque chose, dans notre propre coeur et notre dispo-
sition d' esprit, correspond intimement a cette etrange attente,
a cette attente qui coupe le souflfle. Et tandis que nous demeurons
la, laissant notre personnalite sombrer dans le mystere final de
la vie, tout se passe comme si, dans un dialogue muet avec
Feternel, nous rendions tout a la fois cet inconnu responsable
des souflrances et que nous le remerciions du bonheur de tout
ce qui vit.
Mais ceci n'est que la pulsation secrete de ce que nous sentons.
154
En meme temps planent autour de nous, dans Fair silencieux,
des emanations magiques qui s'elevent de ces feuilles et de ces
tiges. Des vibrations et des fremissements, a demi reels, a demi
psychiques, les traversent et nous traversent, et une reciprocite
innee — pour citer une phrase de Hardy — s'etablit entre nous
dans ce petit point precis de la terre et de I'ether.
Ce n'est d'ailleurs pas tout. II s'ensuit qu'un homme ou une
femme venerant ainsi la Nature entiere sous la forme d'une
parcelle d'herbes emmelees, commence a comprendre vague-
ment que cette Nature est beaucoup plus qu'un ensemble dont
on a faiblement conscience. En realite, elle commence a se
presenter comme une vaste accumulation d'entites individuelles
vivantes, certaines visibles, d'autres invisibles, mais qui toutes
possedent un substrat materiel et dans lesquelles I'esprit et la
matiere se fondent dans le mystere essentiel de I'etre.
C'est, en realite, a cet endroit precis, pendant que nous conti-
nuous d'observer ce fouillis de plantes, que nous comprenons
le polytheisme infini de I'univers. Le monde est rempli de dieux !
II emane de chaque plante et de chaque pierre une presence
qui provoque en nous le sentiment de la multitude des pouvoirs
quasi divins, forts et faibles, grands et petits, qui vaquent, entre
ciel et terre, a leurs taches secretes.
Liberant, cependant, mon lecteur deja epuise de la tension
intellectuelle a laquelle je I'ai soumis, ne pourrais-je pas dire,
en admettant pleinement I'immense divergence qui existe entre
les differents temperaments, que ce qu'une intense absorption
dans la Nature pent faire pour notre culture humaine, c'est de
developper son aptitude a ressentir les joies mystiques et sen-
suelles? Le dessein fondamental de cet essai est seulement de
suggerer des voies et des methodes qui permettront aux antennes
subtiles ou aux tentacules sensibles de la personnalite d' exploiter
nos experiences communes.
La fagon extraordinaire dont la vie dans la Nature se mele a la
maladie et a la mort, le fait que presque toutes les creatures
vivantes portent en elles le fardeau d'un element fatalement
atteint ou deja mort, nous incitent a exercer plus resolument notre
volonte de ne pas abandonner un atome d'espoir. La Nature
et les patientes creatures de la terre peuvent nous liberer peu
a peu de tout sentiment morbide, de ces folies subjectives dont
nous souffrons tous, chacun a notre maniere. Si les herbes fanees,
les animaux blesses, les insectes abimes, si les chiens galeux, les
rats a trois pattes, les mites qui ont perdu leurs ailes, les poissons
aux branchies saignantes, les coleopteres attaques par des para-
sites, les buissons courbes en deux par des vents implacables,
les rochers fissures par des convulsions volcaniques, les faucons
rendus aveugles, les oiseaux en cage, les lapins pris au piege, le
155
betail destine a I'abattoir peuvent tous reussir, dans leur stoicisme
patient, a retirer une satisfaction obstinee et tenace du simple
fait d'etre en vie; et si, comme nous pouvons le supposer, leur
vie peut parfois tirer d'etranges sensations de bonheur d'on ne
salt quel niveau d'existence hors de portee de leur detresse,
combien plus pourrons-nous, avec notre force de volonte beau-
coup plus exercee et nos moyens intellectuels beaueoup plus
subtils, realiser la meme transmutation indomptable.
II est malheureusement vrai que nous sommes plonges dans la
souffrance. SoufFrances physiques, souffrances mentales; cons-
piration maudite cernant toute vie humaine. Mais la Nature
nous murmure eternellement que le bonheur est plus profond
que la douleur. Oui, ce que nous nommons culture n'est en
realite qu'un savoir-faire intellectuel complique destine a arra-
cher un peu de bonheur sous les yeux memes du dragon. S'il
est un moyen, une ruse astucieuse, un reste de sagesse a apprendre
de la Nature, c'est surement Fart d'oublier. II n'est pas une des
entites naturelles que nous rencontrons qui n'ait acquis, par
une experience laborieuse, un peu de cet art subtil. Pouvoir
oublier, recommencer a zero, renouveler nos journees par une
vita nuova profonde, voila la suggestion de la Nature, a jamais
repetee de mille fagons differentes. Le soleil fletrit le passe, la
pluie I'entraine; le vent I'emporte, la terre I'engloutit. Mon
frere, Llewelyn Powys, affirme qu'il y a, dans la vie, un perpe-
tuel naufrage et un perpetuel retour a la surface, un eternel
eboulement de toutes les choses sublunaires; un glissement du
raisonnable au deraisonnable, du forme a I'informe, du distinct
a I'indistinct, du difforme a I'harmonie.
Cependant 1' esprit qui cherche a maitriser son destin, sur terre,
fera bien de se mefier de la Nature. Comme avec tous les dieux
les plus importants, on doit ruser avec elle, et le secret de ces
ruses n'est revele qu'a un petit nombre de gens. La Nature,
comme Fa declare Leonardo, peut etre la maitresse des intel-
ligences les plus aigues; mais si les intelligences les plus aigues
ne se nourrissent pas d'une certaine force magnetique qui semble
etre F apanage de la Nature, cette Grande Mere feline les perdra
bientot par ses traitrises inhumaines !
Dans et par la Nature, Fesprit tout entier doit fa^onner son
destin; mais notre culture a ete trop limitee, trop retrecie si
elle n'est pas arrivee a sentir qu'elle peut toujours se detacher
partiellement de la Nature.
156
Une veritable culture ne sera jamais tout a fait liee a une reli-
gion ou a une theorie mystique speciales; mais, d'un autre cote,
elle ne cessera jamais d'utiliser la longue lutte de I'esprit humain
pour s'elever au-dessus du combat feroce qui se deroule dans
I'arene sauvage de la Nature, dont I'issue est la vie ou la mort.
Elle n'abandonnera jamais la double tradition de pitie et de
tendresse qui est la protestation finale des hommes; une protes-
tation qui puise sa force dans quelque Inconnu lointain et
s'eleve a la fois contre la perversite inerte de la matiere et le
profond manque de scrupules de la Mere de la vie et de la mort.
JOHN COWPER POWYS
traduit par Marie Tadie
y
Ce texte est extrait du livre Le Sens de la Culture (The Meaning of Culture) , 1929.
157
JOHN COWPER POWYS
LES RITES ET L'HUMOUR
Powys aurait pu dire, avec Whitman : « Je contiens des multi-
tudes ». Mais, comme il apparait bientot a quiconque se familia-
rise avec son oeuvre, ces multitudes tolerent, sinon meme soUici-
tent, la reduction. Dans ses nombreux essais, Powys lui-meme
semble s'etre donne pour tache de reduire le petit cosmos de
personae qui peuple ses romans. Et la monumentale Autobiographie,
par laquelle commence, finit et recommence toute connaissance
de Powys, s'acheve par une ultime reduction du personnage de
Protee-pelerin^ a un dualisme irreductible :
Quandj'evoque les cinquante dernier es annees... j' incline a penser que les
deux grands courants electriques de ma vie. . . ont eu leur source, le premier
dans la decouverte et I' affirmation progressive de mon identite la plus intime
— operation double qui s'est poursuivie jusqu'a ce que ma persomialite
puisse couler comme I'eau et se petrifier comme une pierre ; et le second,
dans le procede magique qui me permet de me perdre dans la continuite des
generations humaines.^
Comme toujours chez cet etre toujours en mouvement, les mouve-
ments contraires de I'etre ne restent pas interieurs. lis s'exterio-
risent, cherchent un support, une issue — ce correlat objectif
que I'ecriture seule ne parait pas en mesure d'offrir, d'autant
que le romancier, comme I'essayiste et le conferencier, se soucie
fort peu de discipline esthetique. II y a de I'ecrivain accidentel
chez ce derviche marcheur et parleur a qui pres de cinquante
livres, ecrits presque exactement dans la seconde moitie d'une
vie longue de quatre-vingt-dix ans, ne donnent toujours pas le
visage d'un professionnel. D'eternel amateur, plutot, cette voix
qui, pendant un demi-siecle, clama un message de vie directe-
ment inspire par sa propre experience et supremement indiffe-
rent, contraire meme, aux ecoles, modes et tendances. Message
1 . L'expression est de Kenneth White, dans « John Cowper Powys
de vie». Granit, p. 365.
2. Autobiographie, p. 588.
une technique
158
d'un homme perpetuellement en lutte avec les tyrannies de son
ego (engageant sa volonte a s'en liberer, mais « coupablement »
desireux de s'y soumettre) ; message d'un poete qui^ ecrit pour
apprendre a vivre au lieu de vivre pour apprendre a ecrire; mes-
sage, enfin, d'un egotiste force voue a I'altruisme par necessite
therapeutique. Mais I'altruisme de Powys est d'un genre bien
particulier, qui n'a rien de commun avec la charite chretienne ou
la generosite socialiste — rien, non plus, avec le pantheisme
romantique. II s'adresse tout autantaunon-humainqu'al'humam,
il s'adresse meme d'abord au non-humain, et on peut dire qu'il
consiste originellement a/wzV m moi qui n'est que trop humain. Or
c'est ici, paradoxalement, que s'enracine Vhumour selon Powys —
ainsi qu'on va le voir d'abord dans quelques exemples pns dans
ses trois premiers romans.
Ces romans, Bois et Pierre, Rodmoor et Givre et Sang, sont egalement
situes dans la campagne anglaise, et Taction s'y organise autour
de I'eglise, du cimetiere, d'un pont sur une riviere et d'un manoir
ou demeure une famille d'originaux au fier passe : les Romer dans
Bois et Pierre, les Renshaw dans Rodmoor, les Ashover &^llsGlvre et
sang. La topographic, fortement valorisee, obeit a un petit nom-
bre d'imperatifs d'ordre psycho-elemental : il y a toujours la lande
(et les carrieres dont on extrait la pierre dans Rodmoor) et des
bois; une riviere au flux a la fois vital et mortel, puisque des ren-
contres se nouent sur le pont mais que des suicides y ont Ueu ; enfin,
la mer dans Rodmoor comme plus tard dans Les Sables de la Mer,
une eminence dans Bois et Pierre comme dans Glastonbury, ou bien
simplement le lieu ancestral, dans Givre et Sang comme dans Wolf
Solent, completent ce paysage essentiel et fondamental.
La fa^on dont Powys fait emaner le destin des personnages de
ce cadre severe, celle aussi dont, selon les « harmonies occultes »,
il le fait dependre du rythme naturel des saisons, des jours et des
travaux des champs, famous qui sont encore elementaires dans
Bois et Pierre (il consacre un chapitre au decor, puis y mtroduit
ses personnages) mais beaucoup plus elaborees dans les suivants,
indiquent deja combien, dans cet affrontement rude et rauque,
la place du comique sera restreinte. La plaine de Salisbury, pas
plus que le mysterieux acharnetnent de la mer, ne pretent a rire,
encore moins a sourire. Ses protagonistes tirent leur force de la
nature, qui les fagoni^ harmonieusement ou grotesquement,
comme la mer inlassablement sculpte le contour des rochers,
comme aussi le vent herisse ou caresse une foret, comme enfin,
pour Powys comme pour Hardy, la terre, humus ou calcaire,
etendue deserte ou eminence autrefois peuplee de Romams,
159
modele et determine ses chatelains comme ses travailleurs. En
revanche, et comme en retour, les personnages abandonnent une
partie de leur liberte a la nature — ou bien meme ils s'y rendent
totalement dans certains moments critiques,
II n'y a pas davantage de virtualites cgmiques dans la force napo-
leonienne^ de Mr. Romer que dans 1 inertie de son beau-frere :
Si Mr. Romer representait le pouvoir occulte des monts de gres, en son beau-
frere se resumait et s'accomplissait I'argile inerte de la vallee. L'homme
respirait I'argile, paraissait I'argile, sentait I'argile, comprenait I'argile,
exploitait I'argile ■ — brefet litter alement, il etait I'argile incarne^.
II y a cependant, dans cet univers de roc, de vagues et de vent,
oil les protagonistes sont mus par d'« etranges impulsions », sub-
et sur-humaines, place pour un certain comique fruste et grossier,
riche comme la terre du Dorset, point affine, ni subtil : c'est,
comme chez Hardy, I'humour du choeur des paysans, de la plebe
toute proche de la glebe. Dans les vibrations du chceur aux modu-
lations tragiques, et surtout dans les pauses, on discerne parfois
cette veine d' humour dru et bonhomme, universal et ancestral —
pour tout dire, populaire.
Mais, dans ses grandes orchestrations romanesques, I'humour
powysien est nettement reserve aux protagonistes, terme que
Powys prefere a « heros », en raison sans doute de ce pan de leur
autonomic que ses personnages principaux abandonnent a la
nature en contrepartie de I'energie qu'elle leur insuffle.
Ces protagonistes sont presque toujours unis ou opposes par cou-
ples de contraires complementaires : « Chacun des personnages
se trouve a la fois en rapport et en contraste profond avec un
autre ou avec les autres. » Et Jean Wahl ajoute : « Sans doute
Powys a-t-il decompose les sentiments qui s'unissaient en lui,
mais s'unissaient de telle fa^on qu'ils etaient pres de se dissocier^. »
Nous nous trouvons ici au centre du probleme de la creation
des personnages chez Powys, a savoir au centre de ce conflit entre
I'aspect presque feminin de son temperament et son obsession de
la perversite, cette « malice » qui prenait corps, par exemple, dans
I'ambiguite des jolis pages shakespeariens, comme le montre clai-
rement un passage de V Autobiographie que G. Wilson Knight
nomme precisement le « coeur » de I'ceuvre.
Toujours, dans leurs aventures sexuelles, les protagonistes de
Powys sont menes, soit par la quete forcenee des sensations, soit
par la force de la passion, soit encore par la perversite d'une appro-
che toute cerebrale de I'amour, a un apogee d'affolement orches-«
tre par un tutti naturel (le vent, la mer dechainee, ou parfois,
com.me dans I'avant-dernier chapitre des Sables de la Mer, le feu).
1. Wood and Stone, -p. i86.
2. Wood and Stone, p. ga.
3. Les Sables de la Mer, preface, Le Livre de Poche, p. 1 2.
1 60
Powys decrit par exemple la crise de « convoitise faunesque »
provoquee chez le vieux repetiteur de latin par le petit lutin sen-
sual et desirable (a la fagon dont Coleridge decrit le desir) qu'est
Curly Wix :
Le bruit double de la mer continuait, fatal, a se faire entendre (systole-
diastole, flux-rejlux, longues montees et descentes de la planete, mouvement
de pendule d'un univers en contradiction avec lui-meme), et il semblait a
Magnus que, dechainee par le destin et sanglotante de luxure, une force le
projetait au sommet d'une vague e'cumeuse pour I'inonder de la sensation
qu'il lui fallait prendre Curly , posseder ce corps d'une grace si qffolante, a
tout prix, au besoin par la force !^
Mais plus encore que I'afFolement aigu, si Ton pent dire, c'est
{'obsession chronique qui, pour Powys, definit I'erotisme : En lui
se dissimulait une obsession du corps de Curly que nulle autre femme,
jamais, ne lui avait fait eprouver, une obsession qui sentait un peu le
satyre. Et cette obsession qui ressemblait au desir torturant d'un moine
aux sens ajfames..}. Or ce mot, I'obsession, qui revient constamment
sous la plume du romancier et sous celle de I'essayiste, va nous
servir a cerner, comme en negatif, le mode majeur de I'humour
dans les premiers romans de Powys.
Car dans ce monde sous-tendu d'affrontements et duel sur tons
les plans (du sexuel au cosmique par degres ou, le plus souvent,
de plain-pied, poetiquement, toutes etapes brulees), I'humour est
precisement ce qui hausse le protagoniste au-dessus de ses obses-
sions. Ce n'est pas tant une dimension acquise, encore moins une
categoric de I'esthetique, qu'un coefficient augmentateur d'etre vers
lequel tendent la plupart des creations masculines, et qui les
enrichit supremement, leur donnant de quoi combler le manque
cree par le cerne corrosif de I'obsession : de quoi s'elever au-dessus
de la lutte, devenir spectateurs autant qu'acteurs.
C'est, litteralement, ce qui se passe dans une scene tres signifi-
cative de Bois et Pierre. Romer, le proprietaire « napoleonien » de
la carriere, domine de sa silhouette taillee a coups de serpe la
foule des villageois accessoirement (car le social n'est jamais qu'en
fond de tableau chez Powys) menes par un agitateur socialiste :
Du haul de lafalaise, il considera l' invasion de son domaine sacre par une
foule bruyante avec un humour meprisant et sarcastique.^
L'humour, d'ailleurs, n' enrichit pas seulement ceux qui partici-
pent de la « Mythologie de la Puissance ». II peut aussi, comme
une essence, venir se poser sur les « Parias » : alors il s'exprime
comme en mineur — par exemple dans un amour ou se melent
r humour, la tolerance et la tendresse.*
1. Les Sables de la Mer, p. 542.
2. Les Sables de la Mer, p. 143.
3. Wood and Storu, p. 373.
4. Wood and Stone, p. 565.
161
Qu'il se pose sur le Surhomme ou sur le Paria, rhumour est tou-
jours cette distance acquise au terme d'un pelerinage metapho-
rique ou rhomme apprend essentiellement a se mesurer. II en
revient augmente dans sa conscience : car, par une sorte d'aper-
ception globale, valeur supreme du cheminement powysien, il a
saisi non pas seulement le mal (Powys recuse la categoric stric-
tement morale), mais le pole obscur de 1' existence, le substrat
terrifiant qui trouve en I'homme un echo diabolique dans la per-
versite et, plus encore, dans la bete noire de Powys, la vivisection,
cette nouvelle incarnation des puissances du mal^. Aussi les personnages
les plus malefiques de I'oeuvre sont-ils les pseudo-savants qui, sous
convert de « progres scientifique », torturent d'innocents animaux
pour assouvir leur libido pervertie^.
C'est ce degre que franchit la conscience, ce « saisissement »
qu'exprime le protagoniste de Rodmoor, dans un violent requisi-
toire contre ce pasteur qui voudrait lui voir cesser des activites
don-juanesques. Ce qu'il exprime, c'est le degout du vulgaire,
de la fagon grossiere et, pour tout dire, profane qu'ont les gens
d'aborder les problemes de la sexualite et de I'existence, qui sont
etroitement lies chez Powys, puisqu'il reproche aux religions,
precisement, de ne pas tenir compte suffisamment de la sexualite :
Bon Dieu, Hamish Traherne, pour qui me prenez-vous done, a me parler
sur ce ton? Pour un vulgaire debauche? Un vil suborneur de fillettes? Un
type qu'on ramene au bercail en lui faisant le coup du gentleman, en lui
parlant d'honneur? Je vous dis qu'd I'aube j'ai vu des chauves-souris...^
Ce que tend a definir ce personnage, c'est, sous forme de meta-
phore, la condition de Faeces du heros au mode majeur de 1' hu-
mour, qui est comme la quintessence extraite de la revoke, de
I'orgueil etrangement mele d'humilite de celui qui a vecu une
saison en enfer et qui pent dire, comme Frost parodiant Emerson,
que I'univers n'est pas rond comme un cercle mais bipolaire
comme un oeuf.
Aux racines de I'humour heroique, il y a done la lucidite, et meme
la qualite symboliste de celle-ci, la voyance, qui, le plus souvent,
est regue en des moments privilegies d'extase.
Quoiqu'en sa limite inferieure il trempe dans la vaste et elementale
indifference, et qu'en sa limite superieure il affleure au detache-
ment « inhumain », I'humour est toujours le moyen de s'elever
au-dessus de I'affrontement sourd et seculaire des deux Mytho-
logies :
La Puissance et le Sacrifice... £galement des Mythologies, tissees dans la
1. Autobiographic, p. 578.
2. Voir, par exemple, le chapitre intitule « Le Musee de I'Enfer » dans Les Sables de la
Mer et les savants pervers qui peuplent I'Enfer de Morwyn.
3. Rodmoor, pp. 191-192.
162
mature dont sontfaits les reves, et que dissipa comme reves la presence de la
forme qui gisait sur le lit^.
C'est en contemplant le cadavre de son frere que Luke Andersen
accede a cette distance, et nous allons voir comment Powys orches-
tre les jeux de I'humour et de la mort. Dans la meme scene,
rhumour est exactement ce qui fait « monter » la conscience
humaine a la conscience divine, celle de I'arbitre :
Ce qu'inspirait a son frere eplore la contemplation du mort en cette nuit
d'aout, c'etait le sentiment de veiller quelqu'un qui avail etefrappe enplein
combat, alors qu'il avait des chances egales de victoire et de defaite... II
eclata de rire^.
Ce rire, dionysiaque et presque inhumain, annonce le passage de
I'humour heroique a I'humour philosophique que nous exami-
nerons plus loin.
Auparavant, la mort : au terme de son « pelerinage », et ayant
decrit un cercle complet, le heros de Powys accede par la distance
et par le sentiment de la relativite a celui de la totalite (mais non
de I'unite). II atteint a une intuition telle qu'elle ne s'exprime
que dans le spectacle de la mort (c'est le cas que je viens de citer),
dans I'imminence de la mort (c'est le cas du phtisique de Givre
et Sang, nettement inspire de Llewelyn, le frere de John Cowper)
ou dans la mort meme : c'est le cas de Baltazar Stork dans Rod-
moor. C'est un homme assez pen powysien, sorte d'esthete blase,
hiatus de scepticisme elegant, presque wildien, dans un monde de
la gravite. Or Baltazar Stork devient powysien par sa mort :
Les roseaux claquaient, les racines des sanies craquaient, les promontoires
gemissaient, cependant que, dans des gargouillis, des lappements, des bruits
de succion et meme un gloussement profond, interieur, satisfait, le corps
liquide des eauxfluides se mouvait sous un voile de brume...
Cette nuit-la, entre toutes, la Loon semblait avoir atteint cette souveraine
affirmation de soi que connaissent les choses, animees et inanimees, lorsque
km activite est a son apogee.
Et cette nuit-ld, s'etant soigneusement debarrasse de ses vetements elegants
et ayant pose a terre sa canne et son chapeau, Baltazar Stork, sans hate ni
violence, V esprit extraordinairement clair, se my a dans la Loon^.
Ce suicide est un acte rituel qui couronne la vie d'un sceptique et
lui confere I'ultime lucidite. De meme, I'erotisme connait son
apogee dans une mort passionnee mais non passionnelle, consentie,
lucide — et rituelle. Baltazar ne se serait pas noye dans une autre
riviere que la Loon, qui est privilegiee.
Mais, paradoxalement, I'humour powysien (du moins dans les
premiers romans) procede d'une demarche symetrique a celle du
rite : tons deux debouchent sur 1' attitude la plus grave et la plus
1 . Wood and Stone, p. 598.
2. Wood and Stone, p. 595.
3. Rodmoor, p. 429.
y
163
serieuse qui soit — pour tout dire, sur I'attitude religieuse,
laquelle, comme tout I'univers de Powys, est tendue entre deux
poles : Chretien et paien, ^acre et profane.
Le dernier chapitre de Rodmoor est intitule Threne (Threnos), et
met en scene le suicide rituel de Tamante qui se scelle physique-
ment au cadavre de celui qu'elle veut jusque dans la mort arracher
a sa rivale.
Si Ton objecte qu'il n'y a plus guere d'humour, meme powysien,
dans ces noires ceremonies, je dirai que I'humour heroique cul-
mine dans un acte qui le depasse et, certes, Vabolit — mais que cet
acte laisse, comme I'aube sereine apres un couchant empourpre,
I'ineffable sentiment d'un point marque contre I'ironie cosmique :
Loin de la terre leflot les emporta, sous le ciel aveugle et embrume, loin du
malheur et de la folic ; et lorsque I'aube vint tremblante enfin sur I'inquiete
etendue d'eau, elle trouva seulement les blancs chevaux marins et les blancs
oiseaux de mer. Les amants, eux, avaient coule ensemble, echappant a
I'humanite, echappant a Rodmoor'^.
C'est en subtilisant a un univers de souffrance le spectacle de la
sienne propre que le protagoniste tragique des premiers romans
de Powys fait preuve supreme de cet humour heroique qu'exige
I'auteur de ses personnages, et qui est la reponse de I'homme a
I'ironie cosmique. Alors, I'humour est un gout qui demeure, jus-
que et dans la mort.
L'humour selon Powys est done etroitement lie a la personnalite
de notre auteur : il a une sorte de valeur therapeutique ; il libere
I'homme de I'esclavage des sensations comme de celui des idees
obsedantes : dans Givre et Sang, le pasteur qui a decouvert le secret
de la vie dans I'instinct de destruction devient victime de cette
obsession; celle-ci, lui faisant manquer le correctif de I'humour,
le conduit par la manie a la demence et jusqu'a I'acte meurtrier.
L'humour est done un augmentateur et un elevateur : accroissant
la lucidite et preservant des exces diaboliques de la perversite, il
hausse la conscience de I'homme a celle de dieu.
Mon orgueil cosmique — qu 'on disc « comique » si on veut, mais rira bien
qui rira le dernier — impliquait un processus mental selon lequelje tenais
mon ego, mon moi le plus intime, comme existant en toute independance de
I' accident qui avaitfait de moi un homme, et un homme ne sur cette terre !
Regarder la vie humaine avec lesyeux d'un etranger, comme sij'avais sou-
dain ete projete hors de I'espace (ce qui en un sens etait le cas) pour tomber
dans un milieu particulier, telle etait I'attitude que je tentais d' adopter
comme mon ultime refuge spirituel ; elle et elle seule, en effet, m'offrait le
moyen defuir pour de bon les agitations et les freins irritants, les jalousies ,
les rivalites, les comparaisons et les ambitions, tourments des habitants de
ce monde^.
1. Rodmoor, p. 460.
2. Auto biograp hie, p. 469.
164
Cette page de V Autobiographie nous invite a poursuivre I'analyse
de revolution de Powys consideree du point de vue de cette cate-
goric a la fois si peu comique et si peu anglaise qu'est ce qu'il
appelle I'humour. On y verra le coefficient therapeutique de
I'humour heroique s'efFacer peu a peu et faire place a la valeur
supreme, theocratique et theogonique, de I'humour cosmique.
Mais un certain nombre de gestes nous en separent encore, que
les romans ne rendent pas tout a fait explicites. Car cet « orgueil
cosmique » que revendique Powys n'est que la face publique d'une
veritable et profonde humilite a laquelle les essais surtout mena-
gent un acces.
Si r ensemble des romans evoque une sorte de grandiose opera
dont le decor serait le cosmos et dont les premiers roles seraient
toujours tenus par des personae de I'auteur, les essais, au contraire,
se presentent candidement comme des recueils de recettes. Powys
s'y montre tantot comme un conferencier, tantot comme une
sorte de mage — toujours comme un anachorete : il n'y a personne
que lui-meme pour lui donner la replique. En sourdine, on y
entend bien les echos des grands duos ou trios de I'opera powysien
— mais a travers une seule voix, celle d'un homme-orchestre.
Powys essayiste, c'est la performance parfois geniale d'un ventri-
loque sans vergogne. C'est le voyeur de soi-meme criant a I'encan
son propre spectacle, spectacle de solitaire derobe aux regards
d'autrui, mais offert comme message au lecteur. II n'y a plus
I'orchestration dramatique (souvent maladroite mais d'une inde-
niable puissance) qui fait de ses grands romans de grands romans.
II n'y a pas, non plus, a proprement parler, cette qualite de langue
qui revele toute une sagacite dans « I'egoisme » de Montaigne,
ni ce style du xviii^ siecle qui confere une serenite aux devoile-
ments memes de Rousseau. Ici, c'est presque de pur spectacle
qu'il s'agit : le moi se donne, nu et gauche, dans ses dits, ses pen-
sees et ses gestes ■ — surtout dans ses gestes.
Nous voici revenus a 1' humilite powysienne, et aux rites de la
propitiation. Car deux attitudes sont possibles face a ce que Powys
appelle ailleurs « le Cauchemar » — sans preciser si celui-ci est
exterieur et objectif — ou interieur. II y a celle qui constitue le
« sublime Logos » de Stein dans Lord Jim, de Conrad : « plonger
dans r element destructeur ». Mais cela est bien peu powysien :
Toute ma vie,je n'ai cesse de fair, et surtout, je me suis fai moi-meme.
Ma philosophie autotherapeutique doit affronter ici une nevrose pour
laquelle, dans cette psychanalyse a usage personnel, j'ai du trouver une
nouvelle appellation. Je I'ai nommee « antinarcissisme », puisqu'elle est a
I' oppose du narcissisme^ .
I. « Ma Philosophie a ce jour », in Obstinate Cyifric, p. 145. Granit, p. 374.
165
Tel est le second et tres powysien Logos : conjurer le danger, nego-
cier avec I'ennemi, ou le fuir — mais surtout ne pas I'affronter
Car meme lorsqu'il dit observer le premier Logos, Powys modifie
le conseil de Stein de fagon significative :
C'est le hasard ou I' occasion qui font quefabsorbe en moi-meme ['element
destructeur, ou que je le fuie en m' integrant au flux multiversel du tout.
Et certains jours, d'ailleurs, je pratique les deux methodesK
On pent dire que la seconde, c'est ce que nous appelons ici
1 humour, la premiere, les rites. Void done le rituel du matin, que
Powys dit avoir observe pendant quatre ans aux Etats-Unis^ :
Je meforgais de me lever entre six hemes et demie et sept hemes et demie.
Ceci exigeait toujours un effort, car je me sentais extremement las, tant
de corps que d' esprit. Mon dme semblait etre pour ainsi dire exposee tout
entiere. Elk montait a la surface. Elle e'tait comme I'eau claire et presque
immobihsee d'une riviere. Elle n'etait que surface. Petit a petit, pendant
queje m'habillais, des pensees-vaguelettes se dessinaient comme par hasard,
tels des fetus de paille, des feuilles, des brindilles — d' inquietantes brin-
dilles^ parfois — , et troublaient la surface doulomeusement claire de ce
miroir. J'eprouvais un choc douloureux, comparable a celui qu'eprouve une
vierge moUe,_ tandis qu'en m'habillant faffrontais la lumiere du soleil.
Une receptivite tout aussi excessive, une sensibilite tout aussi meurtrissable
— comme si vraiment mon dme eut ete une vierge viole'e -~ caracterisaient
mes premiers mouvements en face de tout ce qu'il m'arrivait de voir de ma
fenetre.
Cette analyse du lever qui, si elle etait developpee de fagon roma-
nesque, pourrait presque faire pendant a la longue sequence du
coucher de Molly Bloom dans Ulysse, apparait ici comme I'incar-
nation vecue de tout ce que Powys a pu dire de sa simplicite
enfantme, de l'« elementalisme » monumental qu'il admirait
passionnement chez Wordsworth, et de son desir de dire aux
hommes, par ses livres comme par ses conferences, que le seul
salut possible est dans la de-civihsation, dans une reconquete, par
le culte des moindres sensations, de I'etat primitif de disponibihte
totale^au monde naturel. Mais Powys va plus loin :
Mon dme a un cote si primitivement enfantin qu'elle semble etre chaque
jour mise au monde, qu'en s'eveillant elle souffre en quelque sorte les dou-
leurs de I' enfantement comme si, des entrailles du Non-Etre, elle passait
dans les enervantes discordances de I' Etre. Elle est si virginale que les
rayons du soleil, les rochers, les pierres, les arbres, les maisons et les murs
ne sont pas les^ seuls qui lui causent, au premier abord, une souffrance\
Elle est hlessee aussi, violee pourrait-on dire, par ses propres pensees
acadentelles. Certaines de ces pensees qui troublent de leurs vaguelettes la
virgimte dmrne de mon esprit sont mauvaises, et d'autres sont bonnes.
1. << Ma Philosophic a ce jour », in Obstinate Cymric, p. 145. Granit, p. ^7^
3. -Litteralement . 1 msuhent (au sens original et emersonien de : sauter a la figure).
166
Nous assistons alors a I'etonnant rituel powysien, d'autant plus
significatif ici que dans Texemple donne, le « ressort » est la
resurgence d'un passage (non cite) de I'un de ces « livres defen-
dus » qu'il passa sa vie a chasser mediocrement, en France notam-
ment; et, surtout, I'expiation prend la forme d'un sauvetage de
poisson. Or cet animal est, pour Powys, plus que symbolique :
il est a la fois la marque du christianisme primitif, que John Cow-
per eut embrasse sans reserves s'il eut penche un pen plus du cote
erotique, et le signe du visqueux matriciel, a la fois pre-natal et
post-mortel. Done, apres que la conscience a ete agitee par un
remous mauvais, qui va s'elargissant, comme s'il s'agissait de mettre
le cap sur V Eternite, une bonne pensee viendra courir sur mon miroir
comme le souffle soudain d'une bonne brise, par exemple la pensee anxieuse,
soigneuse, meticuleuse qu'avant de rienfaire d' autre il me faut prendre un
filet pour tenter, a nouveau, de sauver quelques poissons en les transportant
d'une petite crique oil les eaux baissent dans un endroit mieux defendu
contre la sec her esse.
Cette penitence rituelle, Powys ne la manquait jamais; car le
geste avait une epaisseur : il atteignait aux plus profondes strates
de sa conscience psychologique et morale. II renvoie, en effet, au
pretendu « sadisme » de I'auteur, tres peu reel en verite mais
considerable quant a ses resonances dans la conscience. Peu a peu,
d'ailleurs, comme en temoigne V Autobiographic, ce sadisme evolua
en une sorte d'« auto-sadisme », toujours a connotations erotiques
(I'une des cles de 1' extraordinaire puissance romanesque de Powys
est d'ailleurs dans ce qu'on peut appeler sa bi-sexualite) . De sorte
que les gestes propitiatoires de Powys ont toujours une valeur
penitentielle, par laquelle on rejoint aisement le masochisme.
Mon zele tatillon a ete recompense un jour par un etrange spectacle. J'ai
vu de mes yeux une file de petits poissons fair la base d'un rocher oil I'eau
venait a manquer et traverser une langue de terre pour gagner la flaque ou
j'attrapais d'autres de ces bestioles. Tout le monde n'a pas eu I'occasion
de voir un cortege de petits poissons cheminant sur la terre ferme.
Observons que nous nous trouvons ici aux confins des rites et de
I'humour, de I'humilite et de I'orgueil, du psychique et du cos-
mique; mais la scene est surtout investie d'une sorte de gravite
mythologique.
Enfinje bredouille une sorte de psalmodie en I'honneur d'un poisson sacre,
que j'appelle Ichthys, truite particulierement charmante rencontree dans
une crique au cours d'une de mes promenades : « Puisse Ichthys, le Poisson
Sacre, nager entre les genoux de la plus belle des femmes ! »
Cette resurgence malefique illustre ce que Powys appelle sa
malice sacree ; mais elle eclaire aussi la sexualite d'un homme
qui, mieux que tout autre, a decrit la mediocrite de la situation
du voyeur, son epiphanie miserable, et sa retombee dans I'enfer
a moins d'un depassement dans la clairvoyance. Ici, bien sur, le
167
geste suggere, et accompli par un vicariat rituel, ne connait, si
Ton peut dire, aucun depassement ; il est clos sur lui-meme et,
tout comme ces machines a sous americaines ou Powys pouvait
contempler a loisir des formes feminines sans substance, il n'ouvre
qu'en dedans, sur la profondeur opaque ou s'etagent les obsessions-
trahisons, dont void encore un exemple :
En descendant de ma mansards, j'etais accueilli par mes deux superbes chats
blancs — que j'ai recemment fait assassiner par le veterinaire — et...
je poursuivais mes litanies rituelles.
L'aveu du sentiment de culpabilite n'est pas moins manifeste dans
le choix du verbe « assassiner » que I'exhibitionnisme irrepressible.
Puis Powys nous confie avoir invente une fagon « tres satisfai-
sante » de se debarrasser de ses ordures : il les portait au sommet
d'une pente boisee, ou elles etaient devorees par les corbeaux et
les skons; mais auparavant, dans un acte typiquement sacrilege
et done profondement religieux, il y ajoutait un morceau de pain
blanc qu'il baisait en murmurant : « Christ, Pain de Vie ! Christ,
Pain de Vie ! » Ensuite, il allait s'incliner devant une grosse pierre
qu'il avait consacree comme autel des Indiens Mohawk, dont il
venerait I'ancienne presence.
Alors venait le moment du bonjour a son chien Peter, un cerebra-
liste qui adore Eros avec ses nerfs plutot qu'en propageant sa race. L'allu-
sion est a Thora, sa chienne d'autrefois, dont les mamelles gon-
fiees, associees aux seins feminins, avaient failli faire vomir Powys,
frere de Peter.
Enfin, culmination des ceremonies matinales, vient la defecation :
Depuis deux ou trois ans, je n'ai pas connu une seule action naturelle de
mes entrailles; fen suis d'ailleurs venu a beaucoup preferer ce regime oil
I'artificiel I'emporte! II m'a donne V occasion de lire les grands classiques
de I'Ancien Monde qui ont seuls assez de force, d' aplomb, d' entrain, de
comprehension, d'heroique grossierete pour decemment supporter des seances
d'une heure sur le siege. C'est ainsi que j'ai lu presque entierement /"Ana-
tomic de la Melancolie, Tristram Shandy et Rabelais. Dernierement
j'ai lu de la mime maniere, quoique nan sans quelque difficulte, deux
volumes de Montaigne en vieux frangais, et aussi plus de la moitie de
Don Quichotte.
Ce passage, qui pourrait etre a I'origine du chapitre intitule « Lire
au cabinet » des Livres de ma vie d'Henry Miller^, et qui manifeste
une apprehension a la fois privee et publique, serieuse et grotes-
que, de I'absorption des mots par I'esprit pendant I'evacuation
de la matiere, constitue presque une figure du projet powysien en
general : acceder par I'artifice a I'ample nature humaine, par
I'a-normal au depassement de la norme, par le rite a I'humour. Et
c'est a peine s'il est besoin de I'orthodoxie freudienne (le deuxieme
I. Henry Miller, Les Livres de ma vie, Gallimard, 1957, pp. 290-315.
168
stade de la libido, ou predominent les pulsions sadique et erotique-
anale) pour penser que, chez Powys, qui abhorrait la norme au
point de voir singulierement limitee son aptitude au plaisir, c'est
la sexualite, a la fois tyrannique et tenue, qui informe toute la
mythologie de la Puissance et du Sacrifice. Temoins ces deux
passages de V Autobiographic, ou elle constitue bien le denominateur
commun des visions de I'enfer et du paradis :
... j'ai pris I'habitude de projeter les pensees-images que j'appelle mes
« anges », de les envoyer par toute la terre avec mission d'alleger les souf-
f ranees dontj'ai le plus profondement pris conscience, celles, par exemple,
qu'endurent les victimes de la vivisection et du lynchage, les betes prises au
piege, les femmes en couches, les enfants martyrs et toutes les victimes du
sadisme^ .
Je ne veux pas croire que les emotions sexuelles ont leur existence dans une
sorte de voie annexe de I'etre et qu'elles n'affectent pas la totalite de sa
nature. Mon attitude envers tout ce que j' adore, la mer, les montagnes, la
terre, la lune, Homere, Shakespeare, Rabelais, Dante, Don Quichotte, le
lichen qui pousse sur les souches, la mousse qui couvre les pierres, lafume'e
qui s'eleve d'une chaumiere, doit etre de la mime intensite fragile et tenue ;
une intensite qui craint terriblement la norme large, chaleureuse et humaine,
et qui volete sans cesse autour des chandelles magiques de l' exceptionnel'^ .
On ne sera pas surpris d'apprendre enfin que Powys, pour qui
la psychanalyse tdtonne encore au seuil des prodigieux mysteres cosmiques,
reconnaissait qu'elle avait ouvert des « perspectives », mais
recusait en elle la theorie de I'lnconscient et I'idee de cure.
Comment en aurait-il pu etre autrement ? Powys ne pouvait cou-
rir le risque de voir sa « mythologie » s'eparpiller en fantasmes,
et en analyse ses rites sacro-saints.
Apres le re tour d'Amerique, ceux-ci continuerent d'ailleurs au
Pays de Galles : prieres a I'orientale, en position de foetus, le
matin au reveil; fetichisme des objets, notamment du fameux et
paternel baton de marche, qu'il faut associer au geant phallique
de Cerne Abbas, et de la petite croix egyptienne, cadeau de son
fi:-ere Llewelyn; enfin, les jalons sacralises des promenades.
Nous voici done en presence d'un homme qui ecrit, a soixante-
deux ans :
Monpere ne s'exprimait pas. Je ne suis que trop loquace. Mon per e etait
un roc. Je suis un adorateur du vent. Mais a present, quand, de cette
retraite, de cette crete, de cette dalle de pierre, sur la sinueuse piste indienne
de mes migrations et de mes reversions, je regarde en arriere le chemin qui
est derriere moi et en avant le chemin qui est devant moi, il me semble qu'il
1. Autobiographie, p. 570.
2. id., p. 190.
169
m 'a fallu un demi-siecle simplement pour apprendre quelles armes je dois
prendre et quelles armes je dois rendre pour commencer a vivre ma vie^.
II semble bien, en efFet, qu'il avait trouve dans sa retraite ameri-
caine, apres trente annees d'errances qu'il pouvait alors affecter
de prendre pour erreurs, le lieu ideal pour exercer simultanement
la premiere et la seconde methodes auto-therapeutiques ou anti-
narcissiques dans sa lutte centre son vice — probablement I'ona-
nisme. La propitiation n'exclut pas la distantiation, et c'est
de celle-ci qu'il va s'agir enfin.
Car ce sont bien deux approches simultanees du probleme de
la vie avec soi-meme (meme s'il y fut alors aide par la presence
d'une compagne aussi discrete qu'efficace) que Powys nous pro-
pose; s'il recuse la norme, c'est pour la fuir, si I'on pent dire, par
le haut et par le bas, et si possible des deux cotes a la fois :
Ce que j'appelle ma philosophie consiste a valoriser les elements infra-
humains et supra- hiimains de notre conscience cosmique et a reduire les
pretentions d'un certain nombre d'ideaux gregaires qui, selon moi, out
trouble et meme tari les sources primordiales du plaisir^.
En quelques lignes, voila I'essentiel de son message, qu'on a pu
decrire comme « anti-humaniste ». Powys dit en effet : Rien n'est
plus necessaire en cette heure de Vhistoire du monde que d'encourager les
hommes a eprouver envers I'humanite quelque chose de tout different d'un
amour aveugle.
Le bonheur n'est pas dans Faction, mais dans la contemplation.
Renongant a changer le monde et meme, a soixante ans, a se
changer lui-meme, Powys veut etre heureux. Or la contemplation
tourne le dos a I'homme social, fievreux, agite, possessif, compe-
titif. Powys s'insurge violemment contre la preponderance des
valeurs de I'homme en societe, contre la gigantesque mystification
qu'est Taction. La premiere realite de la vie est la solitude ou
palpite et respire librement notre organe le plus precieux : la cons-
cience, a qui sont offertes toutes les sensations. La est notre richesse
et, si nous savons en jouir, notre salut. Or la contemplation, lieu et
moyen du bonheur par la jouissance, a deux poles : sub-human
et super- human, qui tous deux sont baignes d'histoire, de pre-
histoire et de cosmogonie. C'est par ce que Powys appelle le sens
de la continuite poetique de la vie que I'homme powysien retrouve
les vraies valeurs : la liberte de la conscience individuelle, I'inde-
pendance de la vie contemplative et spirituelle. Voici done
exactement ce que n'est pas I'humour selon Powys :
La democratic et la mecanisation modernes s'accompagnent d'un mortel
dessechement de notre horizon spirituel. On respire de nos jours, dans la
foule, une hainefatale de la vie independante de I'individu. On trouve cette
haine sur le visage des gens qu'on croise dans la rue : sur leurs traits vils.
1. Autobiographic, p. 589.
2. In Defense of Sensuality, p, 5.
170
mechants, mi-inquisiteurs mi-envieux. Chez la plupart des gens, ce qu'on
appelle le « sens de I 'humour » n'est qu'une manifestation de ce mal.
L 'humour democratique , c 'est la bile que secrete le normal en presence de
I'anormal. C'est, dit-on, le sens du comique et du ridicule. Mais ce que cet
humour « objectif» du troupeau trouve comique et ridicule, c'est precisement
tout ce qui, dans la conscience individuelle , atteint a I'infra-humain et au
supra-humain, et qui lui permet de transcender le niveau mediocre de notre
(re mecanisee. Le plaisir concupiscent qu' inspire a nosfoules I'ecoute de la
radio en est un bon exemple. Car la radio n'est rien d' autre que I'dme
collective d'une ere mediocre ojferte a sa propre contemplation^.
Contre le coUectivisme des democraties comme des tyrannies,
Powys plaide pour un humour solitaire et subjectif mais nourri par
la contemplation : I'dme se nourrit de reves comme un grand bwufimmor-
tel se nourrit de la douceur de I'herbe^. En-dega de I'animal il y a le
\"egetal. Powys ecrit : Avez-vous deja vu unefourmi grimper sur un brin
d'herbe ? Et n' avez-vous pas senti la superiority du brin d'herbe^ ? En-
de(ja encore, il y a le mineral. Nous voyons que le but de tout
organisme vivant, « c'est de s'enfoncer dans cette extase primitive
de jouissance contemplative qui fut la vie de Dieu avant qu'il
cut ete pousse, par un fatal besoin, a prendre son role ambigu
de createur-destructeur*. » C'est ici que prend forme le dernier
avatar de I'humour powysien. En pla^ant son point de vue de
romancier a la fois dans les elements et dans la conscience divine,
en faisant evoluer I'homme entre la rauque respiration seculaire
de I'inanime et le souffle court et ricanant d'un dieu ambigu,
rimpudent emule du Createur qu'est le romancier ne tourne-t-il
pas a son profit le rire monstrueux du cosmos?
Dix-sept ans apres VApologie des Sens, Powys ecrit :
// faut que I'homme se tourne sans cesse vers le passe, pour reparcourir
Its immenses etendues temporelles qui le separent de son ancetre, I'homme
des cavernes^.
Son univers, en effet, tout comme il est sature d'erotisme, baigne
dans un enorme et fascinant passe humain, et inhumain aussi. Et
c'est bien cet inlassable et obstine mouvement de la pensee vers
sa prehistoire qui caracterise et, meme si Ton pense a D.H. Law-
rence, isole le genie de Powys; de la vient la sauvage beaute de
passages comme celui-ci :
D'u7i del qui semblait fait d'une feuille d'or battue, le soleil couchant
d-.'roulait sur la mer bleu fonce un chemin dore immobile. L'eau offrait
zinsi une curieuse apparence de solidite et tout ce bleu et tout cet or parais-
:aient repondre a un choix rituel... Mais le soleil, s'il etait assez b as pour
:. In Defence of Sensuality , p. g6.
;. id., p. 179.
;. id., p. III.
-. Jean Wahl, Poesie, Pensee, Perception (Calmann-Levy, 1948), p. 192.
'. « Ma Philosophic a ce jour », in Obstinate Cymric, p. 149. Granit, p. 378.
171
crier ce mystere magique, etait assez eloigne encore de la surface de la
mer pour baigner d'enchantement, pour transfigurer dans sa lumiere la
corniche et la pierre tombee...
Et la jeune fille vit que, par la lente operation des sikles, cette pierre, a
son sommet, avail ete changee en une impressionnante statue d'amoiir. La
nudite de I'homme et la nudite de la femme etroitement unies au premier
age de la creation y etaient evoquees par desflancs et des cuisses de dieux.
tendus vers I'ejfort de se confondre. Ni I'une ni I' autre des deux forme-
n'avait de bras, d'epaules, ni de tete. Elks n'avaient pas non plus de
jambes au-dessous du genou, et pourtant I'effet produit par cette enorme
ceuvre d'art organique n' etait ni bas, ni grossier, ni bestial ; le caractere
en etait divin, cosmogonique, createur'^.
Un tel passage suscite, comme le dit admirablement Jean Wahl.
« notre gratitude pour cette grandeur rayonnante, farouche, pro-
fane et sacree de quelques-unes de ses mysterieuses descriptions^ ».
En outre, nul commentaire ne saurait mieux decrire I'ceuvre de
John Cowper Powys que cette derniere phrase : « cette enorme
CEUvre d'art organique... »
Les sentiments de jouissance les plus intenses, nous les eprouvons
aux deux poles de notre nature, que Powys appelle I'ichtyosaure
et le saint^. Chacun de nous est a la fois beaucoup moins et
beaucoup plus qu'un homme social. Par nos sensations, nous
nous enfongons constamment dans I'inanime; par notre cons-
cience, nous montons vers la conscience des dieux. A condition,
toutefois, que nous ne nous laissions pas tyranniser par les pre-
mieres : et ici, Powys parle d' experience.
C'est dans ce sens que Jean Wahl a pu conclure que la philoso-
phic de Powys est cosmique et non-humaine (terme qui convient
mieux, je crois, meme a ses premieres oeuvres, qu'anti-humaniste),
et que son ethique d'immoraliste est celle d'un « sage » solitaire —
une sorte d'anachorete en qui Ton pourrait voir le prophete de
bien des mouvements de pensee — et meme d'action — recents.
Cette Danse sacramentelle du moi-ichtyosaure , qu'on trouve chez tous les
etres vivants, n 'est pas seulement une danse sexuelle : c 'est aussi une danse
a manger, une danse a boire et c'est aussi une danse a dormir, une danse a
marcher. C'est la grande et solennelle Danse de Vie, qui se rit des faceties
derisoires de I' humour humain. Gauche, maladroite — mais tres serieuse :
voild ce qu 'elle est. Mais elle n 'est pas sans son humour a elle, un humour
terrien, grotesque, un humour qui remonte bien avant les grimaces du plus
vieux clown du monde^.
Une fois de plus, Powys lui-meme decrit parfaitement son oeuvre.
D'humour grotesque elle est pleine : Aussi seul au monde que s'il
etait ne des amours d'un pin et d'un palmier... — Et pendant tout ce
1. Les Sables de la Mer, p. 41 1-413.
2. Jean Wahl, op. cit., p. 216.
3. In Defence of Sensuality, passim.
4. id., p. 246.
172
temps, telle une vilaine tache de sang coagulee sous son crane, une pensee
obsedait Magnus... — Et, pareil a une mouche sur une lame de couteau
pointee vers son cosur, ce monsieur d'un certain age qui se considerait deja
comme son mari, ce rat de bibliotheque... : on aura ici reconnu le
vieux repetiteur de latin des Sables'^. Quant a « clown », c'est un
des qualificatifs que Powys revendique avec fierte, et il en a peint
d'admirables dans son oeuvre^.
Or, c'est en termes equivalents que Powys, dans un texte demeure
inedit en anglais, decrit le genie... d'Aristophane.
Apres avoir mis en relief ce qu'il appelle le divin monologue des
personnages d'Aristophane, qu'il nomme tres bien I'aparte philo-
sophique, il ecrit :
Ce que j'appelerai le monologue « divin » on, si Von veut, « demoniaque »
chez Aristophane n'est en rien limite aux repliques du per sonnage principal.
C'est une sorte rf^aparte philosophique recurrent, auquel tout personnage
pent se livrer a tout moment, avec le plus grand naturel, et dont le detache-
ment philosophique s' oppose a V instinct animal, au sectarisme de parti,
a la violence bestiale, aux rhapsodies poetiques de lafoule hyper-emotive des
etres quiforment le chceur. Chaquefois que se presente ce ton de pur detache-
ment philosophique, nous avons le privilege d'ecouter a la porte, comme a
tr avers unefelure dans le rideau adamantin de la destinee ; et nous sommes
comme en presence d'un Immortel cosmogonique et irresponsable qui com-
mente d'unefa§on non pas sardonique mais outrageusement humoristique la
representation burlesque donnee au paradis de notre race tragi-comique^ .
\'oila le rire du grand Pan, ou meme de Shiva, menant la danse
universelle. Cette veine court constamment, comme une basse
harmonique, dans I'oeuvre de Powys, comme I'ironie cosmique
parcourt celle de Thomas Hardy.
Mais Powys serait une sorte de traitre a la cause humaine, ce
qu'il n'a jamais ete, si ce point de vue etait le seul dans son oeuvre.
Comme sa personnalite etait multiple, son point de vue de roman-
cier omniscient est multiple aussi, et plein d'ubiquite : car il est
aussi dans la conscience des hommes, et aussi dans celle des ele-
ments, a qui on peut presque dire, en efFet, qu'il en prete une.
Le don d'ubiquite de 1' artiste, Powys a su 1' exploiter comme aucun
ecrivain contemporain — ni Joyce, ni Lawrence, en tout cas — ■
n'a su le faire : a la fois litteralement, par I'ecriture et la techni-
que, en etant dans tout ce qui vit dans ses romans, et metaphori-
quement, en faisant de ce multiple point de vue la scene ou se joue
pour I'univers un microdrame qui le reflete tout entier. C'est
pourquoi ce qu'il dit d'Aristophane est si pertinent : comme eleve
au carre, le point de vue unique et privilegie de Powys est ou
plutot se situe dans une certaine distance, variable d'ailleurs,
; . Les Sables de la Mer, chapitre iv, passim.
; . Xotamment Jerry Cobbold dans Les Sables de la Mer.
-.. « Les Acharniens », Cahiers du Sud, n° 386 (Printemps 1966), p. 100.
173
entre le voyageur meduse par le spectacle que lui revele la dechi-
rure dans le rideau adamantin de la destinee, I'lmmortel irres-
ponsable et cosmogonique qui commente le spectacle, et enfin les
elements butes mais qui participent au drame. Cast pourquoi
aussi le « Lire Powys, c'est explorer la creation^ » de G. Wilson
Knight est le jugement le plus juste, le plus penetrant et le plus
profond qu'on puisse formuler sur cet auteur dont un critique du
Guardian disait, a la parution de Porius, et avec un humour gro-
tesque qui dut plaire a Powys, qu'il etait une baleine dans un
monde de romanciers vairons.
Kenneth White a raison de parler du triple « drame » de Powys :
psychique, social et cosmique, et du « dialogue theatral » qu'il
entretient avec la Cause Premiere^. La notion de theatre s'etend
meme a toute son oeuvre (comme, sans doute, a toute oeuvre).
On I'y voit tour a tour soigner sa nevrose et son humanisme —
par les rites et par I'humour. Et si celui-ci I'emporte enfin, c'est
qu'il a une longue histoire, qu'on pent resumer ainsi. Powys a
d'abord pris, en tragique rauque, en nietzscheen, le parti des
hommes contre les dieux; puis embrassant la mythologie tout
entiere, d'Homere a Goethe en passant par les doctrines sacramentelles
de l'£glise chritienne traditionnelle, Dostoiewsky, William Blake, Una-
muno, les Triades druidiques des Gallois, les logoi de Lao- Tseu, la noble
sagesse de ces premiers poetes-philosophes grecs qui vinrent avant que le
maudit « syllogisme » ait laisse sur la pensee humaine sa trace d'escargot^,
il prit en quelque sorte le parti des dieux contre les hommes;
enfin, phenomene rare dans la litterature contemporaine, et qui
rappelle le culte qu'il avait pour Wordsworth, il a pris le parti
des elements contre les hommes et contre les dieux.
C'est pourquoi on ne saurait mieux definir cet humour qu'en
lui donnant nom de « coefficient demiurgique ». C'est pourquoi
le createur de cet univers si complet peut jouer alternativement,
ou simultanement, des modes heroique et cosmique de I'humour.
En d'autres termes, et a la difference de ce qu'il est chez les ecri-
vains qu'on est convenu d'appeler « humoristes », I'humour chez
Powys ne s'etablit pas uniquement « entre les hommes » ; il n'est
pas chez lui un mode de communication; les poles entre lesquels
il navigue et que, dans une certaine mesure, il reussit a concilier
(c'est, du moins, le sens d'une entreprise de plus enplusconsciente)
sont un donne psychologique presque litteralement impossible a
1. The Yorkshire Post, 6 octobre 1962. Granit, p. 17.
2. « John Cowper Powys : une technique de vie », Granit, pp. 353-354.
3. In Defence of Sensuality, pp. 243-244.
174
vivre et un sens du « planetaire » dans lequel Powys a voulu absor-
ber, pour la resoudre, sa psychologic si problematique.
Au fond, ne pourrait-on pas dire que la complexite, I'obstination
quasi-demente (ou ascetique), la demesure enfin, de 1' effort que
Joyce a introduit dans la litterature au niveau du langage, Powys
dans le meme temps les vivait d'une fagon moins intellectuelle
et plus organique dans ce corps-a-corps avec sa propre psycholo-
gic, dont la dissection fait le meritc et I'interet exceptionncls de
V Autobiographie, et qu'il a su genialcmcnt exploiter dans son oeuvre
romanesque? Son essai sur Joyce dans Obstinate Cymric est, comme
d'habitude, une piece critique d'une penetration tres originale due
« simplement » a un accord presque mystique, a une receptivite
presque feminine : clairvoyance brulant les etapes des processus
critiques habituels, intuition fulgurante et naturelle de la veritable
grandeur d'un auteur. Ainsi en va-t-il de ses essais sur Aristo-
phane, Rabelais, Shakespeare et Dostoiewsky, parmi tantd'autres.
Pour lui, la litterature moderne est « mince » et « sententieuse » ;
elle a perdu la masse et le volume des grands modeles vitaux
comme la maree montante (sa philosophic esthetiquc est toujours
cellc d'une representation). Or, pour retablir I'equilibre qu'ils ont
perdu en sc livrant a ces speculations philosophiques (ici, dans le
sens habitucl) ou sociales, les autcurs s'adonnent sans mesure au
burlesque pur, qui est I'antithese de tout veritable humour.
\'oici d'ailleurs comment Powys distingue entre Finnegans Wake
et Ulysse, apres avoir compare le premier au Promethee Enchaine
d'Eschyle et le second au Promethee Delivre dc Shelley :
Ulysse ondule, bouillonne, gargouille, gonfle et siffle sous I'effet des mille
rancunes mal digerees par Vauteur, de ses jielleux apitoiements sur lui-
rneme, de ses dpres vendettas esthetiques. Mais on trouve dans Finnegans
^Vake une acceptation a lafois vaste, ample, debonnaire et espiegle de toute
I'obliquite humaine'^.
Cette derniere phrase ne constitue-t-cUe pas une excellente defi-
nition de I'humour? C'est vers ce but que tend Powys au fil de
ses romans : vers une vision d'au-dela de la revoke, qui englobe
a la fois la masse et le mouvant du reel accepte dans tons ses aspects
qu'ils soient rabelaisiens, wordsworthiens ou dostoiewskiens.
Comme toujours chez Powys, revolution des essais trouve son
echo dans le mouvement des romans, ou inversement : dans les
grandes oeuvres de la maturite (c'est-a-dire vers soixante ans) la
qualite tragique ou heroique de I'humour se tempere ; les suicides
sont moins nombreux; le repetiteur de latin n'epouse ni ne pos-
sede son adorable demon, mais il vit. Comme le dit Powys lui-
meme en parlant de I'automne, Humanity becomes more prominent.
Au lieu de Threne, le dernier chapitre des Sables de la Mer s'intitule
Gagne et Perdu, et la derniere image de ce roman est penetree du
:. •< Finnegans Wake », in Obstinate Cymric, p. 2i. Granit, p. 305.
175
sentiment de la relativite : I'heroine tend au repetiteur un galet
destine a empecher que la Philosophie de la Representation qu'ecrit
un jeune solitaire soit emportee par le vent.
L' humour est devenu cette qualite qui fait la vie possible, et non
la mort. On I'a vu s'adoucir d'une longevite exceptionnelle.
s'enrichir aussi d'une experience nombreuse et diverse quoique
divisee en trois pans bien distincts : le Dorset, I'Amerique, les
Galles.
Les affinites ont change : Emily Bronte, Dostoiewsky, Nietzsche
et meme Thomas Hardy ont fait place aux grands humoristes
au sens powysien du mot, c'est-a-dire d'une part ceux qui brassent
I'humain : Homere, Balzac, Hugo, Dickens, et de I'autre ceux qui
le fouillent : Dante, Cervantes, Montaigne et surtout Rabelais, en
qui il voit le prophete humoriste de la nouvelle Federation du Monde. En-
fin, au sommet de I'anthologie powysienne qui, comme on le voit.
s'etablit sur la ligne des cimes, trone Shakespeare, que certains cri-
tiques n'ont pas hesite a evoquer face a la masse, au volume et au
mouvant de ses grands romans. G. Wilson Knight va meme, dans
The Saturnian Quest, jusqu'a mettre en parallele les phases succes-
sives des deux oeuvres. Powys, avec grandeur mais sans demesure,
a choisi ses compagnons parmi les geants de la pensee humaniste
au sens le plus large du terme : il dirait, lui, les geants de I'humour.
C'est du point de vue de I'eternite des dieux et des elements, mais
en pariant pour I'homme, que Powys, lui-meme createur infa-
tigable, ecrit la fin de son livre-geant, Glastonbury; se faisant
prophete, il y prend le parti de Cybele, mere des dieux et deesse
de la fecondite :
Car la grande deesse Cybele, au front couronne des Tours de V Impossible ,
traverse, d'un crepuscule a I'autre, toutes les generations ; et son long voyage
de culte en culte, de sanctuaire en sanctuaire, de revelation en revelation, ne
connait pas de fin...
Car celle que les Anciens nommaient Cybele est en realite cette Force de
terreur et de beaute par quoi les Mensonges de la Nature, grande creatrice.
donnent naissance a la Verite a venir.
File est venue de ITntemporel pour etre dans le temps. Elle est venue de
Vlnnomme pour etre parmi nos symboles humains.
Quoiqu' autour d'elle se balbutient d'etrangers langages et se murmurent
d' obscures invocations, elle defend sa cause, qui est la cause de V invisible
contre le visible, des faibles contre les forts, de ce qui est et pourtant n'est
pas contre ce qui n 'est pas et pourtant est.
C'est pourquoi elle dure, ses Tours a jamais presentes , toujours absentes. A
jamais, ou Toujours'^.
MICHEL CRESSET
I. A Glastonbury Romance, ^p. ii 72-1 174.
176
JOHN COWPER POWYS ET LA REVERIE
Le mot reverie forme nuage comme la familiarite que nous avons
avec lui : elle masque toute une serie d' attitudes mentales inter-
mediaires entre le reve proprement dit et la reflexion. Senancour,
chez qui cet etat devient une sorte de mal torpide, parle d'un
lide inexprimable qui est la constante habitude de son dme alteree. Un
vide hante par une soif? Ce n'est done pas un veritable vide,
mais plutot un abandon accable a la difficulte d'etre, bien plus,
d'etre soi en face du monde. Au contraire, celui qui devait
fonder I'acception romantique du mot, nous confie : J'allais
me Jeter seul dans un bateau... la, m'etendant de tout mon long, les yeux
tournes vers le ciel,je me laissai alter et deriver lentement au gre de I'eau...
plonge dans milk reveries confuses, mais delicieuses et qui sans avoir
aucun objet bien determine ni constant ne laissaient pas d'etre a mon gre
cent fois preferables a tout ce que favais trouve de plus doux dans ce
qu'on appelle les plaisirs de la vie ^. Dans cette meme Cinquieme
Promenade, on se souvient aussi que Rousseau va s'asseoir au
crepuscule sur la greve du lac ou le bruit des vagues et Vagitation
de I 'eau, jixant ses sens et chassant de son dme toute autre agitation, le
plongeait dans une reverie qualifiee encore de delicieuse. Cette
fluidite, cette passivite mentale, loin d'accabler, incarnent alors
un bonheur sujjisant, parfait et plein, qui ne laisse dans I 'dme aucun vide
qu 'elle sente le besoin de remplir^.
Powys, lui, evoque un flottant apport de souvenirs ^, un plaisir pur,
sans melange, du a des sensations voluptueuses entourees d'une aura de
souvenirs imprecis *.
On apergoit entre ces textes un commun denominateur : un
certain mode d' apprehension de soi et du monde par le biais
d'une hypnose qui mene a I'abolition momentanee de la cons-
cience reflexive, ou encore, et surtout chez Rousseau, a une
!. Jean-Jacques Rousseau, Cinquieme Promenade, Pleiade, p. 1044.
2. Autobiographie, p. 16.
3. Autobiographie, pp. 16-17.
177
extase. Get aboutissement est relativement rare puisque la
conscience bientot reapparait, mais distraite a nouveau d'elle-
meme, divertie, soit par I'herborisation, soit par une autre
reverie, celle-la dirigee, une meditation sur le passe, en contraste
encore avec Vetat delicieux, dangereuse car cette nouvelle abo-
lition ouvre le champ a ce qui est redoute : le surgissement des
images profondes et du discours subconscient, tel qu'il se produira
plus tard dans la reverie nervalienne.
La lecture des romans de Powys et de son Autobiographie
semble d'abord nous introduire dans un climat mental proche
de celui de la Cinquieme Promenade : meme dedain de I'intel-
hgence rationnelle, frequence des extases, abandon aux sug-
gestions de ce qu'il nomme sa sensibilite; tendance aussi a suivre.
avec des moyens modernes, le fil des images engrangees par
chaque vocable dans son cheminement a travers les divers
etages de la memoire jusqu'a la sensation primitive sur laquelle
certains mots ont cristallise. Que de rubans de Marion !
Cependant on aper5oit assez vite une fonction curieuse de la
reverie qui parait appartenir en propre a Powys. On y retrouve
la pa,ssivite, le vide mental, — passivite qui, pourrait-on dire,
substitue un mode d'etre a un mouvement, vide, mais qui tend
a une extase^ etrangere a Rousseau par sa tonalite de sensualite
physique, voisine en revanche lorsque la sensuaUte est transposee
dans la sphere de I'imaginaire. Rappelons-nous la scene de la
rencontre avec Madame Basile dans les Confessions ou le senti-
ment que Rousseau eprouve envers cette femme et le trouble que
ce sentiment devine fait naitre s'expriment uniquement par
1 intermediaire d'un regard reflechi par un miroir. Celui-ci
permet d'abord de voir sans se montrer puis de se trahir sans
risques apparents, de sauver enfin la reserve et la timidite de
Madame Basile, tout en menageant une subtile et, une fois de
plus, delicieuse compUcite. Le truchement du miroir satisfait la
jjropension a I'attitude de voyeur et d'exhibitionniste, mais dans
la resolution finale de I'aventure, I'innocence et, a la hmite,
le paradis infantile dont ces gouts ne sont que la deformation'
restent sauvegardes.
Innocence et voyeurisme sont aussi les themes majeurs de I'uni-
vers de Powys, mais dans un contexte qui en modifie profon-
dement le sens et la portee. D'abord I'innocence porte une tache.
Le paradis ne possede pas la transparence de celui de Rousseau,
partage qu'il fut avec un frere, rival dans les affections et les
jeux de I'enfance, frere qu'il tenta en vain par jeu de pendre \
La reverie orientee en ce sens est rarement plenitude heureuse,
sauf lorsqu'elle est marginale du sommeil. Magnus, dans Les
Sables de la Mer, park d'une aptitude qu'il tenait de son pere,
I. Autobiographie, p. 15.
178
qui avail quelque chose a voir avec le don de se saisir d'une particularite
dominante ou poetique presentee par le monde exterieur en Vinstant pre-
sent... et d'en tirer un enchantement simple, plein de fraicheur, enfantin,
un plaisir qui reduisait le rnystere de la vie a son expression la plus primi-
tive, qui avait le pouvoir Strange de repousser, de tenir a distance toutes
les peines du cceur et tons les tourments de V esprit ^.
Toutefois le plus souvent la particularite poetique ne se laisse
pas apprehender avec facilite. D'invisibles obstacles interposent
parfois leur densite entre le regard et les choses, tels ces galets
au-dessous de Brunswick Terrace dans V Autobiographic : lis
assaillaient mon cerveau et a la fin me donnaient Vimpression qu'ils
relevaient d'une vie interieurc a la vie. Ces durs et ronds galets humides
d les profondeurs transparentes des eaux, quels secrets renfermaient-ils ? ^.
Ceux bien sur d'une impure memoire. La reverie lucide se debat
entre des exigences contraires, ne trouve jamais, dirait-on, son
equilibre. Un peu plus loin, il confesse : La main plongee dans
I'eau de la marie montante, je luttais interieurement pour fondre en un
seul trois emois distincts. Je voulais m 'abandonner aux impressions e'va-
nescentes, douces, a demi tristes, qu 'en s 'eloignant degageait mon passe,
je voulais savourer le charme que degageait la personnalite de mes deux
compagnons... enfin guetter, tout vibrant d'espoir, une occasion de me
plonger en paix dans la contemplation des charmes feminins, qui avait
in ce temps-la le pouvoir de transformer pour moi le monde en paradis ^.
Le mot paradis devient ici suspect et la fonction de la reverie
change du tout au tout. II ne s'agit plus d'un refuge, d'un mode
d'acces a I'autre paradis, I'ancien, ni de I'etat supreme d'apaise-
ment, de serenite attaint par le Promeneur Solitaire. II s'agit
d'un mode actif de relation avec le monde qui interesse en effet
pour I'essentiel la sexualite, c'est-a-dire une inquietude. II faut
se garder de confrondre cette attitude (et Powys par I'expression
qu'il emploie dans Y Autobiographic de sensualite imaginative ^
encourage la confusion) avec de simples phantasmes erotiques.
Le phantasme est un substitut de I'autre, meme une fuite devant
fautre. Or a lire une scene comme la rencontre entre Larry et
Perdita dans Les Sables de la Mer, on a le sentiment d'un veritable
pouvoir de contagion : c'est une sensualite magique qui opere.
Le jeune gargon, plus hardi que Rousseau, tient la main de la
jeune fille. lis se regardent. Ce contact et ce regard suffisent pour
entrainer une veritable possession mentale : lis ne se quittaient
pas du regard; elle savait qu'en pensee il la violait... Le regard de ses
\eux verts rives sur les doux yeux bruns repetait sans treve : « Je te
prends,je te prends », et il lui semblait que Perdita cedait de plus en plus;
:. Les Sables de la Mer, p. 46.
2. Autobiographie, p. 241.
3. Autobiographie, p. 16 et 25.
179
... il hi semblait que la passivite Strange de cette fille qui savait qu'il
la prenait constituait Vojfrande supreme ^.
On se tromperait cependant si Ton supposait que ce pouvoir
interesse seulement la sexualite, quels que soient les raffinements
fetichistes dont il s'accompagne. Je renvoie ici a V Auto biograp hie
et au palpage visuel de ranatomie, denudee ou enduite de boue
d'argile, qui rappelle les obstacles intercesseurs evoques a propos
des galets. Cette reverie-pieuvre tend aussi a la sympathie, a la
participation. Deja, dans le regard de Perdita, en surimpression
un songe s'interpose : Encore petite fille elk s 'etait cree un amant,
fils de la mer, qui, indistinct, se penchait au-dessus d 'elle, la nuit, quand
les grandes marees de I 'imagination battent leur plein... tel un dieu marin
amoureux visitant son lit de vierge ^. Le dieu n'efface pas le visage
vivant de Larry car, et c'est la marque propre de Powys, la
participation est depersonnalisante, elle abolit les frontieres des
sujets, elle devient une communion avec les elements — elements
specifiquement telluriques.
L'eau, pour Rousseau, apaisante, liee aux lacs, aux cascades,
aux rivieres, eaux dites par excellence douces, reste pour Powys,
bien qu'il la recherche, un element ambigu et perfide. II en
expose les raisons dans V Autobiographic ^. On pourrait y recon-
naitre le symbole de la mere castratrice, alors que la terre incarne
non seulement la maternite refuge, mais au-dela la Grande
Mere.
Lorsqu'elle part dans cette direction, la reverie fait eclater litte-
ralement la subjectivite, cette subjectivite deja souvent si floue
dans les romans. Le personnage qui chez la plupart des roman-
ciers tend a s'affirmer, a se conquerir, tend chez Powys au con-
traire a se dissoudre. La reverie de Sylvanus, dans Les Sables
de la Mer, est significative : Pres d'une taupiniere Sylvanus s'agenouilla
et ce luifut un ravissement de sentir la presence de Paube dans I' humus...
II essaya, selon son habitude, de se dehumaniser. Et, pendant qu 'il pressait
la terre humide de la taupiniere, toute cette etendue de pays denude, acci-
dente, qui, comme une bete enorme, se tenait dans Fattente de Vaube,
parut se glisser en lui pour ne faire qu'un avec son sentiment d'exister,
couler dans ses veines, lui communiquer la sensation de quelque chose de
froid et de vivant comme les bouts de mamelles frissonnants d'un Leviathan
femelle. Sylvanus enfonca so?i front dans cette taupiniere imbibee d'eau
de pluie et il sentit la nuit se retirer du corps de la terre comme une vague
se retire des anfractuosites d'une greve... * Puis, peu a peu, il sent
une metamorphose s'operer. II devient colosse, tortue antedilu-
vienne, Orion qui fut I'amant de I'Aurore.
1 . Les Sables de la Aier, p. 204.
2. Les Sables de la Mer, p. 202.
3. Autobiographie, pp. 21-23.
4. Les Sables de la Mer, p. 601.
180
La sensualite entierement transcendee atteint a la dimension
mythique. La reverie, a la limite, devient le moyen d'une vaste
intercession par le canal des objets et des etres d'abord fetichises
par le regard. Le meme Sylvanus declare a Marret : Toutes les
fois que tu tiendras un galet humide dans ta main, il faudra croire que
tu m'etreiits. Toutes les fois qu'au bord de la mer tu ramasseras me
poignee de sable humide, il faudra croire que je t'etreins ^ L'amant-dieu
qui visite les reves de la jeune Perdita se perpetue et se resume
ensuite dans la senteur d'une algue. Ainsi un principe de perma-
nence est introduit dans le monde et, sur un plan plus general,
on pourrait dire ici que la reverie opere telle une attitude meta-
physique. Les objets, les etres humains entrent en correspondance
par ces symboles, point de fusion de I'etre cosmique et de nos
histoires singulieres.
On distingue alors pourquoi le promeneur Powys n'est plus
le Solitaire. Sa reverie aboutit moins a I'abolition extatique
du moi qu'a un partage implicite de I'extase — mieux, a un
partage de I'fitre. Le primat de I'imaginaire sur la perception,
bien qu'il I'ait proclame a Forigine pernicieux, aboutit a une
sorte d'ascese qui fonde une nouvelle perception, spirituelle
pourrait-on dire. Tout dans cette oeuvre, a fait remarquer avec
justesse Jean Wahl, est finalement englobe dans le spirituel. Ce
mouvement lui donne une profonde resonance spinoziste.
Si le malheur de la conscience, c'est-a-dire son Histoire, se
resorbe au contact de I'inanime, n'est plus que cette aura affec-
tive, galet ou algue, chargee d'un sens eternise, cette meme
conscience perd sa passivite, cesse de subir les phantasmes de
I'imaginaire, et la voie est ouverte a une serenite contemplative.
L'ancienne sensualite imaginative devient a ce point une reverie
de I'absolu.
ROBERT ANDRE
I . Les Sables de la Mer, p. 605.
181
S'ENFUIR AU LOIN SANS BOUGER D'UN PAS
Toute I'ceuvre de Powys, et jusque dans les apaisements superbes
qu'elle se trouvera, est nee d'un defi. Defi surtout a la Cause Pre-
miere, au temps ou sa chape enorme pesait lourdement sur la
liberte interieure de 1' adolescent, defi a cette entite que, pour
I'accorder avec ses pulsions secretes de jeune puritain divise qui
decouvre en lui la presence du « mal », il imagine dualiste, gene-
ratrice des contraires, avant de parvenir plus tard a la fondre
dans une vision multiverselle . De ce defi on trouve trace par visage
interpose dans Wolf Solent, dont le protagoniste, lorsqu'il se sent
ecartele entre les antipodes de sa nature secrete, en vient a defier
la Puissance d'au-deld de la vie qui le dechirait par ce dilemme^. Oui,
pour un fils de pasteur qui ecrit peu apres trente ans un poeme
appele La mart de Dieu^, il s'avere, comme pour le double qu'il
se donnera a travers la fiction, qu 'une attitude de defi etait la seule
riposte possible^ a tout ce qui, dans I'omnipotence du Dogme, du
Dieu encore revere dans sa pesante suprematie, comme dans les
entraves venues du monde exterieur, attente insidieusement a
son pouvoir d'homme. II va pratiquer des lors une rebellion
surprenante, qui s'ouvre comme tant d'autres par le cri, I'affir-
mation de sa personnalite unique, la revendication de son moi,
mais s'achevera dans un tour de passe-passe bien plus prodigieux
et, me semble-t-il, fi-uctueux : la pulverisation de toute Puissance
mena^ante en autant de dieux qu'il faudra pour n'en plus
soufFrir, et, parallelement, la volatilisation du moi dans I'univers.
Le defi ne perdra rien de sa brutalite premiere et presque nietzs-
cheenne, mais se fera peu a peu le sortilege imperieux par lequel
un etre malade du monde et d'etre au monde parvient a se
guerir.
1. Wolf Solent, p. 465.
2. Le poeme qui deviendra, lorsque publie cinquante ans plus tard, Lucifer.
182
DfiFIS ET EXORCISMES
Pour Powys, il s'agit d'abord d'inventer son statuthors desnormes,
car c'est dans la marge seulement que Ton echappe a tous les
systemes donnes. Apparemment innocent, Powys est en fait le
plus habile des roues, et lorsqu'il semble s'abandonner a sa nature,
il ne fait qu'executer un plan longuement muri. On n'a pas pris
garde assez a la force radicale d'une phrase comme celle-ci, pechee
presque au hasard dans la nasse grouillante de V Autobiographic :
La chose la plus profondement importante de la vie est le combat mene par
un individu pour conquerir me paix exultante etroitement lice a des forces
cosmiques qu 'aucun systeme social, juste on injuste, ne saurait^ reduire
ni engloher^. Ni englober : on voit la feinte. C'est celle, geniale, de
I'artiste, mais non seulement lui : de tous ceux avec lui, homnies
de foi ou hommes du doute, qui ne veulent pas s'en laisser accroire
par les dictats du grand legislateur (s'appelat-il famille, societe, ou
Dieu) et choisissent I'echappee, la derive interieure, et pour ce qui
est de I'exterieur, I'etat beni d'alien, d'outcast, de paria\ Get etat
tout interieur, cette disposition presque spirituelle risque d' avoir
des consequences definitives, et la vie meme de Powys, errante
puis immobile, profondement asociale meme dans sa part active,
parait bien en etre le reflet, la preuve parlante. Powys, anarchiste
initial, foncier, et qui n'adherera jamais — pour cause — a
aucune ligue anarchiste, decouvre que 1' antidote de tout ce qu'on
veut fuir (barrieres, presence ou ombre de la Loi) se trouve
simplement dans une certaine distance, celle de I'ego au reste du
monde, celle de I'imagination a la contrainte, celle-la meme que
donne la magie venue du fond de I'enfance.
Powys est de ceux qui traversent, affrontent et metamorphosent
leur present menace. Contre tout ce qui lui porte ombrage, et
pour retrouver tout ce qui dans I'enceinte de I'univers lui semble
ami (tous les elements reconfortants qui, au milieu des lourds empiete-
ments du Cosmos, sent les causes de I 'extase humaine^) , il ya doric m-
venter des exorcismes. II sera cet exorciste vehement, inspire, qui
apaise par des htanies et des processus mysterieux et elementaires
les tiraillements et les paniques d'une interiorite dechiree. Car le
mal, le danger, I'ombre portee, ne vient pas seulement d'autrui —
cet autrui viril, omnipotent, substitut du dieu-pere, auquel il
donnera dans ses romans des visages caricaturaux ou poignants,
autrui qui s'appellera Urquhart, Malakite, Cattistock ou Uryen;
c'est de lui aussi bien, de I'emprise de ses fantasmes, de lui dont
I'esprit demeure si constamment au bord de certaines obsessions terribles*
que peuvent surgir les obstacles qu'il lui faudra en chemin lever.
Autobiographie, p. 565.
2. Bois et Pierre montre bien I'lmportance de ce theme du pana.
3. Autobiographie, p. 564.
4. L'art du Bonheur, p. 8.
183
Une grande part de I'interdit que rencontre un homme prend le
masque irritant, confondant, de son propre visage. Le genie de
Powys est de I'avoir dit si fort. Contre toutes les digues successives
qui s'opposent a sa felicite individuelle, contre le rempart de ses
nevroses (sadisme difFus mais latent, hantises fetichistes, solipissme
devorant), Powys, patiemment, savamment, dresse les represen-
tations de ses reves, agite les spectres de son inconscient (qu'il ne
refute que pour mieux le celebrer), passe peu a peu de Tanimisme
a I'onirisme, de la parade au theatre et du theatre a I'oeuvre,
I'oeuvre qui seule repond, parce qu'elle est vecue, a toutes les
nevroses, qu'elle reinterprete et annule. Comme a un mal obscur
repond la medication des simples. Dans son chaudron mental,
Powys a fait cuire de quoi guerir beaucoup de futurs vivants.
UN ENFANT MAGICIEN
Retournons le sabher; remontons aux premieres pages de I'inepui-
sable Autobiographie, oh. Powys revient au pays natal de son etre
comme peu I'ont fait. Enfant, il fut de ceux a qui la grace est don-
nee de prime abord, qui sont nes de plain-pied avec un monde
rayonnant et marginal qui leur prodigue en secret ce que la vie
normale n'accorde pas souvent. Ce don d'eprouver la fraicheur de
I'univers rapproche John enfant des plus grands poetes de I'inno-
cence. Toujours il se souviendra et dans le miroir tendu aux annees
il se reconnaitra : Sur un certain point, le John nevrose de soixante ans et
le Johnny nevrose de neuf ans sont, gaje le sais bien, identiques. lis ont en
commun la faculte de naitre, pour ainsi dire, de frais tons les jours'^.
Ainsi, dans le prisme du temps, Powys enfant est-il, aux yeux
de Powys vieillissant, un nevrose, et Ton observera la justesse
d'une remarque faite en un temps ou il n'etait guere courant de
placer les nevroses en si bas age : Powys est Fun des premiers a
avoir franchi deliberement le pas qui separait la theorie psycho-
logique de I'aveu personnel. Et meme s'il trouve nevrose I'enfant
qu'il^ etait, Powys estime qu'il est reste identique, comme si de
guerir ou pas n'avait rien change a son etre profond ~ proposition
qui parait merveilleusement juste, meme si peu y agreent. Mais
I'essentiel reste de savoir ce que Powys enfant pensait, ou plutot
sentait, de lui-meme, si on veut voir quel role il s'attribuait a
I'age oix on est encore completement hbre de s'inventer des roles :
Je suis sur que je savais, sans en avoir jamais doute, que man univers,
cet univers dans lequel j ' etais un magicien, etait plus, beaucoup plus qu'un
univers pour rire ^ Bien sur c'est a travers la voix du Powys de soixante
ans que nous parle cet enfant, mais on voit quel candide orgueil —
1. Autobiographie, p. 64.
2. id., p. 36.
184
le meme, assoupli et devenu comme transparent, deleste de toute
vanite, qui traverse les dernieres pages de V Autobiographie —
eprouve I'enfant qui se sent, qui se sait a part. Et comment mieux
se sentir a part qu'au sein d'une petite communaute fraternelle ou
de I'exceptionnel (Nellie et Philippa) a une normalite rassurante
(Littleton et Bertie) se cotoient des individualites aussi inegales
malgre leurs racines communes ? En un sens Powys a du s'eprou-
ver, au sein de sa nombreuse famille, comme beaucoup plus
unique qu'un fils unique.
Ce n'etait pas quelque sauvagerie particuliere qui le difFerenciait,
quelque repli plus ou moins taciturne ou morbide, un simple
retranchement negatif, mais deja la volonte d'une activite occulte,
I'appel d'une source invisible, le desir d'acceder a quelque pouvoir
magique^. Mais les contemplations de I'enfant restent plus sen-
suelles, et plus involontaires, que ne le seront les extases de 1' ado-
lescent et de I'adulte. EUes sont des fixations, des temps d'arret,
des haltes cuisantes et delicieuses qui ont, pour fasciner son imagi-
nation, le surcroit de la solitude et du secret. Le desir d'acceder au
pouvoir magique^ n'aboutit pourtant pas encore a I'exercice de ce
dernier, qui reste pressenti mais lointain ; la vision, comme presque
toujours chez I'enfant, reste a un stade esthetique, et s'il frole avec
une persistance troublee, inquiete et ravie, le lieu du mystique
pur, il n'a pas encore acces a ce domaine dont il detient deja les
clefs mais dont seul le temps donne la porte.
On se souvient du del vert, au debut de V Autobiographie, qui procure
une satisfaction tellement physique... qu'elle se suffit a elle-meme, ne
laisse place a aucune reverie complementaire^. L'enfant ne rationalise
pas, et meme le vieillard dechiffrant son enfance s'interdit de le
faire retrospectivement. La satisfaction a la quelque chose d'in-
tense et d'animal. EUe est aussi comme une apparition fortuite
qui ne vient rien reparer ni rien prolonger. Et c'est ce caractere
accidentel, gratuit et merveilleux des visions d' enfance, qui a
donne a Powys I'impatience de les retrouver plus tard et, partant,
de les provoquer. Ces epanchements initiaux de I'etre face au
\'isible laissaient deja presager cette etreinte etroite et consciente qui
devait plus tard I'unir a la nature et lui faire eprouver, au cours d' extases a
lafois psychiques et sensuelles, le plus prof and sentiment des fins dernieres
de I 'existence^. Progressivement les extases derivees de la contem-
plation de la nature prendront ce tour absolu, ultime : Le scintil-
lement du soleil sur la mer est devenu, est reste pour moi le symbole
toujours renaissant de I'enchantement qui pre'cipite le « moi » sur le « non-
moi » dans un spasme de sensualite mystique. Ce qui importe ici, plus
que la presence des elements, c'est la prescience que ce « moi » et
ce « non-moi » peuvent etre reunis, vases communiquants dont le
1 . Autobiographie, p. 36.
2. id., p. 37.
185
goulet tenu est ce spasme qui participe encore de la sensualite mais
tend deja vers une certaine forme de mystique. Le soleil, la mer,
les elements ne cesseront de nourrir, de leur presence d'abord tra-
gique et paroxystique (que Ton songe a Rodmoor) puis apaisee et
bienveillante, les reveries powysiennes, mais ces reveries sont si
fortes, si invincibles, qu'elles peuvent se passer meme de cette pre-
sence visuelle des elements decors et temoins. Qui habite Corwen
vingt ans montre qu'il sait se passer du soleil et de la mer, et que
seul lui importe au fond le duel amoureux du « moi » et du « non-
moi ». Partie des sens et du regard, I'extase deviendra cette ascese
ou I'ame seule a la longue s'engouffre et se perd.
Deja, dans la mythologie ou se complait Wolf Solent, la simple sen-
sation est vite relayee par le gout du secret et un debut de ratio-
nalisation qui tend a transformer les accidents de Fame en opera-
tions de I'esprit. Certes il y a une enorme part de passivite dans
cette descente de la conscience au fond de ce monde interieur de silen-
cieuses extases cimmeriennes^ , il y a comme un apparent renoncement
a ne vouloir plus etre qu'une feuille parmi les feuilles . . . parmi de grandes
feuilles fraiches et calmes^... Mais le vrai sens de ce mouvement de
regression fondamental n'est-il pas de se fondre en cela qui etait
rorigine de toute conscience terrestre^? L'accoutumance au merveil-
leux, la volonte de vivre dans un monde preserve, I'amour du
recommencement (recommencement theatral, c'est-a-dire en fait
erotique) amenent Wolf a eriger en systeme ses plongees derobees
au puits de I'origine : la mythologie peu a peu devient un mecanisme
mental qui lui etait habituel et qui le renseignait sur le sens profond de toute
sa vie^.
On pent lire en filigrane de Wolf Solent une confidence extreme-
ment precieuse sur I'attitude des parents de John Cowper a
I'endroit de ses propres rites caches. Que Powys nous parle ici de
lui-meme ne fait pas de doute, et c'est un des silences de Y Autobio-
graphic qui se trouve comble : la mythologie e'tait une operation qu 'il
appelait « plonger dans son dme » et qu'il pratiquait secretement depuis ses
jeunes annees. Dans son enfance, sa mere I' en raillait volontiers, ironique-
ment scion sa maniere, et donnait en langage de nourrice a ces absences, a ces
moments de distraction, un mm amusant mais quelque peu indecent. Son
pere, lui, encourageait ces humeurs qu 'il prenait avec le plus grand serieux,
et il traitait son fds, lorsqu'il etait sous leur charme, comme une sorte
d' enfant magicien^. II est remarquable, et paradoxal en un sens, que
ce soit du cote du pere que soit venu cet encouragement a une
retraite que la mere avait tendance a assimiler, 1' allusion est claire,
a des operations qui pour etre naturelles sont beaucoup plus du
1. Wolf Solent, p. 30.
2. id., p. 416.
3. id., p. 17.
186
corps que de I'esprit. La mere, malgre son cote reveur et sa pro-
pension a la melancolie, reste puritainement rivee au reel, et c'est
le pere qui salt faire la fusion du corps et de I'ame et voir dans
ces stations de I'enfant I'assouvissement maniaque d'un besoin
quasi spirituel. Le cote anglo-saxon de I'une lui fait jeter un
voile immediat sur tout ce qui est celebration du moi, done risque
d'auto-erotisme, au lieu que les racines celtes de I'autre lui don-
nent aussitot acces a la magie qui permet a I'enfant, comme Powys
le dira bien plus tard des Gallois, de s'enfuir a Vinteneur de son dme,
de se cacher dans son dme^.
Mais la mythologie de Wolf, surtout, prend place dans I'histoire
des defis de Powys. Le vieux dualisme de la Cause Premiere, dua-
lisme invente parce qu'il fallait bien transcender le « mal », est
partiellement aboli par Wolf au cours de cette pratique secrete qui
etait toujour s accompagnee de I'orgueilleuse notion qu'il prenait part a
quelque occulte combat cosmique entre ce qu'il choisissait d'appeler le
« Bien » et le « Mal »^. Dans ce combat pour obtenir la paix de
I'esprit, I'homme trouve des alliees en toutes les forces du cosmos
refusant comme lui la fatalite du mal qui est I'invention du Crea-
teur : S'il choisissait sa « mythologie », ce ser ait pour ne pas se soumettre a
cette cause de toute soujfrance. Ce serait pour se liguer avec d'autres forces
invisibles proches de lui-meme, des forces compatissantes qui, elles aussi,
defiaient la Puissance inhumaine^. L'officiant de ces cultes imaginaires
leur donne une telle place dans sa vie qu'il parvient a depasser
les antagonismes anciens : il deracine le reel en s'enracinant en soi.
Mais au fond de soi, que rencontre-t-il ? Le courant qui le fait
communiquer avec tons les autres combats individuels, les seuls
qui importent aux yeux de Powys, parce que ce sont les seuls qui
ouvrent sur Tuniversel. II s'agit de rejoindre le grand combat de la
Creation tout entiere; la creature n'est pas perdue et sans recours,
et Wolf trouve le moyen, lui si solitaire, si sauvage, d'etre plus
qu'un autre au coeur du monde : Sa « mythologie » avait toujours
implique pour lui une sorte de participation mystique a une lutte occulte se
poursuivant dans les profondeurs cachees de la Nature^. Et Powys, lui-
meme longtemps desarme et separe par son combat pour trouver
la formule unique de son etre, s'il a pu projeter ce combat dans le
miroir changeant du visage de Wolf, c'est que son secret etait fait
pour etre partage; unique, il n'en etait pas moins ressemblant.
Celui qui fut consciemment un enfant magicien, n'eut qu'a res-
susciter a travers le roman sa folic intime pour qu'elle se revelat
familiere a d'autres, et brusquement exemplaire.
1. « Welsh Aboriginals », in Obstinate Cymric, 1947, p. 17.
2. Wolf Solent, p. 17.
3. id., p. 465.
187
UNE GORGEE DU LfiTHfi
Dans leur culte secret, cette quite furtive d 'un Saint-Graal non humain}
comme il le dit a propos de Dorothy Richardson, les protagonistes
des romans de Powys sont parfois sujets a d'etranges defaillances,
qui trahissent I'origine somatique de ces elans de Tame, et le
caractere irremediable d'exorcismes qu'ont toutes les echappees
dans cet univers a la fois ethere et morbide.
Au cours d'un des chapitres les plus beaux et les plus enigmatiques
de Givre et Sang (c'est peut-etre la le point culminant du roman),
Rook Ashover est pendant une promenade la proie d'une crise
violente : les afFres de son mariage, I'incertitude de son destin
ebranlent jusqu'au trefonds son etre, lorsqu'il a une vision mer-
veilleuse et bienveillante, celle d'un jeune homme a cheval qui lui
murmure des mots apaisants; ce jeune cavalier est-il un enfant
qu'il rencontrait en ce lieu dans son adolescence, ou n'est-il pas
plutot I'image de son futur fils ? Bientot la vision s'efface dans des
bourdonnements et des murmures, qui lui parurent confus, obscurs et impe-
netrables^ (ce qui est revelateur de 1' alliance du son et de la vision
dans ces absences). II s'avere alors pour Rook, inlassable decryp-
teur de ses propres illusions, que I'origine de son hallucination
propice tient peut-etre a un refus du reel, a unefuite de I' esprit apres
le choc violent d'une prof onde aversion physique^. II se souvient que ce qui
absorbait son attention peu avant I'irruption onirique, c'etait une
etendue de vase et de bouse au bord du champ ou il se trouvait.
Et ce contact visuel avec le physiologique, le scatologique,
I'informe, la lie du reel, lui avait donne, dans le desarroi present
de ses sentiments, cette pensee lucide et amere : Quandj'ai vu que
la vase etait de la vase, que la house etait de la bouse, j'ai compris que
r homme doit s' accepter tel qu'il est, et que s'il n'y parvient pas , il ne lui
reste qu'a se tuer pour en finir^ ! L'elementaire ramene 1' animal
humain a 1' obligation de s' accepter comme petri de la meme boue
que celle qui envahit les fosses et certaines reveries fangeuses. Et
une fois de plus apparait comme indigne de la vie (ce melange, ce
brassage virulent des contraires) celui qui ne peut s'accepter; c'est
deja la grande le^on de Wolf Solent qui se profile : La vase, la bouse,
tout me faisait songer que I'homme qui s'efforce de changer sa nature, ou
celle des autres, n'apas droit a la vie^. Que I'homme a la recherche de
son identite rencontre sur sa route la presence de I'excrementiel,
voila un de ces traits d'ironie apre ou excelle Powys. Rook Ashover
en vient a douter si la vision n' etait pas due a un evanouissement
physique, si tout ne fut pas reve : Je me demande si je ne suis pas
tombe, si je ne suis pas reste etendu sur la route comme, au dire de Mere,
1. « Dorothy Richardson », in Toils pointus, Mercure de France, 1965, p. 37.
2. Givre et Sang, p. 249.
3. id., p. 252.
188
Iliiiiiiiii
lorsquej'etais enfanf^. La mere preside done de loin aux « absences »
enfantines, et son apparition prefigure ici celle de la mere de Wolf
qui confond trop aisement avec des rites physiologiques les distrac-
tions extatiques de son fils. De la vient la toute-puissance clan-
destine de ces instants de defaillance corporelle qui ouvrent
soudain le champ a de radieuses visions.
La reponse que Rook comme Wolf — comme Powys lui-meme au
terme de V Autobiographie — donnent a ces crises passageres mais
toujours latentes, c'est une mythologie plus forte et plus pro-
fonde encore que les mythologies personnelles, c'est le bonheur de
I'oubh. Rook revient a lui et decide (toujours ce passage de I'acci-
dentel au volontaire, du fortuit au reflechi, du sensuel au mental)
d'utihser desormais a des fins precises I'oubh de ce qui lui pese ou
le menace dans son integrite : « Je suis assez fort pour survivre a ces
crises » se dit-il. « Je peux boire ma gorgee du Lethe, je peux les outlier
toutes. » // regarda autour de lui, dans un retour de sa passion instinctive et
impersonnelle pour le visage perpetuellement mouvant de la vallee de la
Frome. « Les outlier toutes » se repeta-t-il, et des profondeurs de son dme
jaillit en direction de ces pdturages verts, de ces tois touffus, de ces nuages
a la derive, la priere muette qu'il puisse demeurer jusqu' a la fin leur adora-
teur sans crainte et sans tourment^. Ce n'est pas une resignation que ce
recours a I'impersonnel oubh. Plutot, aux yeux de Powys, une
multiphcation, un accroissement de I'etre. Pour lui, la connais-
sance passe par le denuement, 1' acceptation de soi par cette tenta-
tion suicidaire que traversent souvent ses heros, et le bonheur,
naturellement, est un bonheur d'apres le Lethe : Mus n'arrivons a
vivre, tons autant que nous sommes, que grace a notre pouvoir d'outlier.
C'est Id le don supreme de la Nature. « Vivre selon la Mature », c'est pos-
seder le pouvoir d' outlier. JVul Arhre Sauveur n'a jamais remplace la
Fontaine du Lethe qui coule en nous, eaux precieuses dans lesquelles les
nevroses peuvent apprendre djeter toutes leurs miseres^. Toujours ce cou-
rant secret qu'il faut rejoindre, cet inconscient innomme mais
omnipresent ou les blessures se cicatrisent d'elles-memes, cette eau
premiere, enfouie, prisonniere de notre ame et qui seule la libere.
Le temps est passe ou Powys choisissait pour exergue a ses poemes
les vers de Keats :
J\fon, non, ne va pas au bord du Lethe, n'arrache pas
L'aconit aux racines drues — son sue est veneneux.
Plus jeune, il prenait I'oubh pour un gouflfre dangereux oil se perd
ce qu'on aime autant que ce qu'on fuit; il a appris a transformer
I'oubli en une reserve de renouveau, en un passage purificateur a
travers un stade anterieur, et impersonnel, de la conscience, qui
1. Givre et Sang, p. 251.
2. id., p. 252.
3. Autobiographie, p. 587.
189
ne laisse subsister que les images et les pensees propices. Powys a
decouvert que I'oubli aussi sera ce que Fhomme en fait.
Dans VApologie des Sens, s'efForgant d'inventer une nouvelle religion
— paiienne, il s'entend — , il propose comme commandements
sacres cette « formule magique » : Enjoy - defy - forget. (Savoure -
defie - oublie) . Et il precise : Savoure I'univers... defie Dieu en meme temps
que tu le remercies du don de la Vie ; oublie le mat qui est en Dieu et qui est
la cause de toute souffrance^ . Mais I'ordre veritable des commande-
ments serait plutot : « Defie. Oublie. Savoure. » Car le defi mene a
la crise, qui se resout par I'oubli, au sortir duquel les extases,
jusqu'alors fortuites et menacees par le retour des sequelles nefastes
du reel, sont desormais assurees; c'est grace a I'epreuve de I'oubli
que I'homme revenu a lui pent embrasser I'univers inhumain.
Ainsi peu a peu le detachement qui nait de I'oubli apparait a
Powys comme une vertu majeure de son credo ethique. Detache-
ment de I'humain, du trop-humain; detachement de la societe,
detachement du present, detachement meme de I'univers qui
semblait I'objet de son elan de desir : Nous sommes des hommes; et
c'est le destin des hommes de se detacher de I'univers afin de gouter I'uni-
vers^. On ne pent atteindre que ce a quoi on a deja renonce; on ne
pent garder que ce qu'on a d'abord quitte. II faut se detacher
surtout pour savoir quel est son vrai heu. Se detacher, c'est ce que
font Rook Ashover, Wolf Solent, Dud No-Man, le premier avec
une indetermination froide et lasse qui sent sa fin de race, le
second avec le farouche egotisme de I'amateur eperdu de sensa-
tions non humaines, d'autant plus precieuses qu'elles ne sont pas
partagees, le dernier dans un pietinement entete et une sombre
economic de soi-meme. Se detacher, c'est ce que fait Powys, tout
un temps de sa vie, jusqu'a etre assez detache, assez desincarne
(decarnated) pour pouvoir choisir a quoi il souhaite se rattacher,
en quoi il desire s'incarner. La fuite qu'il appelle son antinarcis-
sisme^ est une therapeutique de salut.
UNE IVRESSE D'IDENTIFICATION
Le don d'ubiquite, reve delectable, est sans doute, avec le don
d'invisibihte,^ son jumeau, un de ceux qui a le plus violemment
torture certains poetes. II leur apparait comme la reponse impos-
sible a un reel trop sur de ses prerogatives et de la Hmite indivi-
duelle oia les creatures sont detenues et tenues de ne jamais quitter
leur enveloppe charnelle. Powys, lui, n'en a guere souflTert. Depuis
son plus jeune age, il connaissait, sans I'avoir jamais vraiment
1. Apologie des Sens, p. 277.
2. L'Art du Bonheur, p. 21.
3. « Ma Philosophic », in Obstinate Cymric, p. 145. Granit, p. 374.
190
« decouvert », le sentiment de pouvoir couler au-dedans des objets qu'il
regardait, emporte par une ivresse d' identification^.
Tel qui reve de s' eloigner de soi risque de ne jamais y parvenir,
mais la nature se laisse vaincre par I'impudent qui decide de la
battre en breche et de la detourner a ses propres fins. Powys n'a
cesse de s'y employer, et s'il est parvenu progressivement a des
stades rarement atteints dans la souplesse de I'ego, dans la mobilite
et I'elasticite de Fame, il en a le merite presque ascetique. II a per-
fectionne, amplifie, et aiguise sans relache cette aptitude ; et contre
les rebuffades et les complexites mesquines de la vie, il a erige en
defense une forme de fluidite de I'ame qui lui permet, comme a
Wolf dans ses rapports avec les inventions modernes ennemies, de se
glisser dessous, dessus, autour, comme Vair, comme la vapeur, comme Veau^.
L'enfant magicien avait commence son periple par une appro-
priation et une penetration des elements ; et c'est aux elements que
Powys s'identifie d'abord, surtout parce que, recherchant un
plaisir, le plaisir elementaire d'etre, il veut fusionner avec les realites
les plus poreuses, les plus ouvertes, aeriennes comme son ame.
C'est le cri de Wolf, aveu direct de son createur : Sije nepuisjouir
de la vie... en m'absorbant totalement, comme un enfant, dans ses plus
simples elements, mieux vaudrait ne jamais etre venu au monde^ I
Une ame si mobile, entrainee par une volonte motrice a la fois
endurante et comme joueuse, pouvait mener Powys dans des voies
bien distinctes : a I'improvisation perpetuelle, au travesti mental,
ou bien au lent approfondissement d'une verite diffuse. Or il se
trouve qu'il n'a neglige aucun des chemins possibles, et qu'il s'est
empare successivement de tous les biais qui s'offraient; ce qui
le conduisit a des demarches apparemment contradictoires, mais
qui toutes avaient le meme sens : la vie est faite pour etre contour-
nee, detournee, le reel est la pour etre franchi.
J'aime avoir V impression d'etre une tres vieille marionnette'^ , confie
Powys dans V Autobiographic. Cette recurrence du theatre d'enfance
— qui vient certainement de Weymouth! centre et circonference tou-
jours de ma vie mortelle — est hee au bonheur de la parade et au
desir du soliloque ininterrompu. Dans ses romans les traces inde-
lebiles de ce gout abondent, du Punch and Judy des Sables aux
dialogues de Up and Out, ou Dieu et Diable evoquent irresisti-
blement deux tres vieilles marionnettes , qui avec I'age (ou parce que
leur montreur s'amuse a ce jeu malin) ont fini par avoir presque
la meme voix. Powys est de ces createurs qui gardent souvenance,
au coeur du drame le plus subtil, du tribunal sommaire du guignol
et de la relativite comique des choses humaines, Dieu et Diable
; . Autobiographie , p. 64.
2. Wolf Solent, p. 654.
3. id., p. 652.
4. Autobiographie, p. 249.
191
tels que les voient les hommes-enfants n'etant somme toute que
des poupees usees, bouffonnes et poignantes. Chez Powys, comme
chez Rabelais ou Jarry, le mariage du poete lyrique et du mon-
treur de marionnettes confine souvent au genie, et s'il a ose tracer
de Sylvanus et de Dud ce portrait cruel, n'est-ce pas que sa ten-
dresse se portait toujours sur les figures d'un petit theatre pueril,
un peu trop grimagantes, aux gestes heurtes, au sourire fige et
impenetrable, et dont le timbre de voix parait presque faux, alors
qu'il est la voix la plus vraie peut-etre du montreur invisible et
omnipresent? Powys est Sylvanus, est Dud, et sa cruaute appa-
rente est une pi tie dont il faudrait, pour trouver I'egale, se tourner
vers I'auteur de / 'Idiot.
A peine moins ancienne que cette fascination pour des doubles
caricaturaux et presque asexues, est la propension proteenne a
s'imaginer sous les traits d'une femme : Mon dme peut changer de
peau aussi facilement qu'un serpent. Elk reussit les plus curieux tours de
passe-passe. Elle peut, par exemple, trouver un plaisir extraordinaire a se
donner V impression d'etre une jeune jille. Cette derniere metamorphose est
de celles avec lesquelles mon imagination aime par-dessus tout a jouer^ .
Mais si I'imagination peut se donner aussi libre cours, n'est-ce pas
qu'une part de Vanima vagabonde et onduleuse de Powys est pro-
prement feminine ? Dans sa poursuite des sylphides sur les plages,
il laisse cette part predominer et le metamorphoser, lui I'inlassable
-voyeur, en une figure feminine a son tour : Je contemple mes sulphides
comme si j'etais une autre sjlphide ou, si vous aimez mieux, comme une
salamandre contemplerait les formes ravissantes d'une ondine^. Peu
importe si Tissue de la metamorphose est incertaine : Powys
n'hesite a s'imaginer sylphide que par un trait de cette humilite
psychique^ qu'il preconisera, et la salamandre n'est ici qu'une syl-
phide ayant subi quelque charme, une sylphide envoutee par
d'autres sylphides. Powys est captive de retro uver cette tentation
et ce pouvoir chez des genies qu'il sent animes de la meme mobihte
ambigue : Plusjeplonge dans leiir ceuvre, pliisje constate que Shakespeare
et Dosto'iewsky ont eu le pouvoir magique de se changer en femme. C'est la
le point essentiel et c 'est la que nos critiques modernes se montrent si homes.
Le sens du mot Imagination leur echappe^. Affirmant le primat de I'ima-
gination, Powys recuse une fois de plus les hmites donnees du reel.
Changer de visage, fuir I'identite, n'est-ce pas la consolation de
garder irremediablement son visage, de connaitre les detours tous
previsibles de son etre?
La merveille est que dans cette gymnastique de I'ame, le corps
1. Autobiographie, p. 249.
2. id., p. 250.
3. « Ma Philosophie », p. 1 70. Granit, p. 368.
4. Autobiographie, p. 454. Powys developpera amplement ce theme de Tambiguite de
Dostoiewsky dans son extraordinaire essai de 1947.
192
n'est point absent, et meme qu'il agit de concert avec la volonte
pour arracher I'ame a sa fixite. Cette maniere serpentine de se
couler dans I'illusion d'etre une femme (ou son double modeste,
une salamandre) est liee a des emotions momentanees tres fortes,
qui aident a la metamorphose mentale, et conduit a une espece de
renversement de Fame et du corps, ou la premiere affine et par-
vient presque a diminuer le second : I'ame emue a I' impression de se
diver ser dans mon corps comme de I 'air ou de I'eau, de se I'assimiler, de le
transpercer avec I'emoi qu'elle eprouve. Dans ces moments-la, je me sens
aussi leger que I' air et plus mon exaltation est vive plus je deviens frele,
fluet, fragile de corps! Oui, c'est un fait vraiment bien etrange et bien
curieux : plus je suis transports de bonheur en presence d'un etre ou d'une
chose, etplusj'ai Vimpression d'etre une jeune fille^ . De cet allegement
ressenti du corps, on trouvera trace plus tard dans des techniques
tout a fait volontaires et maitrisees^ Ce n'est point que Powys
cherche a diminuer le corps en tant qu'obstacle; pour lui le corps
n'est pas un reel obstacle, mais un receptacle de sensations bonnes
ou mauvaises (et dans cette distinction, il ne songe qu'a leur qua-
lite, non pas a leur pretendue « moralite ») . II faut done diminuer
le corps non pas pour le nier mais pour permettre a I'ame d'en
franchir la parol, apres quoi I'ame errante ramene au corps sa
pature, car I'extase oii elle atteint se propage a tout I'etre. A partir
de Wolf Solent et de VApologie des Sens, Powys n'est plus un puritain
secretement ennemi du corps, il est un paien spirituel qui mene le
corps ailleurs que ne I'a pu aucun materialiste.
L'AGTE ICHTHYEN
Ces echappees, ces fuites, il les designe de fagon plus concertee au
debut de son deuxieme Art du Bonheur de 1935, qui est sans doute
son essai le plus accompli d'avant la guerre, celui dont la traduc-
tion manque le plus pour saisir les problemes vitaux que Powys
eut, plus qu'un autre, a affronter, et les solutions qu'il leur apporte
victorieusement. Ce petit livre, qui est comme une longue le^on
passionnee, recele I'essence concentree des resultats de V Autobio-
graphic ; car les livres de Powys sont tons le reflet d'un resultat
precis obtenu au creuset de son alchimie mentale^.
1. Autobiographie , p. 384.
2. Exposees notamment dans In spite of, p. 65-67.
3. Au fur et a mesure que I'oeuvre progresse, ces « resultats » ont des repercussions a la
fois de plus en plus larges et singulieres, ce qui explique que plus de lecteurs trouveront
leur compte dans Wolf Solent que dans Camp retranche, mais que la le^on de ce dernier
livre, plus secrete, est aussi plus forte pour qui I'entend. En ce sens — et celui-la seul — -
Powys est un auteur « esoterique », lui qui ne croyait guere a I'esoterisme classique, mais
croyait a la possibilite de retrouver la magie primitive, et d'aller plus loin encore par des
voies bien plus simples. Le vrai esoterisme de ses derniers recits, c'est que seul celui qui
a penetre tous les livres anterieurs y accede, I'osuvre etant I'unique chemin qui mtoe a
son propre terme.
193
C'est a une domination des echappees que nous invite VArt du
Bonheur. II serait eclairant d'esquisser un parallele entre les opera-
tions de 1' esprit que relate ici Powys et les instants transcendants
privilegies de certaines mystiques.
Le mouvement essentiel que nous decrit Powys est un mouvement de
I' esprit qu'il appelle I'acte Ichthyen parce qu'il offre une ressemblance
eloignee avec le bond d'un poisson kors de I'eau, dans I'air, et sa retombee
dans I'eau^. Ce mouvement, il I'invente pour I'opposer, bien sur, a
la pression qu 'exerce sur nous un tourment mental, et nous devons consi-
derer ce sombre moment comme un defi a noire esprit, un defi a nous mesurer a
Vennemi invisible dans un combat mortel. A ce double defi repond
done une fois encore un exorcisme, non plus vague et sensuel,
animiste et a demi inconscient, mais mental et entierement mai-
trise : Ce que je veux dire par « acte ichthyen », c'est amasser rapidement
tous les maux de votre vie — comme si vous les transformiez en un seul
element qui vous entoure completement — puis effectuer un bond farouche
de votre identite intime, un bond qui vous porte, meme si ce n'est qu'un ins-
tant, a I'air libre. En cet instant vous plongez a travers les maux amasses
de votre vie et vous vous en echappez, non pas par la force d'un changement
exterieur de condition, oupar I'espoir d'un tel changement, mais uniquement
par une revolte spasmodique contre eux, une revolte au cours de laquelle
I' esprit indestructible qui est au fond de votre dme refuse de ceder^. Ce
processus est done la rencontre et la fusion de deux aptitudes fon-
cieres de Powys, celle de resoudre I'hostilite ressentie comme un
defi par un exorcisme conduisant a I'apaisement, et celle de diri-
ger, au moyen de son esprit, I'echappee de son ame, en une sorte
de dedoublement qui est en meme temps la saisie de soi : Du
moment que, comme le dit Heraclite, « toute vie est une guerre », la paix de
I 'esprit ne s'acquiert que grace a une lutte perpetuelle et... il faut farouche-
ment I'empoigner pour la tenir ferme^. A ce bond comme a cette
empoignade, on mesure ce que les precedes powysiens ont d'actif
et presque d'agressif, et que la fiiite chez lui n'est jamais synonyme
de passivite, mais bien toujours une revendication furieuse et pres-
que apre d'un bonheur, de ce calme interieur qui est un clair miroir^.
LE SECRET IMMORTEL
Powys accordera plus tard volontiers que cette volonte de fuite
— Toute ma vie,je n'ai cesse defuir, et surtout,je me suisfui moi-meme^
— etait issue d'une nevrose, qui prolongeait les extases premieres
dans la volonte de se quitter. On comprend alors que la mytholo-
gie apparemment egotiste, le retranchement en soi, etait la
1. L'Art du Bonheur (1935) , p. 28.
2. id., p. 29.
3. Autobiographic , p. 564.
194
premiere etape d'une operation aux prolongements multiples. La
fuite oblige celui qui fuit a une perpetuelle mobilite, a une sou-
plesse dans les metamorphoses qui lui permettra de varier les
genres de fuite, jouant alternativement sur I'une ou I'autre des
dispositions de sa nature changeante. Comme un refrain, a travers
toute I'oeuvre, des essais aux romans, retentit I'egoiste conseil : //
n'est qu' une f agon d'echapper a la destruction qui menace vos moments
heureux, et c'est la meme echappee que vous avez du pratiquer sans cesse en
d'autres difficultes. S'enfuir ! C'est Id tout le secret mental, le grand secret
sage et liberateur, le secret immortel^. La profondeur du secret pent se
mesurer a sa simplicite : il n'est point besoin d'initiation ni
d'intercession pour etre sage, il suffit d'etre libere, et pour etre
libere, il suffit de le vouloir, ou parfois simplement de le dire. Et
la vraie decouverte, la nouveaute profonde a laquelle Powys est
parvenu en ce domaine reside dans sa confiance absolue (de pretre
et de barde) en la parole comme pouvoir de metamorphose; a
preuve, cette simple petite phrase glissee comme en passant, et
qui bouleverse les perspectives : L'homme sage passe sa vie a s'enfuir
au loin. Mais par bonheur il peut s'enfuir au loin sans bouger d'un pas'^.
Pour celui qui, dans cette incidente, a atteint une telle vue des
choses, tout bascule. Comme nous sommes loin (loin, precise-
ment...) d'une vaine rhetorique qui inverse les termes d'une pro-
position sans les peser! Car une telle affirmation a des consequen-
ces inevitables dans la vie; elle est un formidable rempart de
confiance (proprement religieuse) contre les assauts du doute, ce
doute meurtrier auquel Powys, jadis esthete pour eviter de souf-
frir, a longtemps sacrifie; elle est surtout une breche pratiquee
dans les frontieres temporelles et spatiales, dont la puissance serait
reductrice sans le secours arme de I'imaginaire, de I'imaginaire
vecu.
Voila le maitre secret de toute I'entreprise powysienne — vivre
rimaginaire. C'est I'une des grandes legons de cet homme, non
seulement de son oeuvre mais de sa vie. Je suis alle a Blaenau-
Ffestiniog, j'ai vu ce ciel clos par la brume perpetuelle, cette
montagne comme la porte de I'enfer, et j'ai compris a quel point
Powys, lorsqu'il est alle y vivre, etait devenu invulnerable. Pour
choisir ce lieu entre tons a 80 ans passes, faut-il n' avoir besoin de
rien, atteindre, sans bouger d'un pas, le lieu reve que Ton se donne,
le paradis que Ton s'invente et qui devient la vie meme! Powys
avait rencontre en lui tres vite son enfer, on peut dire que son
purgatoire se sera etendu sur vingt ans de creation (de Bois et
Pierre a Camp retranche, qui marque un terme crucial dans I'oeuvre),
apres quoi regne sans brisure I'eden de I'intemporel qui est comme
la fuite supreme. Powys a experimente jusqu'a la supreme sagesse
1. L'Art du Bonheur (igs^) , p. 45.
2. « La Magie du Detachement », in The Aryan Path, vol. iv, n°io, 1933.
195
(c'est-a-dire, si Ton veut, jusqu'au supreme delire) la vraie magie
du Detachement, cette magie qui vous rend possible d'etre en un lieu —
comme Vhomme assis sur la pierre nue pres duflux de I'eau — et pourtant
d'etre an caur du soleil flamboyant et a la circonference de I' ether divin^.
Oui, c'est jusqu'au coeur du soleil que dans Tout ou Rien, Powys
poursuivra a travers une creation onirique sa propre fuite, et du
monde et de soi. Et avec Homer e et I'Sther, ce n'est pas a la cir-
conference de I'ether physique, mais dans la voix meme de I'fither
divinise qu'il elira refuge afin d'observer, et a la fois d'animer, par
la bouche d'Homere, le recit de la guerre de Troie, symbole de
reternelle guerre quotidienne des hommes, cette guerre dont il
nous appartient de nous detacher pour quitter la part de nous
trop humaine, et nous garder de tout vain combat.
Cette remontee du temps, qui conduit Powys d'Owen Glendower a
Porius et d' Atlantis a Homere, est une fuite croissante de la civilisa-
tion et du present, la recherche de plus en plus sereine d'un abri
d'oii il puisse voir et entendre « le bruit et la fureur » du monde
des vivants. Le grand jadis, grec ou gallois, ou il choisit de se
retrancher, pent meme devenir, dans ses ultimes fantasmagories,
un grand futur improbable. Mais c'est toujours un grand lointain,
ou pour parvenir il n'est meme plus necessaire de faire un seul
pas. Le demiurge de Corwen et de Blaenau, resolument immobile,
est aussi le plus obstine fugitif de son temps.
FRANgOIS XAVIER JAUJARD
I . « La Magie du Detachement )
196
^ m
LES TRAVAUX ET LES JOURS
Je suis peut-etre un Adorateur des Pierres et vous etes peut-etre
un Adorateur des Icones, mais au benefice de ce livre^ je crois qu'il
vaudra mieux faire semblant, vous et moi, de soutenir le dogme
d'un materialisme athee. Pareil deguisement ne sera nuUement
facile car nous sommes tellement lies a notre propre passe et au
passe de notre race qu'il faut nous battre pour liberer notre esprit,
meme aujourd'bui, de I'idee que I'univers comporte un dessein
conscient; mais puisqu'il existe beaucoup d'hommes et de femmes
qui se sont effectivement libere 1' esprit, meme si leur liberte appa-
rait aux autres dechirement fanatique et desolation, je tiens a faire
de mon « art du bonheur » un systeme assez ouvert pour seduire
le plus austere adversaire de 1' opium des religions.
Eh bien, comme dirait Whitman, « qui que vous soyez », pensez
que vous etes absolument seul dans un univers incomprehensible.
Quant aux autres qui vous sont proches, qui sont une part de votre
vie la plus intime, il vous faut aussi les inclure dans cet aveugle
chaos sans but et sans dieu qui vous entoure de tous cotes.
Et dans ce terrifiant tourbillon de choses etrangeres, de quoi etes-
vous maitre? D'une seule et unique chose, vous-meme! C'est le
pouvoir auquel Socrate attachait tant d'importance. Et c'est apres
tout Facte le plus profondement rehgieux dont I'ame humaine
soit capable. C'est en fait I'adoration de la Vie en elle-meme, qui
a pour eternelle litanie : « Bien que tu me tourmentes, je me
rejouirai a travers toi ! » Notre prochaine etape sera de suggerer
la methode la plus habile pour utihser les petites hakes et les petits
plaisirs de tous les jours qui parsement les travaux de notre vie.
La Nature y occupe la premiere place, et ce qui importe dans
I'interet que nous portons a la Nature est qu'il ne devrait pas se
Hmiter aux phenomenes les plus saisissants et les plus grandioses,
mais se concentrer sur les aspects qui nous sont accessibles a tous
et a tous familiers.
I. L'Art du Bonheur.
197
Parmi tous ces aspects je placerais d'abord les Quatre filements
traditionnels. Ce sont ces mysterieuses presences qu'il vaut mieux,
pour ce qui concerne notre bonheur, considerer comme faisait
Goethe selon Spengler, d'un mil physiognomique , qui les revele a nos
sens, plutot que d'un oeil scientifique, qui les fait apparaitre
comme autant de vibrations electroniques.
Nous devrions toujours etre sur le qui-vive pour trouver des sub-
stituts vivants a Feffroi religieux devant la vie que notre espece
a si longtemps cultive. Supprimer tout sens religieux de la maniere
absolue conseillee par Lucrece me semble tristement negliger un
instinct naturel monstrueusement perverti. Et notre attitude face
aux quatre grands elements, a la terre, a I'ether divin, la mer et
toutes les eaux, le soleil et la lune et tous les corps stellaires, le
vent et la pluie et le gel et la rosee, les mouvements des nuages et
la succession des saisons, les tenebres elles-memes lorsqu'elles se
melent au mystere des deux crepuscules — notre attitude devrait
impliquer tous les sentiments exprimes par le mot « adoration »,
devrait etre le vrai substitut de la religion, le seul peut-etre, a part
la pitie qu'inspirent la chair et le sang, que le scepticisme de notre
epoque nous permet.
Et venant apres ce sentiment a I'egard des elements primordiaux,
apres cette reponse donnee a tous les aspects de la terre et du
soleil et du vent et des eaux qui s'infiltrent jusqu'a nous par les
crevasses de nos preoccupations pratiques, je crois que notre sen-
timent de loin le plus important est I'indescriptible frisson qui
nous saisit au hasard de certains spectacles de la vie, de certains
assemblages de choses et de gens, pas necessairement beaux mais
qui donnent a notre existence, soudain, une intensite magique.
Cette intensite s'accompagne souvent de I'etrange sensation que
nous avons ete deja emus precisement par ces choses dans une vie
differente, dans une autre vie. C'est peut-etre la une illusion et il
est possible que le bonheur aigu que nous eprouvons soit simple-
ment du a un souvenir inconscient de nos plus jeunes annees.
Mais d'oii qu'elle vienne, cette subtile emotion est telle qu'elle
rachete tous les chagrins, et nous apporte un merveilleux instant
de_ reconnaissance comme si, pelerins d'un lointain ailleurs, nous
avions deja suivi cette meme route.
Mais je voudrais donner quelques details concrets sur ces senti-
ments evasifs auxquelsj 'attache tant d'importance.
Une sensation dont j'ai toujours senti qu'elle etait penetree par
cette emotion, c'est la curieuse blancheur metallique de I'eau juste
avant la tombee de la nuit. II y a dans cette blancheur particu-
liere quelque chose qui evoque tous les relevements mystiques qui
aient jamais existe, toutes les batailles perdues et toutes les causes
perdues qui aient jamais existe dans la longue succession des vies
humaines.
198
Un autre phenomene dont j'ai toujours le sentiment qu'il remue
d'etranges richesses dans le fond de notre ame, c'est 1' aspect tout
particulier de n'importe quel objet ancien use par le temps et relie
a I'humain quand il se profile sur un paysage de vaste etendue. Ce
pent etre un poteau, ou un groupe de poteaux laves par I'eau et
dresses dans une longue endurance mystique devant la ligne d'un
ciel lointain, ou un horizon d'eau, et qui attire notre esprit vers
I'infini. De la nature de cet infini, ce vieil objet ronge par les
vers, ce vieux poteau par exemple, vient a participer par des cor-
respondances et des affinites inconscientes ; ces elements qui « sont
eux-memes anciens » repondent a la nature de cet Inanime desole
et I'appellent sans fin a partager leur immunite contre la des-
truction.
Une autre vision fortuite a la portee de tons et qui possede le
singulier pouvoir de fi"apper I'imagination est celle de n'importe
quel fragment de toit ou de mur pergu dans la lumiere du soleil
levant ou du soleil couchant. Le simple fait de cette presence,
immobile et ainsi transfiguree, avec les immenses abimes de fair
ou du soir, le sentiment que nous sommes sur le seuil d'un pays
enchante, ainsi transfiguree, avec les immenses abimes de Fair qui
s'enfoncent derriere elle dans I'espace illimite, evoque, tandis
qu'elle repose sur le calme mystere de I'aube ou du soir, le senti-
ment que nous sommes sur le seuil d'un pays enchante ou pent
entrer notre ame pour y trouver la solution de tous les paradoxes
de la vie.
II y a des milliers d'autres objets semblables dans le voisinage le
plus sinistre, mais nous ne pouvons decouvrir leur secret avant
d'avoir appris a demander a la Nature non pas tant la beaute ou
le pittoresque qu'un certain pouvoir poetique de suggestion qui
oriente I'esprit vers une longue perspective de reveries imprecises.
Mais un autre aspect encore de la Nature oil lefamilier devient sou-
dain insolite — • cause essentielle de ces brusques et incomprehensi-
bles vagues de bonheur qui nous emportent en de si etranges
traversees vers les rivages recules du pays que notre coeur desire —
est le spectacle d'une seule branche, aux larges ramures, d'un arbre
au loin qui, tandis qu'on le contemple, semble flotter sur un mys-
tique ocean d'air, d'air si transparent et liquide, si pret a dispa-
raitre, qu'il semble que la branche qui s'y repose attire vers elle,
de cette immensite, le secret meme de la vie et de la mort. Je dis
« de la vie et de la mort » parce que ceux qui desirent connaitre
avant de mourir ce qu'est le bonheur veritable feront bien de tirer
le plus grand parti du sentiment qui nous vient a tous quelquefois,
peut-etre lorsqu'apparait la plus legere bouffee de vapeur rosee
flottant vers I'ouest quand tout le reste du ciel est noir, ou quelque
autre presage le long du chemin : le sentiment que nous sommes
au bord de joindre si etroitement la vie et la mort qu'elles
199
fusionnent, et que la terreur de la mort, ne regnant plus seule.
va dans un instant se transmuer en autre chose.
Ce que nous eprouvons a ces moments-la est plus significatif de
nos sentiments qu'en toute autre occasion, mais nous I'oublions
volontiers quand nous sommes d'humeur cynique.
Ce qu'il semble apporter avec lui, ce sentiment profond et repete.
relie de si pres a toutes sortes d'effets passagers de lumiere et
d'obscurite, c'est I'intuition que la vie et la mort ne sont pas des
contraires absolus, mais fatalement melees I'une a I'autre; qu'elles
sont en verite I'expression a deux tranchants d'une troisieme chose
qu'il est hors du pouvoir de notre raison de concevoir.
A la base de tout bonheur durable se trouve une reserve de tous
ces moments singuliers; leur valeur est prouvee par le fait que
lorsque nous evoquons quelque long moment de notre passe,
miseres et ennuis s'effacent alors que de flottantes impressions
d'une sensualite elusive demeurent, comme I'essence meme des
annees disparues. Et elles sont bien I'essence de ces annees, et de
toutes les annees de notre vie, et s'il existe une memoire planetaire
de notre antique terre, qui recele longtemps apres notre mort ce
que nous avons eprouve, ces moments-la en seront I'essence
immuable, notre apport personnel a la conscience tellurique. Ce
qu'il faut, c'est employer votre volonte pour forcer I'instant a
devenir passage vers I'eternel.
Ne comparez jamais le present au passe. N'anticipez jamais sur
I'avenir. Reprenez-vous a la seconde meme ou vous alliez vous
plaindre d'etre ici plutot que Id.
On a trop fait cas de I'esperance. Plus vous serez philosophe, moins
vous aurez d'esperance. De tous les actes mentaux, esperer est le
plus anti-philosophique car il implique que vous echouez a accom-
plir la supreme metamorphose du present en eternel.
« L'espoir trompe brise le coeur. » Eh bien qu'il aille au diable !
Et au lieu d'appeler de vos voeux des changements imaginaires
dans votre vie, ou d'esperer ceci ou cela, a I'instant ou vous avez
le temps de prendre conscience, a la seconde oii il vous est possible
de regarder autour de vous pour denombrer les choses, faites reso-
lument I'efFort de transformer ce que vous voyez, fut-ce le plus
sinistre assemblage d'objets, pour y trouver quelque signification
poetique. L'important est de cultiver en vous la faculte d'annuler
ce qui parmi ces objets vous deplait, de le rendre invisible, et puis
de vous concentrer sur ce qui plait, meme lointainement, a votre
imagination, sinon a vos sens.
Obligez les objets qui vous entourent, meme hostiles, a ceder a
votre resolution et a votre defi : vous affirmer a travers eux et
contre eux. Saisissez I'instant a la gorge. Ne cedez pas a la fai-
blesse d'attendre que cela change. Creez le changement en mobilisant
les forces spirituelles du fin fond de votre etre. C'est une attitude
200
d'esprit que I'habitude peut rendre automatique si vous la repetez
constamment. Violez I'mstant au passage. II ne passera peut-etre
plus jamais; et c'est peut-etre bien sa mediocrite meme, si vous
le saisissez assez fort, qui ouvrira une issue vers I'eternel.
N'attendez jamais I'avenir; ne regrettez jamais le passe; faites
en sorte que le present serve ensemble d'avenir et de passe. Et si le
present est une souffrance absolue, levez malgre tout la tete, comme
en eut le courage meme le criminel Macbeth...
Mais supposez que vous regardiez les gouttes de pluie sur votre
fenetre, ou la ligne droite d'un toit contre un ciel gris, ou les
volutes ondoyantes d'une colonne de fumee, ou le lisere teinte de
feu d'un nuage sombre, ou un rocher en bordure de mer avec des
plaques d'algues vertes, ou des corneilles qui suivent une charrue,
le plaisir que vous pourrez tirer de ces simples choses n'est pas
entierement simple si vous vous obligez a isoler et a apprecier leur
charge de poesie. Car a I'instant de votre sentiment se melent les
sentiments de tous vos aieux avant vous, qui dans leur temps et a
leur heure out regarde les memes choses.
II est vrai que ce que la pression de votre present immediat fait
fusionner avec le passe dans les vies de vos ancetres n'est pas quel-
que chose de precis, ni une succession de choses precises. C'est
seulement la conviction indecise que la sensation que vous eprou-
\ez en cet instant de detachement de votre activite est riche des
souvenirs de toutes les generations qui vous ont precede.
Les courants de conscience de notre vie a tous s'ecoulent en un
double flot, I'eau salee de Taction et I'eau douce de la contem-
plation, et il n'est pas d'homme dont les jours soient pleins s'il ne
pergoit pas I'une et I'autre. Heureux I'homme qui pendant un
instant de repos, que ce soit chez lui ou dehors, au cours de sa
journee, possede le pouvoir de se detacher, de se rejeter loin de
ses preoccupations pressantes et immediates et de contempler avec
calme tout ce qui I'entoure, meme si le spectacle en est absurde ou
sans beaute, et de se dire : Eh bien, me-^?oici, conscience encore
vivante face a cela ; et rien que de regarder cela et de m'isoler avec
cela, et de prendre cela comme decor temporaire, hasardeux, acci-
dentel, incongru, de mon esprit indomptable, je I'emporte avec
moi, dans cet unique instant invincible je I'emporte avec moi
dans une autre dimension, si absurde soit-il, et je le place parmi
les choses eternelles dans la memoire de la conscience cosmique !
Cette plongee momentanee, loin du monde de Taction, dans une
detente complete du corps et de T esprit, et dans une attention
h\^notique a n'importe quel petit objet, peut devenir, quand on
s'attache a la cultiver, non seulement une prise de conscience
determinante du plus profond courant vital, mais aussi un recon-
fort des plus bienfaisants.
Car Tessence de cette plongee est a la fois philosophique et
201
amorale, et du fait qu'elle est entierement detachee de toute
preoccupation pratique elle est delivree de toute responsabilite.
Dans cet « instant eternel » votre moi, confronte avec votre non-
moi, utilise tout objet inanime, minuscule et proche, comme un
symbole de I'univers.
Immerges dans mille jeux ou travaux absorbants, nous sommes
tentes d'oublier la continuite de notre vie interieure; nous sommes
tentes d'oublier notre solitude totale et accumulee. Ces « instants
eternels » ou Ton s'abandonne a son ame et ou Ton se laisse devenir
pure conscience, pur esprit face a face avec n'importe quel frag-
ment de I'inanime qui se trouve proche, sont des instants, si nous
voulons etre heureux et vivre longtemps, qu'il faut arracber au
flux du temps. Saisissez-les, dans les autobus, dans les salles
d'attente, dans les trains, sur les bancs des pares, dans les vesti-
bules, dans les entrees des hotels et des theatres, dans les toilettes
publiques, dans les ferry-boats, dans les taxis, les charrettes, les
eglises, dans votre lit, votre fauteuil, votre cuisine, sur votre per-
ron, contre la palissade de votre jardin; saisissez-les toujours et
partout !
L' essence de ces instants est de vous plonger, I'espace d'un souffle,
dans I'irresponsabilite absolue.
C'est le seul moyen d'etre Jtouj ours plus heureux, et c'est la seule
maniere d'eviter I'usure de nos nerfs. Les tout-petits en ont le pou-
voir, et aussi les tres vieilles gens ; et nous gaspillons le Nectar de
la Vie lorsque nous refusons, au midi du jour, de retrouver la
beatitude de son commencement et de sa fin.
Vous decouvrirez qu'il est sage de cacher a vos amis ces plongees
quotidiennes dans la Source Sacree de I'irresponsabilite. Rien
n'est plus irritant pour un compagnon qu'agite ou bouleverse un
ennui passager ou une crise imminente que de vous voir ainsi
flotter detache dans le courant profond de I'univers ; mais si vous
vous refusez a cultiver ce divin secret, e'en est fait de votre bonheur
dans la vie !
Ce que vous accomplissez vraiment dans ces instants de divine
irresponsabilite n'est pas seulement affirmer deliberement le bien-
heureux privilege de la petite enfance et de la vieillesse, mais a la
fois faire retour a quelque passe vegetal et gouter a I'avance quel-
que avenir divin. La technique du veritable bonheur a beaucoup
plus a voir avec ce qu'on appelle a tort la vie quotidienne et banale
qu'avec les grandes crises de I'existence. Mais toutes ces expres-
sions telles que banal, quotidien, ordinaire, monotone, ennuyeux,
sont des mots inventes par des etres stupides et irreflechis.
La vie est la vie; et il appartient a I'individu d'etre heureux par
la vie en elle-meme, et de n' avoir pas besoin des gateries de la For-
tune, ni des galas de la Chance, ni des grands festivals solennels de
la Destinee.
202
Mais la supreme adresse est de vous faire une profonde religion et
une rigoureuse morale de 1' obligation d'etre heureux et de vous
consacrer a I'effort de devenir de plus en plus heureux. Tout le
secret reside dans cette continuite de 1' attitude stoique; et si vous
en faites votre but constant, vous vous apercevrez que vous com-
mencez a trouver une apre satisfaction dans les occasions difficiles
ou votre philosophic est mise a I'epreuve.
II existe un epouvantable Ennemi du bonheur qui saisit quelque-
fois I'occasion de relever son horrible visage indistinct lorsque la
magie de I'existence tente de reapparaitre — je veux dire ce sen-
timent abyssal de la vanite de tout, comme s'il n'y avait rien
d'interessant ni de captivant dans la vie, et dont les jeunes surtout
souffrent si souvent. Ce sentiment de vanite cosmique — qui est
frequemment d'origine sexuelle — est tout a fait different de ce
qu'on appelle « I'ennui ». Le sentiment que tout est vanite est une
faiblesse philosophique, I'infirmite d'un noble esprit, tandis que
se vanter qu'on s'ennuie est avouer une suffisance stupide de niais
et de snob.
On a appris aux gens bien eleves a eprouver de 1' aversion pour
certains mots grossiers — comme celui que les ecoliers aiment
ecrire sur les murs, mais que les prudents redacteurs du grand
dictionnaire d'Oxford ont prefere supprimer de la langue anglaise
— mais les levres humaines qui prononcent les mots « Ennui,
Ennuyeux, Ennuye » proferent un "Blaspheme bien plus indigne
contre la vie, contre le dementiel tohu-bohu qui contient tant de
choses obscenes, repugnantes, indiciblement horribles, eclairees
de beaute infinie, ou ravagees de degout infini, de choses rayon-
nantes, dont les racines livides s'enfoncent dans I'enfer, ou dont
les ailes enflammees ecorchent de leurs pointes la voute du ciel —
un blaspheme bien plus indigne que I'emploi de la pire grossierete
d'une seule syllabe dont I'amant de Lady Chatterley imagine,
\ertueux comme il est, qu'il ajoute au plaisir de sa maitresse !
Les victimes de I'ennui sont des poux ennemis de leur propre
bonheur et du bonheur des autres, et si frivoles soient-ils, ils peu-
vent etre d'affreux fauteurs de trouble. Vous pouvez etablir en
regie absolue qu'aucun homme ni aucune femme qui ait le moin-
dre caractere n'emploie jamais le mot « ennui », et je n'ai pas envie
de m'appesantir sur le sort de ces ennemis du bonheur lorsqu'ils
arriveront a I'Enfer de Dante. « Non ragionam di lor : regarda e
passa ! » est le meilleur des commentaires sur leur destinee.
U ennui? Dans la tragique bataille pour le bonheur oil nous nous
sommes tous engages, on n'en a guere le loisir! La chose a faire
quand on commence a se sentir depasse par les soucis est de se
203
dire : « Seigneur! je suis toujours vivant; et quelques-uns de ceux
que j'aime sont toujours vivants. Sacrebleu! Et dors? » Cela dii.
ce qu'il faut faire ensuite est se jeter contre les pointes. Je ne veux
pas dire contre les images qui vous tourmentent. Je veux dire
contre les objets materiels precis qui vous entourent. Si vous ete>
entre quatre murs, projetez votre esprit contre le fer des cheneis.
contre la fonte du poele, contre les coins et la surface opaque des
objets! Si vous etes dehors, projetez votre esprit contre les angle^
vifs des murailles, contre les troncs des arbres, contre les rocherj.
les pierres et les haies, contre le vent aveugle et le vide de Tair!
N'attendez pas que les formes et les substances de ces Etres ina-
nimes qui vous entourent deviennent attirantes ou belles. Projetez
votre esprit contre les pointes ! Projetez-le contre I'insouciance des
elements, contre I'indifference des murs. Ce geste meme de I'ame
au desespoir est une sorte de suicide momentane et le repit et le
soulagement que vous en retirerez est indescriptible. G'est une
fa^on de vous tourner en plein jour face au mur. C'est une mor:
momentanee. Mort, mort, mort. Ces quatre lettres de I'alphabe:
sont d'un grand poids dans certaines vies.
Le meilleur moyen d'en dissoudre la fumee deletere lorsqu'elle
vous gene est d'envisager de sang-froid la seule alternative : ou
bien vous etes plonge dans I'aneantissement total, ce qui n'est que
le prolongement indefini du sommeil; ou bien vous retrouvez dan?
une autre dimension le sorj^^ie tout etre mortel, et n'avez pas a
affronter un statut unique ou etrange qui soit une exception dans
I'ordre universel. II y a beaucoup de gens qui, n'etait le choc
physique de mourir, pref ereraient etre morts plutot que vivre ; et
quoiqu'il y ait des amoureux de la vie pour qui la mort est le pire
qui puisse arriver, I'interet meme qu'ils portent a la vie donne a
la mort son importance.
Mais le meilleur moyen est de combattre sur les deux fronts, et de
cultiver tons les jours un certain pouvoir que nous a donne la
Nature : plonger si profond sous les distractions superficielles que
nous puissions gouter une partie de « ce plaisir qu'il y a dans la \ie
et dans la mort ».
Mais c'est le Tourment et la Vanite de tout, et non la mort, qui
sont les deux pires ennemis de notre paix; et que nous soyons en
plein travail ou hvres au repos, ou meme en train d'essayer de
nous divertir, ces deux diaboUques Phorkyades sont toujours la qui
grattent et creusent pour atteindre au refuge de notre secret
bonheur et y enfoncer leurs ongles horribles de sorcieres.
Et comment circonvenir et saper au mieux cet eternel souci des
petites choses qui alterne avec I'atroce sentiment que tout le
dessin de notre vie est vain et son ensemble un echec ?
En plongeant — oh, si peu I — sous la surface des eaux ameres et
204
saumatres de revenement, pour atteindre aux eaux douces et
fraiches du flux de la vie et de la mort.
Voici le secret. Une fois que vous vous serez bien persuade que les
soucis sont inevitables, quels qu'ils soient — sinon ceux d'aujour-
d'hui peut-etre, d'autres aussi deplaisants — jusqu'a la fin de vos
jours, une fois que vous vous serez bien persuade que quels que
soient les succes qui vous attendent dans le monde, ce vieux senti-
ment de la vanite de tout persistera a I'arriere-plan — car c'est
dans tout esprit 1' autre face de la lune, et il coexiste avec la cons-
cience meme, avec la conscience des dieux, s'il y a vraiment des
dieux — vous finirez par voir combien il est absurde de survivre
jour apres jour, une annee apres I'autre, sans jamais vous rendre
compte que le drame palpitant de votre ame vivante dans le grand
mystere tragique est a elle seule un sujet d'emerveillement.
Ces choses-la vous tracassent parce que vous trouvez que la mys-
terieuse grandeur, la sombre sublimite de 1' existence vont de soi.
Vous avez conscience de votre estomac, et de votre argent, et de
votre amour-propre ; mais vous refusez d'avoir conscience de la Vie.
Vous visez toujours a cote — vous voulez vous debarrasser de vos
tracas en vous tracassant et vous vous debarrassez de votre senti-
ment que tout est vain en poursuivant ce qui est encore plus vain;
tandis que si vous prenez I'habitude de vous imaginer vraiment
mort — comme vous pourriez I'etre a n'importe quelle seconde —
vous acquerrez cette secrete irresponsabilite qui est le tremplin de
toute joie dans la vie. "*~
La chose a faire est de vous imaginer soudain lance dans la vie
depuis une distance inimaginable, projete dans la vie depuis d'ini-
maginables limbes. Vous regardez autour de vous, vous reperez ce
qui vous entoure, vous vous situez. Quel est le pire qui puisse vous
arriver? Simplement de retourner la d'oii vous venez!
Mais, direz-vous, c'est la vie qui me fait soufFrir, et non la mort.
Mais non, non, ce n'est pas la vie qui vous blesse ainsi. Ce sont les
circonstances de la vie. C'est votre refus de voir la foret a cause des
arbres ! Vous avez bien le droit de souhaiter etre mort quand vous
etes victime d'une interminable succession de details destructeurs.
Mais ces details ne sont pas la vie. La mort que vous desirez
ressemble beaucoup plus qu'eux a la vie. En fait, si on la compare
avec ces details, cette mort que vous desirez est une part de la vie,
elle est I'eternel autre cote de la vie.
Ce dont nous avons tons besoin, ce que nous pouvons tous reussir
si nous avons la moindre imagination, c'est la grande liberation,
la grande fuite de plonger au coeur de cette mort-dans-la-vie. Si vous
etiez vraiment mort, tout cela n'aurait pas tellement d'importance.
Ou bien ceux que vous aimez mourraient aussi, ou bien ils survi-
vraient et continueraient de lutter. Quand vos douleurs revien-
r.ent, quand on sonne pour reclamer le terme, quand votre amour-
205
propre est offense, quand votre migraine recommence, quand
votre journee de travail a ete un echec, tuez-vous. C'est ce que \ou5
avez de mieux a faire. Tuez-vous en imagination! Et quand vous
serez mort et qu'on mettra sur la table le cafe ou le the — meme
si vous ne I'avez pas paye — vous aurez le privilege de rexenir
soudain a la vie, et d'y revenir avec un profond soupir de conten-
tement.
Un manuel machiavelique comme celui-ci doit proposer plus d'un
moyen pour venir a bout des divers demons qui nous tourmentent.
A quelques-uns de ces demons il vaut certainement mieux echap-
per par la fuite, et Ton ne pent echapper aux pires d'entre eux que
par cette sorte de fuite absolue qui ressemble a la mort, je veux
dire par I'effacement absolu de ce que nous serions fous de ne pas
oublier; mais quant au demon de la vanite de tout, bien qu'il n"v
ait pas deux de ses victimes qui utilisent les memes armes, il existe
une fagon desesperee de I'attaquer, si Ton a assez de vitalite pour
le faire, c'est de nous retirer de ce qui nous entoure dans I'imme-
diat, de rassembler notre courage, comme un animal tapi pret a
bondir, et puis, tout comme cet animal lorsqu'il bondit enfin.
plonger d'un grand bond de I'esprit dans la vaste circonference du
cosmos. Notre corps pendant ce temps, dans sa lassitude de la vie,
demeure absolument immobile. Mais notre esprit, « comme de la
matrice un enfant, conjme de la tombe un fantome » s'elance dans
les dures volutes et spirales, les angles, les surfaces planes, les cubes,
dans les couleurs eclatantes ou mornes, criardes ou fanees qui nous
entourent, jusque dans les corps et les visages memes, dans I'atmo-
sphere qui surplombe tout, dans la substance opaque de la terre
qui soutient tout, et ainsi de suite et sans fin, au travers de tout,
au-dela de tout, jusque dans les abimes infinis, le vide insondable
des espaces interstellaires !
Mais notre plongee dans le cosmos ne doit pas s'arreter la. Arrives
a I'ultime gouffre obscur entre les systemes stellaires, nous nous
trouverons soudain aux limites mentales de cq faux injini, de cet
infini mathematique fait de cercles et d'illimite qui est la circonfe-
rence et le no-man's land de notre propre espace vital. Nous
atteignons la et tenons a la gorge cette vipere, cette folic ration-
nelle qui est au coeur de notre tourment de VA quoi bon.
Vous voila maintenant aux frontieres de la reflexion humaine, au
point ou la conscience humaine ne pent aller plus loin sans se briser.
Vous avez atteint ce point sans un seul mouvement du corps.
Vous I'avez atteint a travers tous les obstacles, a travers les
murailles qui vous enferment si vous etes dans une maison, a
travers Fair qui vous entoure si vous etes dehors.
206
Et que decouvrez-vous ? Vous decouvrez qu'il existe dans votre
esprit quelque chose, une part integrante de votre esprit, un
arriere-plan recule de votre esprit qui — puisqu'il a le pouvoir de
deceler cette ultime barriere de la pensee — demeure exterieur a ce
qu'il decele. Cette barriere rationnelle de la pensee est la cause de
votre sentiment de la vanite de tout; elle est cette vanite meme.
EUe est ce qui est vain en vous, dans la Nature, dans la vie. Elle
est I'immense Antagoniste dans le drame de votre lutte pour deve-
nir vous-meme. Mais maintenant vous avez decouvert au cours de
ce voyage mental du centre a la circonference que ce centre et
cette circonference sont tous deux inclus dans votre propre esprit.
En plongeant jusqu'au trefonds dans I'ultime sentiment de la
vanite universelle, vous avez fait surface de 1' autre cote. Le senti-
ment de I'a quoi bon qui vous paralysait s'est revele etre I'inevita-
ble recul de votre raison lorsqu'elle se concentre sur la vie; mais
vous vous etes rendu compte, en aflfrontant les choses jusqu'au
bout, que meme ce recul s'est loge a I'inUrieur de vous-meme et par
consequent ne pent se confondre avec tout votre etre. C'est votre
logique, cette puissance terrible et insensee qu'utilise votre esprit,
habituee a mesurer ce qui est vain et a utiliser de vains paradoxes,
qui vous a trahi.
Quand 1' esprit d'un homme se retourne ainsi aux abois contre un
univers dont il condamne la vanite, et contre un moi qui se
condamne lui-meme comme vain, il lukfaut seulement porter sa
revoke encore plus loin pour se heurter a I'ultime barriere — et
il saura, par le seul fait de reconnaitre la barriere, qu'il I'a deja
franchie.
Un esprit qui serait entierement vain, dans un univers qui serait
entierement vain, serait incapable de reconnaitre ce qui est vanite.
Ce qui est vraiment vain n'aurait pas conscience de ce qui est vain.
C'est parce que nous ne le sommes pas que cela nous rend
desesperes !
Ce n'est pas notre lutte pour le bonheur qui est une erreur; c'est
I'idee fausse que nous pouvons trouver le bonheur ailleurs qu'en
r.ous-memes.
Le plaisir pent aller et venir au hasard, au gre de la fortune, parce
qu'il depend des choses exterieures; mais le bonheur ne depend
i^as des choses exterieures. II est ne de I'esprit, il est nourri par
i" esprit, il est ce qui s'exhale — comme le souffle dans Fair glace —
de la lutte de I'esprit avec sa destinee. Nous ne sommes pas nes
ojur etre heureux. Nous sommes nes pour conquerir en luttant le
bcmheur. Nous sommes nes du plaisir, mais nous sommes nes dans
\i douleur. Nous sommes entoures par la douleur, et nous aurons
de la chance si notre fin est sans douleur. Mais au plus profond de
n JUS, il est une fontaine sacree, et par un entrainement resolu de
la \oionte, nous pouvons lui frayer la voie et debarrasser les deblais
207
qui retiennent les eaux de la vie. Ni dans ce que nous possedons,
ni dans ce que nous accomplissons, ni dans Fopinion des autres, ni
dans I'esperance, ni dans I'admiration, ni dans I'amour, ni dans
rien de ce qui existe sous le soleil ou par dela, ne se trouve le secret
du bonheur. II ne se trouve qu'en nous-memes.
Qiii pent en dire la nature essentielle ? Certains le possedent dont
la vie parait aux autres une longue tragedie ; et il manque a beau-
coup qui semblent avoir tout pour etre heureux.
Certains dont la vie est pleine de dechirants instants de plaisir
n'ont jamais ete et ne seront jamais heureux.
Alors qu'il y a des epaves, des imbeciles, des infames, des idiots,
des demeures, des miserables, des debiles, dont I'ame laisse ruis-
seler, quoi que fasse la Societe, quoi que fasse I'Univers, cette
source pure et invincible!
C'est un grand mystere; mais nous pouvons etre surs d'une chose :
il n'est pas un etre ne d'une femme qui n'ait en lui la source jaillis-
sante de cette divine essence. La seule question qui se pose est de
savoir si nous avons ou pas une volonte assez resolue pour y faire
appel.
Nous pouvons tous aimer, nous pouvons tous hair, nous pouvons
tons posseder, nous pouvons tous nous prendre en pitie, nous pou-
vons tous nous condamner, nous pouvons tous nous admirer, nous
pouvons tous etre egoistes, nous pouvons tous etre desinteresses.
Mais il existe autre chose de sous-jacent. II y a en nous une etrange
et profonde et inexplicable acceptation du mystere de la vie et du
mystere de la mort; et cet acquiescement subsiste sous les chagrins,
les souffrances, les malheurs et les deceptions, sous les tourments et
le sentiment que tout est vain.
Et ce que cet acquiescement a de plus etonnant, c'est qu'il ne
depend pas de I'amour, ne depend pas du plaisir, ne depend pas de
I'esperance, et qu'il pent durer, tant que nous restons fideles a
nous-memes, en depit de toute raison, jusqu'a la fin de nos jours.
JOHN COWPER POVV^YS
traduit par Dominique Aury
Ce texte est tire des Travaux et des Jours, dernier chapitre de L'Art du Bonheur (1935).
208
IV
FICTIONS
Ce qui excite notre interet le plus
intelligent, c'est une histoire, autre-
ment dit le combat engage plus ou
moins consciemment par une ame
contre les obstacles qui genent sa
croissance, contrarient son elan vital,
la retardent sur le chemin de son
integrite.
Autobiographic, 51.
L'EXTASE ET LA SENSUALITE
JOHN COWPER POWYS ET WOLF SOLENT
II y a generalement dans les romans de Powys un personnage
qui le represente de fagon tres proche : grand, osseux, degin-
gande, attire par les fiUes et horrific par I'amour, plus a I'aise
avec le grand mystere du monde qu'avec le petit mystere des
femmes. Personnage juste assez ridicule pour ne pas faire figure
de heros, de sorte que I'intrigue, qu'il nc dominc pas — il y a.
malheureusement, une intrigue — s'agglutine, multiple et gau-
chement foisonnante autour de lui. Wolf Solent, lui, est solide-
ment au centre de son histoire. John Cowper Powys a dit que ses
romans etaient des numeros d'acteur et en efFet on voit comment,
autour de certains traits inalterables et dominants de sa nature,
il fait une composition de personnage en y joignant des circons-
tances, une situation sur lesquelles il s'essaie et s'eprouve. Wolf
a son grand corps et cette canne rustique et mystique, son indis-
pensable appendice. Mais il est autre chose qu'un porte-parole :
nourri de toutes les intensites passionnelles de son createur, il
existe pourtant en son nom propre; laissant de cote les evidences
d'origine, il me parait bon de chercher a separer le plus possible
I'image du createur.
Lorsqu'on connaitra mieux la chimie de la pensee, on saura
pourquoi certains d'entre nous, comme Alexandre Dumas le
disait de Nerval, sont des drogues naturels. Powys est I'un de
ceux-la; et de ce qu'il transmet a ses personnages rien n'est
plus clair, ni, dans ce livre-ci, de plus saisissant, que les modes
imaginatifs. lis se decomposent, me semble-t-il, curieusement.
Le moi, pour pratiquer ses magics, doit etre retranche du monde.
Un siecle avant, De Quincey marquait I'importance, pour
le reveur et le visionnaire, de la solitude. Sans elle, la concen-
tration de I'ame est impossible, et son depart dans ses voies
210
propres. Or le monde est de plus en plus au divertissement,
foule et bruit de foule, machines et bruit de machines, devita-
lisation de I'homme par la mecanique. L'homme singulier se
dresse alors contre I'orientation de l'homme en masse, dans
une fureur d'hostilite qui est ifci le primum mobile de I'histoire,
puisque Wolf, enseignant I'histoire, a perdu la tete en parlant
de Swift a ses eleves et s'est laisse aller a une attaque delirante
— sa danse de malignite — contre le monde moderne et le progres.
Powys a nourri de lui-meme la description de ce moment,
disons, exactement, de folic, puisque la non-folie consiste pour
nous tous simplement a interdire le passage de nos delires vers
le monde exterieur — tout a coup un ecran, un couvercle, un barrage
mental avail cede dans sa tete, el il s'etait retrouve en train de deverser
un torrent d' invectives forcenees et indecentes sur la civilisation moderne'^.
Ce qui compte, pour Wolf comme pour Powys, c'est de sauve-
garder les moyens de sa vie secrete, les moyens de maintenir
ensemble le reve et la vie. Or il se trouve que si le modernisme
est abomination, la haine militante du modernisme apparait,
curieusement positive, sur le chemin de I'extase : une poussee
heroique (imaginaire) contre le monde precede la stase. Wolf
a besoin de se sentir exalte par ce role qui n'est pas, a divers
egards, sans suggerer une regression infantile. A Dorchester,
dit son frere Littleton evoquant leur enfance ^, il imposait sa
personnalite sur son petit monde en organisant une armee dont il etait
le general. II etait, dit Littleton, plein de son importance. II part
pour Cambridge avec encore dans la tete la preoccupation de
remplir le role pastoral auquel le destinait sa mere : elk aimait
a se le representer comme un immense pouvoir benefique dans le pays...
Le pere, le Reverend Charles Powys, avec la forte et domi-
nante nature qu'ont tous les peres chez John Cowper, a de tout
autres moeurs qu'eux. II est fort loin de leur habituelle paillar-
dise. Son intensite sublimee par I'ascetisme chretien, qui ne
laisse a la sensation que les domaines permis, repousses en
dehors de I'humain, a fortement contribue a forger le surmoi
exigeant de John Cowper, et a tendre sa conscience entre les
deux poles du bien et du mal. Tres tentee, delicieusement trou-
blee par le mal, la personnalite de Wolf, heritant de ce surmoi,
sinon de ce pere, n'eprouve le sentiment de son integrite que
dans le choix militant du Bien. L'idee quHl prenait part a un
occulte conflit cosmique entre ce qu'il hi plaisait de tenir pour le bien
et le mal, est liee chez Wolf a son plus profond orgueil personnel, a
ce qu'on pourrait appeler son illusion vitale dominante^. Un pen, peut-
etre, ce que Charles Mauron eut appele son mythe personnel.
1. Wolf Solent, 1929. Traduit par Suzanne Netillard. Gallimard, 1967.
2. Littleton Powys, Still the Joy of It, 1956.
3. Wolf Solent, p. 339.
211
Ce terme ^'illusion vitale doit etre retenu comme marquant chez
Powys la necessite d'une valorisation de 1' existence. II est lie dans
ce livre, I'un des plus coherents de I'auteur, a un tres fort sys-
teme d' expression symbolique, a quoi sont tres propres, en litte-
rature, les idees du bien et du mal.
Ce quHl hi plaisait de tenir pour le mal? Qiielle est done cette elec-
tion du mal? EUe est curieusement multiple. Wolf, nous ra\'on^
vu, se demande, dans sa retraction initiale contre le monde.
pourquoi il ne dresserait pas la force de son magnetisme individun
contre les tyranniques machineries inventees par d'autres hommes ^. Le
mal, ici, est represente par le progres, materiel et materialisant.
I'erreur et la confusion de I'humanite entiere imposees a I'indi-
vidu. Mais bientot Wolf, libera de la ville et de I'ecole, rencontre
son nouveau patron, pour qui il doit rassembler les elements
d'une histoire secrete — et salace — du Dorset. II s'appelle
Urquhart et comment ne pas penser que c'etait le nom du
traducteur classique de Rabelais? Mais Powys admirait Rabe-
lais au point d'en traduire des fragments et de les presenter au
public anglais. De telles revelations d' ambivalence sont cons-
tantes dans cette personnalite profondement divisee. Le libi-
dineux Urquhart raidit Wolf dans une hostilite immediate ei
profonde : // lui sembla evident quHl avail cette fois rencontre un etn
qui, dans le monde mysterieux et mythopoietique oil son imagination
evoluait exclusivement, etait un antagoniste serieux, incarnant si profon-
dement le Mal que cette experience en etait toute nouvelle dans sa vie -.
Or ce qui I'a herisse comme un animal devant une espece hos-
tile, c'est tout simplement I'intuition d'une depravation sexuelle.
plus precisement homosexuelle. Un pen plus loin, c'est la ren-
contre de Jason Otter et de sa hideuse idole, Mukalog. Le mal
qui emanait de cette idole etait d'espece bien plus revoltante (que
Mr. Urquhart) : un mal absolu^. Le surmoi judeo-chretien devient
d'une intensite paralysante quand il est confronte aux cultes
noirs et magiques des idoles monstrueuses liees a des pratiques
inimaginables. Mais, plus loin, nous voici devant le vieux libraire
Malakite et Wolf se sent en presence de formes d'obliquite humaiui
compVetement nouvelles dans son experience. II ne va pas tarder a
apparaitre que le libraire a fait un enfant a sa fiUe. On notera
au passage la paresse ardstique que manifestent ces presen-
tations successives et lourdement explicites : Powys ne serait
pas si conteste s'il n'etait pas contestable.
Ces reactions horrifiees du surmoi voilent evidemment le senti-
ment obscur qu'on a etouffe de pareils elements en soi-meme;
mais parfois il y a I'ombre d'un aveu : ily avait quelque chose dan^
. Wolf Solent, p. 14.
■ Id., p. 45-
• Id., p. 59.
212
-: visage... qui suggerait un jaillissement inimaginable du mat... le
'nal emergeant comme une abominable vapeur d'un niveau de conscience
rare.ment revile... un suintement abysmal de la fange sous-jacente a tout
'.■: trial... ^
Ce seraient des horreurs et qui feraient pensfer a celles qu'entre-
\oit Conrad « au coeur des tenebres », si nous pouvions les
prendre au serieux, si elles n'apparaissaient pas comme la valo-
risation d'infractions et d'infirmites connues, assortie de fan-
lasmes. L'homosexualite masculine, I'inceste, I'adultere qui a
dote Wolf d'une demi-soeur soudain revelee, a qui il serait tente
de faire un bout de cour pour la consoler d'etre laide : il manque
quelque chose au palmares. Mais Wolf voit deux jeunes fiUes
sur le champ de foire : Wolf eut la brusque revelation... qu'il etait
in presence d'une perversion passionnee, du meme ordre que ce qu'il avail
decouvert ailleurs dans ce village... et il fut un peu surpris de constater
que cette presence faisait cogner son cceur et battre son pouls. Quelque
chose en lui le conjura de rester encore un peu en ce lieu impie ^.
Et il cherche a s'expliquer sa sympathie perverse. La vision des
deux jeunes fiUes comme une goutte de delicieux venin reste en lui
dans une veine ou un nerf qui semblait en contact avec le centre meme
de sa conscience. Le surmoi, on le voit, paie de considerables divi-
dendes en intensite. « Je ne connais done pas encore les limites de ma
nature secrete et pervertie...»^
Une lecture pornographique — Llewelyn nous confie que
c" etait I'une des faiblesses de John Cowper ^ — met Wolf dans
tout ses etats. De temps en temps, parce qu'il est parfaitement
honnete, I'ecrivain ouvre les yeux sur ses fantasmagories : Ce
que Wolf sentait en ecoutant, c'est que tout le mal mysterieux qu'il avait
associe a cet homme n' etait en realite rien de plus qu'une perversite senile.
II se demande a I'occasion s'il n'a pas toujours surestime la relation
;ntre le sexe et cette mysterieuse lutte dans les abimes, dans laquelle sa
mythologie etait impliquee. Nous voyons bien que c'est parce que
tout ce qu'on I'a habitue a tenir pour crime sexuel, il en eprouve
la tentation en lui-meme qu'il le valorise ainsi. Wolf en arrive
a sentir monter en lui un immense degout pour les furtives indecences
de la vie humaine et de la vie des betes — tout ce qui copule, tout ce qui
porte ses petits, comme ce serait bien si tout cela disparaissait dans quelque
zrande catastrophe'^.
« Sans contraires, pas de progres » : la formule de Blake corres-
TDond a la dialectique de la violence qui caracterise sa vision.
Powys, en i960, donnant une preface a ce livre de 1929, atteste
que son but, c'est d'attester la necessite des contraires, dont le
:. Wolf Solent, p. 189.
;. Id., p. 412-413.
; . Malcolm Elwin, Life of Llewelyn Powys, Londres, John Lane, The Bodley Head, 1 946.
4. Wolf Solent, p. 442.
213
bien et le mal. Soit : si la formule a un sens c'est celui de Blake,
depassant les categories de la morale et dormant pour fin a la
violence et au conflit la liberation de I'individu. Nous voyons
que ce n'est pas ici de liberation qu'il s'agit mais d'exutoires.
Mais qu'est-ce done que ce Mal? se demande enfin Wolf, longtemps
apres nous ^. Apres tant de mots, tant d'impensable, d'inoui.
d'inimaginable, d'indicible, allons-nous passer de la perspecti\-e
judeo-chretienne et du vocabulaire de la damnation a une
realite plus intime? Etait-ce, lisons-nous, une reversion ataviqui
a la matiere primordiale, a la substance du monde inerte, passive, opaque,
hors de laquelle, au commencement des temps, la vie avait du se frayer
un chemin?^ Du Phedon a Teilhard, n'est-ce pas la meme vision
idealiste d'un mouvement ascendant vers un principe vital plus
pur et plus leger? N'avons-nous fait que changer de systeme?
Pour preserver sous une forme vague et syncretique ce que nous
pourrions appeler le platonisme eternel ?
Au moins, la langue traite sur le mode imaginatif, ici, de la ten-
sion entre les deux poles de cet univers manicheen : c'est cette
transcription qui importe.
Ce qui fascine chez Powys, c'est I'intensite, animant des ten-
dances et des tensions contradictoires ; c'est I'enorme drame
interieur, I'espece de Ramayana toujours renouvele ou Rama
et Ravana s'affrontent a grands coups. Powys est attire par la
matiere mais il n'est jamais sorti d'enfantines visions de gloire
spirituelle. Sa canne, qui semble a premiere vue un equipement
d'adulte moderne, est entre ses mains a la fois le baton de I'augure
et I'arme d'un chevalier. Telle nous la re^rouvons de livre en
hvre. Nous voyons Wolf retomber dans sa reverie d'enfance, dans
laquelle sa canne e'tait semhlable a la lance de William Deloraine. La
lance est pour mener le bon combat : agression et regression vont
ensemble. Libre a la psychanalyse d'aller plus loin.
Tout cela, je pense qu'il fallait le dire, et marquer que meme
dans cet admirable Hvre d'un ecrivain fantastiquement inegal,
Powys reste peu capable de se retirer du monde qu'il a cree.
Nous n'avons vu jusqu'a present que les echafaudages qu'il
n'a pas su enlever.
Imaginons-les retires par un artiste soucieux de ne laisser que
I'expressif Tout ce que je veux, dit Wolf au debut de son histoire,
rejetant I'argent ou la gloire d'ecrire, c'est certaines sensations,
c'est trouver mon bonheur dans la sensation. Tout ce qui a ete dit
permet d'eclaircir, d'eclairer cette formule. Entendons qu'il
I. Wolf Solent, p. 413.
8I4
faut se mettre en etat de sentir, et de recevoir 1' element de reve-
lation du mystere de I'etre que recele la sensation, d'ou viennent
a ce livre tant d'instants memorables, d'eblouissements et
d' illuminations qui transfigurent tout objet choisi et separe
du vaste contexte materiel : fut-ce simplement les minuscules
boutons blancs d'une haie de prunelliers, qui deviennent une
apparition de merveilleux cygnes blancs.
II faut se disposer a I'extase; il faut eviter I'encombrement de
I'ame, les exigences perturbantes des echanges humains, dont
le plus exigeant est 1' amour, mais il faut bien plus surement
eviter les blocages psychologiques que j'ai evoques; il faut
deblayer les voies qui par la solitude menent a I'extase. Depuis
la chambre d'enfant, Wolf-Powys a ces transes qu'il baptise
mythologies. Pourquoi? sinon parce qu'en effet il passe d'abord
par une identification heroique. II plonge dans son dme, et il ramene
a la surface un pouvoir magnetique subconscient. C'est une operatiori
magique, d'ou lui vient I'enivrement de sentir sa personnalite
se dilater, de s'imaginer comme une sorte de force demiurgique
qui tire son pouvoir du coeur de la nature. Et dans cette reverie
de grandeur il se mue, par exemple, en geant prehistorique
demesurement puissant. Le moment de puissance marque une
phase, a laquelle ""succede le moment de vision, comme si a
I'ame exaltee s'ouvraient les portes de I'infini. Et cela est assez
habituel pour que nous puissions, en face des processus imagi-
natifs ici evoques, dire : ce sont ceux d'un visionnaire. Le declen-
chement de la vision, lorsqu'il n'est pas trouble, est immediat,
et les images qui surgissent ont un caractere obsessif, a domi-
nante a la fois vegetale et aquatique. EUes peuvent d'ailleurs
se presenter d'abord comme une metaphore, ou meme une
comparaison, de I'ecrivain, aussi bien que comme une vision
du personnage : // s'appuyait sur une ruse... insaisissable, serpentine,
qui savait couler comme I'air, s'insinuer comme Veau de pluie, monter
comme la seve nouvelle, s'enraciner comme les spores invisibles de la
mousse, flotter comme une couche d'ecume a la surface d'une ^ mare ^.
Les impulsions magnetiques de Wolf sont comparees a ritalement
de grandes feuilles sur une mare tranquille — des feuilles nourries de
midis silencieux, de nuits liquides et transparentes... Les^ choses exte-^
rieures etaient pour lui comme des images dans un miroir. La realite
se trouvait dans son esprit, dans ses larges feuilles...^
Son ame est vegetale, faite et defaite en ces mouvements de
larges feuilles, telles des pattes d' elephants, telles des oreilles d' elephants,
mouvantes et muables, sur Veau du reve. Nous avons tout un tableau
d' hallucinations hypnagogiques ou reviennent ces dominantes.
Cette vache couchee serait un beau tertre vert couvert de plantains, dont
I. Wolf Solent, p. 14.
215
les feuilles grandiraient de plus en plus et finiraient par ressembUr.
enormes et^ succulentes, a des oreilles d'elephants; mais la vache ne pouvait
pas tout a fait s'etendre : quelque chose d'epais, de lourd, de poisseux.
comme du vin de porto, genait ses mouvements ^.
Et le chapitre se termine par des lignes dont la portee le depasse :
// semblait que dans sa lente descente vers le sommeil, son dme dut passer
par toute la longue periode evolutive des stades precedents de la vie plani-
taire, et avoir la meme conscience que les vegetaux et les mineraux^. Car
on se demande si cette identification aux etats obscurs de la vie
et meme de la matiere, il ne Fa pas pratiquee toute sa vie comme
une libre et voluptueuse gymnastique de I'ame dans les parages
memes, et d'autant plus fascinants qu'il est redoute, de I'anean-
tissement. Le surgissement meme de la sensation mystique se
fait image et vision : elle monte comme un grand poisson couleur di
lune, d'abimes sans fond — comme, d'etangs obscurs et invioles, quelque
echassier aux larges ailes... Le moindre support ou pretexte suffit
a soutenir la vision : si Wolf en faisant sa toilette songe a Redfern
mort, le visage inconnu, cruellement plastique, se mue et se
rnoule sur les objets les plus divers et les plus imprevus, le savon.
I'eponge, I'eau repandue.
Que I'hallucination tourne a la hantise et presque a la possession,
cela n'a pas de quoi surprendre. Les morts ont une presence
lourde et insistante pour I'espece de medium qu'est Wolf Lors-
qu'Albert Smith meurt, il est en proie a une sorte d'hypnose
de dissolution, ou d'attirance pour la corruption du cadavre :
// hi sembla que tous les instincts malsains ou caches qu'il av ait jamais
eus prenaient une forme materielle et devenaient une partie de son corps.
II se transformait en une tete humaine vivante emergeant d'une agglo-
meration monstrueuse de tout ce qu'on pent imaginer de plus repoussant.
Et cette masse d'ordure n'etait pas seulement ignoble et excrementielle,
elle etait aussi... comique ^. —
Puis tout a coup il se trouve libere : // avait de nouveau P impression
que sa personnalite profonde etait un cristal dur, rond, opaque, capable
de traverser n'importe quelle substance.
Qu'il n'y ait pas besoin de s'endormir pour avoir des cauche-
mars, beaucoup le savent. II y a un aspect tres psychedelique a
I'oeuvre de Powys, et particulierement a ce roman ou la pression
de la culpabilite, du chagrin, de I'inquietude sur I'image de
soi-meme est extreme. Sa tete encore, dans un autre passage.
la chose qui dit « Je suis moi », se lord et se tourne comme une tete dressee
de cobra au-dessus d'un corps en indicible decomposition^.
Et une fois de plus nous voyons dans cet univers amphibie de
1. Wolf Solent, p. 49-50.
2. Id., p. 294.
216
I'imagination powysienne I'image qui surgit d'abord comme
metaphore dans la narration prendre corps et devenir realite
eprouvee par le personnage : // porta cette pensee sardonique comme
un renard demoniaque serre contre son ventre... et on aurait dit que sous
la salive noire du renard le disque de cristal opaque et dur de sa person-
nalite profonde se changeait en quelque chose d'informe et de repugnant
qui ressemblait a une masse flottante de frai de grenouille...^
Sans doute depuis Blake la litterature anglaise n'a-t-elle connu
aucun genie tout a fait de cette sorte. Wolf, cherchant un mot
qui definisse ses rapports avec le monde, trouve : fetichisme.
Ce n'est pas de la variete sexuelle qu'il s'agit : ce fetichisme-ci
eloignerait plutot de I'humain.
Cetait le culte de toutes les dmes individuelles vivantes et mysterieuses,
avec lesquelles il entrait en contact : les dmes de I'herbe, des arbres, des
pierres, des mammiferes, des oiseaux, des poissons; les dmes des corps
celestes, et aussi des corps d'hommes et de femmes; les dmes de toutes ces
etranges associations chimiques qui donnent une personnalite vivante
aux maisons, aux. villes, aux lieux divers, aux campagnes. . . ^
Fetichisme ou animisme qui n'embrasse en effet I'humain
qu'en lui niant toute primaute, et qui assure le detachement, le
degagement, la solitude radicale dans laquelle on veut exister.
C'est cette personnalite veritable et profonde qu'il fallait d'abord
definir. Mais, si Wolf avait eu la sagesse de s'y tenir, il n'y aurait
pas de roman.
Or, tandis que Powys, idealiste pervers, s'est contente presque
toute sa vie de bizarres amours blanches, son personnage, fils
de paillard mais qui constate avec plaisir qu'il a ete chaste,
reve, contradictoirement, de paillardise. Voulant trouver une
jolie fille, il n'est que trop exauce : il trouve en Gerda une sorte
de Venus rustique d'ailleurs inculte et decidee a rester etrangere
aux joies de I'esprit. Le lecteur frangais qui a tate des Sables
de la Mer ou de Camp retranche se dit : « Qa va recommencer,
j'ai droit a une autre Curly ou a une autre Wizzie ». Or, c'est
la I'exceptionnelle et surprenante merveille de ce livre, 9a ne
recommence pas, et je ne suis pas sur que ce livre d'un admi-
rateur de Hardy porte au solipsisme ne temoigne pas d'une
ouverture du coeur et de I'imagination plus large, plus franche,
plus liberee qu'on ne trouve chez I'auteur de Tess et de Jude.
Gerda pourrait etre traitee comme Arabella, jugee et condamnee
comme essentiellement physique et sensuelle; ou comme I'Eus-
tacia du Retour au Pays Natal. Mais Gerda rayonne sans effort
d'une grace tendre et quasi-mythologique. S'il n'y a pas de
spirituel en elle, il y a du divin, et elle imite moins le chant des
merles qu'elle ne le retrouve en elle-meme, par affinite. Et c'est
I. Wolf Solent, p. 53.
217
un chant plus impregne qu'aucun autre son terrestre de I'dme meme de
I' air et de Veau... C'est la voix des vertes pdtures et des haies de prunel-
liers... juste avant I'aube, au depart des forces surnaturelles de la nuit.
C'est sur un lit de fougeres dorees, dans une grange, que Wolf
et Gerda connaitront I'amour, dans un moment de simplicite
parfaite, presque heureuse et presque totale, au terme d'une
exaltation imaginative laissee libre, par un surmoi de bonne
humeur, de s'ouvrir a I'emerveillement cosmique. C'est un
ravissement de nature et de surnature a travers lequel marche
le heros vers la consommation sexuelle : un grand ciel de nuees
t,ranslucides, legeretes diaphanes, vols de plumes innombrables,
echelonnes a I'infini, et derriere ces vagabonds legers s'etendait V ocean
de kit sur lequel ils Jiottaient... comme si Fair tout entier [the universal
air) refletait des millions de jeunes primeveres ^ . Depuis I'extase de
De Quincey enfant a la mort de sa soeur Elisabeth, et celle de
Nerval au seuil de la folic, je n'ai pas rencontre de ciel plongeant
de fa§on aussi emouvante vers I'infini. Mais il y a un centre
spirituel, une certaine flaque bleue. Cette flaque bleue, c'etait le
bonheur parfait i. L'evocation se gate. Voici revenu le pasteur
ou le magister : Oil done se trouvait la source de ce bonheur?... Ni
dans Vascetisme ni dans le vice. EUe n'est pas pour les pervers, elle
est plutot dans une reconnaissance large, libre, totale, de quelque chose
qui existait dans la nature... et qui n' avail besoin pour s'accomplir que
de la terre et du ciel^.
Mon maitre Wordsworth, dit frequemment Powys, et comment,
devant cette extase assumee, ne pas penser a UAbbaye de Tintern,
ne pas entendre les echos du pantheisme wordsworthien, disant
le sens
D 'une fusion bien plus profonde
Accomplie dans la lumiere des couchants,
Dans le courbe ocean et I 'air vivant
Et le ciel bleu...^
Ce moment mystique importe pour la suite de cette journee
si riche de phases et d'humeurs. L'antique serpent de la thxure
s'est dresse dans cette ame foncierement protestante (on ne
parvient pas au bout du compte a tenir separes I'auteur et le
personnage), mais le voici love et assoupi, et c'est une person-
nalite rassemblee, fut-ce provisoirement, qui rencontre la pre-
sence totale de Gerda. La est le miracle : ce romancier si souvent
ineflicient a reussi une scene d'amour d'une loyaute et, repetons,
1. Wolf Solent, p. 152.
2. Of something far more deeply interfused
Whose dwelling is the light of setting suns
And the round ocean and the living air
And tlte blue sky...
218
d'une presence, poignantes. NuUe explication ne vient gater la
douce et reciproque angoisse de ce choix absurde, de ce mariage
impossible conclu sur les fougeres. Ni Hardy ni Lawrence n'ont
joint tant de gravite a tant de simplicite, et a tant de plenitude.
Wolf et Gerda se gardent des paroles. Celles qu'ils prononcent
preservent la dignite du silence.
Que n'ai-je rencontre Christie d'abord, s'ecrie notre maitre d'ecole,
des qu'il ne pent plus nier que sa douce compagne de lit n'est
comme celle de Milton qu'une partenaire muette et sans esprit,
n'est qu'une etrangere, ineluctablement autre, dont le malheur
reflete dans son visage desole, dut-il s'en accuser, n'est plus_i
qu'un jalon fixe dans le paysage de sa vie. Gerda n'est signi-
fiante que presente pour son corps et ses sens. EUe ne lui importe
plus, n'a rien a dire a son imagination, des I'instant qu'il la
posslde et qu'ont reussi a les joindre les petites ruses de I'instinct.
De I'instinct baptise Pere. Les dialogues hamletiens avec le
crane vivement imagine de ce paillard, devant sa tombe, ont
surtout pour sens et pour efFet de lier la sexualite a la mort.
II dit, le crane, que la vie est courte et que V amour des filles est la
seule fagon d'echapper a ses miseres^ Message paien revetu d'une
ambivalence redoublee par la vision chretienne.
Gerda s'use vite, et Wolf delaisse et neglige cruellement cette
splendide creature. Elle se laisse consoler par Bob Weevil,
mediocre epicier, et la mortification jalouse qu'en eprouve
Wolf reflete tres precisement son humeur solipsiste, le fait qu'il
ne traite jamais qu'avec des images et des combinaisons d'images :
Et maintenant il sera toujours la, cache derriere les pensees de Gerda
comme un rat derriere un ecran, me guettant quand je la touche... je
mangerai avec lui, je coucherai avec lui.. J
Le mariage avec Gerda est absurde. Un Blake pouvalit recon-
naitre que, son ame retranchee dans une parfaite solitude, sa
chair seule avait besoin d'un commerce tendre; Wolf n'est pas
Blake. En realite, a la fagon des occultistes, il ne saurait se satis-
faire a moins d'un double mariage : Christie, la fiUe du libraire
incestueux, repond a son besoin de communion — avec un
autre soi-meme. // vaut mieux etre seul, a moins qu'on ne puisse penser
tout haut. Christie lui rend son bonheur de solipsiste : Qtiand il
parlait a Christie, c'etait comme sHl se fut parle a lui-meme, ou comme
s'il eut pense a haute voix^.
A peine feminine, presque androgyne ou asexuee, elle rayonne
de feminite essentieUe du seul fait qu'en existence elle en montre
si peu. Wolf reconnait en elle l' essence platonicienne... du mystere
Wolf Solent, p. 248.
Id., p. 258.
W., p. 369.
Id., p. 249.
219
de toiites les jeunes filles, qui pour lui etait ce quHly avait de plus magigue
au monde^.
Cerebraux et pervers, ils sont faits I'un pour I'autre, et nous
voici de nouveau convies aux longues caresses sans conclusion.
Grace a cette affinite elective Wolf retrouve le passage vers
I'univers : Maintenant que je vous ai connue, mon esprit a retrouve
le contact.
Mais ce n'est decidement pas le livre des amours blanches,
mais bien celui des aventures passionnees.
Nous allons en effet vers une seconde scene capitale, aussi sombre
que I'autre etait claire dans I'or des fougeres. Wolf et Christie
gravitent irresistiblement I'un vers I'autre; elle, que nous con-
naissons bien, qui nous est tres presente avec son corps fluet,
ses petits pieds dans leurs souliers a barrettes, plus sure d'elle-
meme que de lui malgre sa timidite sexuelle; lui, tres dechire
en efFet parce que le surmoi gronde et que la desintegration
menace. II vient d'avoir une extase, une de ses cheres visions
vegetales ou proto-vegetales, qui I'a mene d'une mousse verte
a une algue verte. Cette mousse verte, cette algue verte, c' etait le bon-
heur. Mais il entrevoit la fin des bonheurs, parce qu'il va au
rendez-vous coupable que Christie s'est laisse persuader de lui
donner chez elle en I'absence de son pere. II voit se former
quelque chose qui va tuer ma mythologie si je n[y prends garde. Si
I'on admet ^ qu'il n'y a pas de joie qui n'ait pour fond — Words-
worth encore — la triste musique de I'humanite, conscience de
souffrance et de malheur, on pent imaginer que cette conscience
quiescente devienne intolerablement active si la quete de joie
se salt ou se croit coupable, et que le blocage soit brutal. Mais
voici la tendre rencontre. Christie n'est pas coquette. Et Powys,
par une simpHcite digne d'elle, preserve la scene du ridicule
qui menace les seductions puritaines. Wolf a obtenu sans peine
qu'ils passent dans la chambre a coucher. Alors il se passe quel-
que chose en lui, comme une transe. II perd le sens de la realite :
reve-t-il qu'il lui a dit : Enlevez votre robe? Sa voix s'est-elle fait
entendre? Christie a-t-elle vraiment commence a se degrafer?
En lui la tension critique se fait extreme. Une image hallucinante
monte et d'un coup s'impose, obsessive, I'image d'intolerable
detresse entrevue sur un visage, sur les marches de la gare de
Waterloo. Pour un autre personnage, le poete Jason Otter,
poete du soleil noir et des sombres marais, qui semble etre un
produit de fragmentation de I'auteur, de telles figures interdisent
tout bonheur; pour Wolf, elles imposent d'y joindre une reve-
rence, et d'abord de soi. Aussi, coupable par anticipation, Wolf
1. Wolf Solent, p. 241.
2. Id., p. 155.
220
»ii»|lNll!lll'
voit se dresser devant lui I'image d'interference et crie son hor-
reur. Mais ce rappel a une convention de vertu, en soi-meme
et dans 1' autre, a ce moment precis, est un outrage impardon-
nable, qui donne la mesure une fois de plus d'un solipsisme
irremediable et cruel. Le crane blanchi du pere a beau jeu apres
cela de reprendre la parole : Ta vertu metaphysique, mon fits si
moral, a fait plus de mal cette nuit a ta bien-aitnee que toute ma sensualite
rCen a jamais fait a aucune femme ^ .
Et dans cette humeur merveilleusement lucide et singulierement
humaine, Powys eclaire brutalement I'illusion de Wolf. Apres
le crane, la vivante, blessee mortellement, parle : Vous vous tirez
toujours d' affaire en vous accusant vous-meme... mais si vous sentiez
vraiment ce que les autres sentent Tout ce qui arrive, c'est seulement
pour vous quelque chose a arranger dans voire tete... Ce que vous ne
semblez jamais comprendre malgre vos beaux discours sur « le bien et le
mal », c^est que les evenements se passent en dehors de la tete de qui-
conque ^.
Powys a reussi cette fois a creer un personnage et non pas seule-
ment une image clownesque de lui-meme. II a presente, dans
une humeur critique — autocritique — le drame de la psyche
protestante et de ses effets entre le grotesque et le desastre. II
semble que Christie, ses sens eveilles, quelque humeur entree
en elle de suicide moral, accueille plus ou moins les avances de
son pere, qu'elle punit ensuite de mort en le faisant tomber dans
I'escaher. Gerda, dont la gorge ni les levres ne connaissent plus
le chant des merles, se retrouve sur les genoux du vieux Lord
Carfax qui sait etre tendre a la douce chair des fiUes. Wolf est
repousse dans une sohtude sans joie, mais il est purge. La vie,
ou il est tombe a I'improviste, lui a donne une legon cruelle,
comme elle la donne aux heros de Conrad qui croient qu'on
pent vivre dans sa tete. II y voit enfin clair.
Cette conscience d'une lutte surnaturelle poursuivie dans les abysses entre
le Bien et le Mal si nettement opposes s'etait effacee de son esprit. Jusqu'au
cceur mime de la vie, les choses etaient plus compliquees que cela! Le sur-
naturel lui-meme avail disparu de son esprit. Sa mythologie, quoi qu'elle
eut ete, etait morte. Ce qui lui restait maintenant, c'etait son corps qui
etait pareil au corps d'un arbre, d'un poisson, d'un animal, et ses mains
et ses genoux etaient comme des branches, des nageoires, des pattes!...
L'air et la terre, les nuages et une touffe d' her be, la nuit et le point du
jour... Qui, cela sufft!^
Le numero d'acteur est devenu, dans ce cas unique, une expe-
rience de critique de soi-meme par le roman, d'examen d'une
Wolf Solent, p. 478.
Id., p. 481-482.
Id., p. 651.
221
maniere d'etre au monde ou de ne pas y etre, d'etre ou de n'etre
pas en rapport.
II voit ce qu'il a fait a Gerda, il voit ce qu'il a fait a Christie.
Ayant perdu le contentement de soi-meme et le don de vision.
il marche dans un vide hostile, mais qui est en meme temp?
comme une sorte d'epreuve initiatique inversee : chasse de son
univers secret, il reflechit, c'est mon corps qui m'a sauve, et.
se pin^ant la cuisse, il entre dans le reel. La pitie I'envahit.
largement, pour tons ces absurdes demons dont il avait peuple
cet autre monde. II songe, sans pitie pour soi-meme, qu'il est
seul, et au terme de ces meditations, Powys lui fait clore le livre
sur une platitude merveilleusement expressive : Bon, je vais
prendre une tasse de the!
JEAN-JACqUES MAYOUX
Ce texte est paru dans Critique en mai ic
222
LETTRE A LLEWELYN POWYS
Mew York, 4 Patchin Place, 16 aout igsS.
... Schuster 1 essaie de me persuader, d'une fagon qu'il qualifie
de modeste, de couper 300 pages au milieu de mon roman^ la
oti il pense, comme Durant et Mr Fadiman, que je vaticine le
plus — si bien qu'il me faut ecrire maintenant un chapitre assez
difficile pour combler ce vide, tout en gardant certaines scenes
que je considere corome essentielles. Ainsi le livre n'aura plus
que 200.000 mots et je pense qu'il comportera deux volumes
d' environ 400 pages chacun. II me parle de la fin de mai comme
date de publication. Le titre n'est pas encore arrete. Schuster
et moi nous aimerions tous deux I'appeler Les Vivants et les Morts^,
mais ce titre a deja ete employe... Pour moi, je ne trouvais pas
cette coupure le moins du monde necessaire. Je n'y consens
que parce que je pense que Schuster est sans doute celui qui
s'occupera le mieux de mon roman, car il en est tres enthou-
siaste. De toute fagon, il est a pen pres certain qu'aucun editeur
ne I'aurait pris dans son entier. Mr Hill aurait sans doute voulu
I'abreger lui aussi et il est bien probable que ces coupures auraient
atteint davantage les lignes maitresses du livre a cause de son
inquietude concernant les perversiUs et Vinceste. Ces aspects du
livre ne semblent pas tourmenter du tout Schuster... Qiaant a
moi il me semble que les 300 pages en question ont la meme
valeur ni plus ni moins que toutes les autres pages ! Je pense a
mon livre comme a une sorte de fleuve... ou Ton aime nager
si toutefois ces eaux-la vous plaisent mais que Ton abandonne,
amarrant son canoe, a un grand coude psychique de la riviere,
la oil « les rumeurs et les odeurs » de la mer sont les plus
fortes... Je ne sais pas si j'ai la puissance necessaire pour des
denouements dramatiques et bouleversants comme il y en a a la
fin d'un livre de Dostoiewsky ou d'une piece de Shakespeare
— peut-etre pas — et toute la structure de mon roman ressemble
1 . Un des editeurs americains de Powys.
2. Wolf Solent.
3. The Living and the Dead etait aussi le titre qu'il avait donne a un poeme de Wolf's
Bane (Granit, p. 50).
223
au cours d'un fleuve qui pourrait couler ou s'arreter, tout comme
riliade pourrait ne pas finir avec la mort d'Hector ou les jeux
donnes en son honneur, mais aurait bien pu continuer jusqu'a
la mort d'Achille ou au moins la Chute de Troie...
J'avoue que je suis conscient de temps a autre qu'avec une ter-
rible concentration de mes forces, le mouvement general de ce
livre — qui gravite autour de la necrophilie d'Urquhart et de
la mythologie de Wolf — aurait pu etre porte a s'elever et a eclater
pour finalement se briser en un grand cataclysme oii tout
s'ecroule, comme ceux que Ton trouve dans Le Roi Lear ou Les
Possedes — dans un final ou la mort d'Urquhart aurait eu lieu
au cours d'une tempete sauvage amenee par le vent, tandis
que Tilly Valley se lamente et que Jason fait des remarques
sardoniques; et Miss Gault aurait pu finir tragiquement. Darn-
ley etre separe de Mattie, et Wolf etre arrache a la fois a Gerda
et a Christie et rejete miserablement a Londres ou bien finir
par se tuer dans I'Etang de Lenty... Oui, je peux vaguement
imaginer une fin aussi terrifiante et bouleversante avec des
fragments de destins pitoyables jetes ici et la comme des feuilles.
Ce n'est pas que je ne prenne pas mes personnages au serieux,
au contraire je les prends tellement au serieux que je ne puis
m'obliger a les sacrifier de sang-froid lors d'un final esthetique,
a moins que je ne sois assez heroique pour etre moi-meme pret
— si tu vols ce que je veux dire — ^ a un tel suicide ou a une fin
aussi tragique. J'ai scrupule a faire traverser a mes personnages
(pour les besoins de la dramatisation) des situations que je sais
avoir assez de ruse et de chance pour eviter!... Tu vols, si les
personnages et les evenements m'avaient emporte et avaient
gravi une montee fatale en vue de ce final immense et boule-
versant autour de la mort d'Urquhart ecroule sur le cadavre
de Redfern pendant un orage effrayant, peut-etre ce livre eut-il
ete plus grand qu'il n'est. Mais si de sang-froid et pour les
besoins de la dramatisation j' avals deliberement fait taire ma
couardise personnelle et mon horreur de la violence, si j'avais.
sacrifie Miss Gault, Urquhart, Wolf lui-meme, Gerda et meme
Darnley dans un paroxysme de pitie et un denouement sombre
et tournoyant, il est bien possible que le livre eut ete moins
impressionnant et moins satisfaisant (au diable le convaincantl)
qu'il ne Test en fin de compte, meme avec la fin paisible que je
lui ai choisie sur le mode mineur! En permettant a Carfax de
se substituer a Wolf a la fin du livre comme un vieux bouc
emissaire sournois a la riche toison, en permettant a la vision
cynique qu'il a des obsessions d'Urquhart de prevaloir sur
I'edifice surnaturel du Bien et du Mai construit par Wolf, j'ai
evite le danger de toute catastrophe forcee, de tout coup de
tonnerre theatral et artificiel pour la fin... Et bien que cette
224
fin soit paisible et sobre et que peut-etre je n'aie pas fait la une
oeuvre d'art aussi grande qu'elle I'eut ete si cette catastrophe
terrible avait groupe autour de I'Etang de Lenty et du tertre de
Redfern des silhouettes tragiques ployees sous un destin fatal,
tout est mieux que d' avoir fait un denouement force qui aurait
ensuite jete retrospectivement un doute, comme tu dis, sur tout
le livre. Tel qu'il est ecrit, I'Etang de Lenty et le tertre de Red-
fern se fondent dans des nuages flottants et fantomatiques, sur
I'horizon bas, comme s'ils etaient crees par I'imagination de
Wolf — qui doit maintenant se coUeter avec les choses sur un
plan bien plus terrestre et moins surnaturel! Carfax et Jason
ont tous deux raison en un certain sens contre ses reveries mys-
tiques — et pourtant, dans ce champ d'or Saturnien a la fin
du livre, quelque chose emerge (pourrais-je dire mieux ce que
c*fest? il faut que j'essaie encore) qui I'aide a rencontrer les
choses, meme sur un plan plus terrestre, a sa fagon a lui avec sa
certitude toujours intacte que le monde materiel n'est pas
tout ce qui existe, meme si le grand conflit entre le Bien et le
Mai a quelque peu perdu de son sel ou du moins s'est revele
plus complexe qu'il ne le pensait!...
JOHN COWPER POWYS
traduit par Diane de Margerie
N ; U5 remercions Malcolm Elwin, qui nous a communique le texte de cette lettre ine-
r_;e en anglais.
225
P,
L..„,.. ,
LE MIROIR DES VOIX
De tous les elements, I'eau est le plus fidele « miroir des voix ».
Le merle, par exemple, chante comme une cascade d'eau pure.
Dans son grand roman intitule Wolf Solent, Powys semble pour-
suivi par cette metaphore, par cette metaphonie. Par exemple :
« L'accent particulier du chant de merle, plus impregne de Fesprit
de Fair et de Feau qu'aucun son du monde, avait toujours eu pour
Wolf un attrait mysterieux. II semblait contenir, dans la sphere
du son, ce que contiennent dans la sphere de la matiere les etangs
paves d'ombre et entoures de fougeres. II semblait contenir en lui
toute la tristesse qu'il est possible d'eprouver sans franchir laligne
invisible de la region ou la tristesse devient le desespoir. » J'ai relu
bien souvent ces pages qui m'ont fait comprendre que la roulade
du merle est un cristal qui tombe, une cascade qui meurt. Le
merle ne chante pas pour le ciel. II chante pour une eau prochaine.
Plus loin, Powys entend encore dans le chant du merle, accentuant
sa parente avec Feau, « cette cascade melodieuse de notes liquides.
fraiches et tremblantes, qui semble vouloir tarir ».
S'il n'y avait pas dans les voix de la nature de semblables redou-
blements des onomatopees, si Feau tombante ne redonnait pas les
accents du merle chanteur, il semble que nous ne pourrions pas
entendre poetiquement les voix naturelles. L'art a besoin de s'ins-
truire sur des reflets, la musique a besoin de s'instruire sur des
echos. C'est en imitant qu'on invente. On croit suivre le reel et on
le traduit humainement. En imitant la riviere, le merle aussi
projette un peu plus de purete. Le fait que Wolf Solent soit preci-
sement victime d'une imitation et que le merle entendu dans le
feuillage au-dessus de la riviere soit la voix limpide de la belle
Gerda ne donne que plus de sens au mimetisme des sons naturels.
GASTON BACHELARD
Nous remercions Mme Suzanne Bachelard et M. Jos(^ Corti de nous autoriser a publier
cet extrait de L'Eau et les Reves (Jose Corti, 1942), id. 1971, p. 258-259.
226
LETTRE A MARIE CANAVAGGIA
Paris, le 25 mai ig^8
Chere madame,
Quel livre vous m'avez envoye ! Vous me disiez dans votre si gentille dedi-
cace de lire V avant-dernier chapitre. Maisj'ai voulu lire tout le livre ligne
par ligne. Etje viens seulement d'en achever la lecture. On apprend plus
en lisant un livre de Powys qu 'en lisant une bibliotheque de psychologue.
C 'est un grand poeme de psychologie qu 'un tel roman. Chaque etre est
ici designe par sa profondeur, petite profondeur ou grande prqfondeur peu
importe. La dimension humaine est revelee.
Je lis Powys commeje lis Dostoiewsky.
Quel service vous venez de rendre ! Allez-vous continuer? Powys est si pro-
fond, si vrai que je crains que son livre n' ait pas I' immense succes qu'il
merite. Les romans d'Amerique font des hommes d' artifice. lis sont des
essais de psychologie cocasse. Avec Powys on rive et on medite.
Jean Wahl sail tout cela. Sa preface est digne du livre.
Traduisez bien vite un autre livre, un livre aussi beau, aussi grand.
Je vous remercie pour la semaine de lecture que vous m'avez donnee etje
vous prie d'agreer I' expression de mes sentiments tout devoues.
GASTON BACHELARD
Nous remercions Marie Canavaggia, ainsi que Mme Suzanne Bachelard, de nous
autoriser a publier cette lettre inedite.
227
UN REALISTE MYSTIQUE
Comme son frere Theodore Francis Powys, qui est lui aussi un
romancier de grand talent (les Powys constituent une sorte de
famille litteraire, comme les Sitwell), John Cowper Powys rap-
pelle, dans ses deux prenoms, deux illustres ancetres, dans la
branche maternelle : Joh n Donne et William Cowper. CelaMe
predestinait peut-etre a la carriere Utteraire, de la meme maniere
que r antique ascendance galloise, du cote paternel, le predis-
posait a cette faculte toute celtique qu'il a, et que les Gallois,
entre tous les Celtes, possedent au plus haut degre, de percevoir
simultanement, et avec la meme intensite, la realite concrete
des choses et leurs prolongements indefinissables, leurs mys-
terieux rapports entre elles, entre elles et les hommes aussi. Pour
cette raison appellerai-je realisme mystique cette maniere d'exposer
et d'exprimer les etres, les evenements, que partagent les trois
freres Powys (Llewelyn devant s'ajouter aux deux que j'ai
nommes), et que John Cowper presente dans ses livres, avec un
sombre et lyrique eclat.
Chez ce romancier moderne nous retrouvons une longue lignee
de pretres (je dirais des Druides, s'il s'agissait des Gaulois), de
bardes et de princes : c'est une heredite dont on ne se debarrasse
pas facilement; aussi les romans de Powys, traitant de sujets et
de personnages contemporains, retrouvent-ils, malgre I'auteur
ou avec son consentement, le ton incantatoire des recits mythiques
d'autrefois, et I'on remarque une grande analogic de formes,
de sentiments, de conception du monde avec les grands bardes
gallois, etudies et traduits par Jean Mar kale : Aneurin, Llywarch-
Hen, Taliessin, et ce Myrddin dont nous avons fait MerUn^
J'espere que Ton traduira bientot les romans historiques de
Powys, en particulier Porius qui decrit avec tant de force vision-
naire la rencontre des deux grandes civilisations, la celtique et
la latine, a I'epoque de la conquete du Pays de Galles par les
Romains.
II est necessaire de situer I'auteur dans sa hgnee pour comprendre
tout ce qu'un roman comme Les Sables de la Mer doit a cette
heredite de poetes-pretres qui celebraient les forces de la nature
I. Jean Markale, Les Grands Bardes Gaulois, preface d' Andre Breton, Falaize, 1956.
228
illiiiiliii Ill
divinisees : les prieres emoy.vantes et burlesques en meme temps
qu'un des heros du livre, Sylvanus Cobbold, adresse aux ele-
ments et aux objets familiers sont assez proches du chant du vent
et du chant du feu de Taliessin pour que se reconstitue cette con-
ception panique du monde sans laquelle Les Sables de la Mer
ne serait qu'un roman realiste, qui se deroule dans une petite
ville anglaise au bord de la mer, sous le regard bienveillant, ou
reprobateur, de deux statues, celle de la reine Anne et celle de
la reine Victoria.
Les elements participent a cette histoire, constamment et violem-
ment : le vent du large agite les rideaux victoriens, tandis que
les embruns amers fouettent le visage des promeneurs le long de
I'esplanade. Des figures familieres a toutes les plages anglaises
animent ce recit : le predicateur-prophete qui harangue les
bftdauds, le montreur de guignol qui fait dialoguer le couple
demoniaque de Punch et Judy, et les bourgeois de la petite ville
cultivant dans leurs salons sombres et encombres, derriere de
lourds rideaux de peluche, comme des plantes carnivores, leurs
vices, leurs angoisses et leurs nostalgies. Et la mer bat sans arret
ces rochers immemoriaux, que la bise et les vagues ont tallies
a I'image de monstres prehistoriques et de geants legendaires.
De ce contraste meme entre la puissance et la purete des ele-
ments, d'une part, et de I'autre, cette vie en retrait, secrete, des
passions inavouees ou savoureusement satisfaites dans les arriere-
plans sordides d'une respectabilite en apparence inattaquable,
nait le drame qui jette ces personnages les uns sur les autres,
pour se posseder ou s'entre-detruire. A ces personnages, John
Cowper Powys a donne cette vie totale, qui les situe solidement
dans la realite de tous les jours, presque dans la banalite, et,
au meme moment, demasque les ombres dont ils s'enveloppent,
consciemment ou non, et qui, trainant derriere eux sur le sable,
font des gestes emphatiques, douloureux et ridicules. Ce drame,
c'est avant tout le conflit entre I'etre et le non-etre, le moi et le
npn-moi, et, simultanement, cette perception tragique que le
mbj se confond avec le non-moi, et qu'il existe une connivence
suspecte oii I'etre et le non-etre, son complementaire, non son
contraire, dessinent les chemins de ce labyrinthe du desespoir
ou ils se debattent tous, chacun d'eux tenant sa vie au bout de
ses doigts, pret a la jeter a la vague ou au vent, sur un appel,
plus insistant que d'habitude, de la tristesse et du regret.
Ces personnages s'imposent a nous par leur puissante objectivite,
par la masse de leur corps et la frenesie de leurs passions; ils
paraissent presque hallucinants par leur maniere non equivoque
d'etre la : a cela se reconnait deja le grand romancier, celui qui
detache de lui ses heros apres leur avoir donne ce maximum
d" existence que peut avoir un homme reel, non une creature nee
229
de I'imagination d'un ecrivain. Inoubliables, irrevocables, ils
sont Id, dans leurs trois dimensions, presents, compacts, lourds,
solides et vrais comme les galets de la plage. Ainsi opposent-ils
a la vehemence des elements qui pourrait les emporter leur poids
de rochers. Ils ne se fondent pas dans cette nature dominatrice;
ils se heurtent a elle dans un corps a corps titanique, avec un
farouche orgueil d'hommes. S'ils consentent a communier avec
les energies elementaires, c'est d'egal a egal.
Ainsi que le dit tres justement Jean Wahl dans sa preface pour
Les Sables de la Mer, une des choses essentielles pour Vauteur, c'est de
nous f aire communiquer avec ces instants de rapide et inattendue reve-
lation oil les moments disperses d'intuition s'unissent et se fondent les
uns avec les autres sous les rayons larges et reconciliants d'une myste-
rieuse lumiere... II y a toutes sortes de niveaux dans cette vie d peine
consciente des grands personnages de Powys; et aux niveaux les plus
profonds, nos personnes emettent des rayons lumineux, comme certains
poissons electriques. Ces phosphorescences qui emanent de
I'illustre clown Jerry Gobbold, de son frere Sylvanus, I'evange-
Hste paien (tous deux justifiant bien, et chacun a sa maniere,
leur nom qui rappelle les kobolds), du caboteur Skald, du repe-
titeur Muir, de Finsignifiant Gaul et du mediocre Ballard, de
cette foule d'hommes et de femmes, c'est I'aveu de leur nature
mysterieuse, masquee par leur caractere evident. S'affirmant
et se derobant tour a tour, plus elementaires que les hommes, les
femmes surtout se haussent au niveau du mythe, jusqu'a res-
sembler a des meres au sens goetheen du mot, ainsi que le remarque
Jean Wahl.
La realite, I'objectivite des romans de John Cowper Powys,
ressortent souvent du fait que Ton reconnait la petite ville dont
il parle, et dans ses personnages, d'authentiques citoyens; ce
qui lui a valu de singuliers desagrements. On peut voir la une
preuve de I'adherence, dans ses romans, entre I'invention crea-
trice et la verite des etres, preexistante ou coexistante a Faction
de I'imagination. Mais cette realite, Powys la transpose sur un
autre plan; il decouvre les arriere-plans monstrueux des figures
falotes, il retrouve les veritables dimensions de ces hommes et
de ces femmes dont certains se recroquevillent dans un corps
encore trop grand pour eux, alors que les autres developpent
des silhouettes de geants, et, ramenant I'humanite a I'elemen-
taire, deviennent de la meme matiere que les forces de la nature.
MARCEL BRION
de I'Academie Frangaise
Ce texte est paru dans Le Monde du i«r juillet 1958.
230
LES CIMMERIENS
On s'embarque dans le roman de John Cowper Powys, Les
Sables de la Mer, traduit de I'anglais par Marie Canavaggia,
comme on s'embarquerait pour les songes, si les songes etaient
a portee de la main. II compte pres de six cents pages, quinze
chapitres, une vingtaine de personnages. II commence un soir
de Janvier, au jour tombant, sur une plage bordee de galets; ie
fracas des vagues qui montent a I'assaut de la plage, la colora-
tion grise et glacee de la mer sous la brume d'hiver vont etre
la tout I'espace du livre; le bouillonnement de la mer froide et
furieuse ne se laissera pas oublier un instant en six cents pages.
On ignore oh I'histoire se passe — en quelle bourgade de la
cote anglaise — et cela n'a pas d'importance. On ignore a quelle
date — sans doute au debut du siecle — et cela non plus n'a
pas d'importance. Les contours sociaux sont egalement imprecis;
il y a des riches et des pauvres, mais la pauvrete et la richesse
n'ont guere d'incidence sur la conduite des personnages, et
leur metier, lorsqu'ils en ont un, ordinaire ou bizarre, est une
simple donnee, comme I'age ou la couleur des yeux. Les person-
n^es semblent naitre d'une resolution brute et souveraine, sans
que i'auteur paraisse jamais se prendre pour le destin, mais il
decouvre comme malgre lui, dans ses brouillards cimmeriens,
les plus etranges creatures : un clown celebre, sa femme a demi-
foUe, son frere Fillumine; un apprenti-philosophe ; une bohe-
mienne; un simple d' esprit; un marin fou; un repetiteur de grec;
un geant farouche qui reve de justice et de meurtre; un entre-
preneur avare, austere et pourtant debauche. Les femmes et
les jeunes filles sont encore plus etranges, pures et faciles tout
ensemble. Leur jeunesse, leur beaute blanche et blonde, leur
douceur tiede, leur abandon ou leur passion sont evoques avec
une tendresse emerveillee, comme si chacune etait le refuge et
231
le salut par excellence. EUes s'appellent Hortensia, Curly,
Marret, Peggy. Leur peau rayonne comme la nacre des coquil-
lages. Qui aimeront-elles ? Qui sauveront-elles ? L'amour laisse
triomphantes les femmes, et les hommes eblouis. La plus douce,
la plus violente, la plus belle se jettera comme dans les epopees,
a la derniere page, aux bras du geant justicier. Tous ceux que
mene l'amour, le temps que l'amour les mene, obeissent a une
sensualite a la fois pure et brulante, reveuse et tumultueuse.
EUe est en eux la force du printemps, le battement des marees
et peut-etre I'harmonie des spheres. Car Les Sables de la Mer
est un livre ou jamais on ne perd de vue que la terre est un astre
dans une galaxie eternelle.
Au debut, tout parait simple. On ne remarque d'abord que le
plus exterieur. Mais, a mesure qu'on avance, la matiere rom^-
nesque s'epaissit et les personnages s'eclairent par le dedans.
lis sont determines par un physique, par un caractere, par
un comportement propre a chacun. Leur reahte est indiscu-
table, cependant elle surprend. Sans doute, ils progressent au
milieu d'un nuage, par eux-memes secrete : souvenirs, reflexions,
reves — et ces nuees se melent, se heurtent, se dissolvent, se
reforment, prenant leur couleur du ciel et du sol, des etres et
de la nature. On s'habitue vite. La surprise vient d'un autre
element, simple et grandiose, mais tel que pour le faire admettre
sans affectation ni ridicule il faut I'accent d'un grand rhapsode.
C'est qu'ils participent d'une realite mythique ou mytholo-
gique, chacun servant de poussiere au soleil de la verite. Voila
pourquoi rien n'est plus loin du roman reahste ou psycholo-
gique que Les Sables de la Mer : John Cowper Powys apporte
une vue de I'univers oii la matiere est ce qui rend I'ame visible.
Aussi bien s'agit-il d'une ame universelle et multiforme, presente
dans la vague et le grain de sable autant que dans le regard des
jeunes fiUes. Clairement ou obscurement, tous ceux qui existent
dans ce livre en ont conscience. Une connaissance seconde y
habite les hommes et les femmes, et le sourd grondement dela
mer n'accompagne pas en vain leur veille et leur sommeil. Leur
part d'eternite leur est toujours sensible, si absurde que soit
leur conduite, ou affreuse leur condition. Parce que leur vie est
une parcelle de la vie universelle, l'amour est pour eux comme
la mer et la mort. Sont-ils bien surs que leur vie leur appar-
tienne? lis se sentiraient plutot appartenir a la terre ou ils
vivent. Ici intervient une nouvelle particularity : ce n'est pas
n'importe quelle terre. Les landes n'abandonnent aux vagues
que du sable ou des pierres, ou se melent a I'eau pour former un
immense et sauvage marais. Ou sont les cultures? Oti sont les
arbres et les fleurs? II y a des carrieres d'oohthe, des tempetes
et des naufrages, mais dans tout le livre un seul bouquet de
232
roses. II n'y a d'oiseaux que les oiseaux de mer. Les pierres
blanches et grises, les lichens, les galets et les coquillages, I'eau
verte et grise bouillpnnant dans le creux des roches, les algues
pourpres, et les loiigues lames blanchissantes jusqu'a I'horizon,
et la brume et le vent mouille, voila I'univers ou naquirent
Iseult et Tristan. Mais il n'est pas besoin d'Iseult ni de Tristan.
La-bas, le plus simple berger salt qu'il faut guetter I'aube, et
qu'il a peut-etre deja vecu. Les personnages de Powys se sur-
prennent volontiers a sentir que I'instant qu'ils vivent, ils Font
deja vecu, et dans I'ephemere ils reconnaissent par eclairs
I'eternel. Comme le berger, ils se laissent enchanter de deso-
lation et consoler par un brin d'herbe ou par un lambeau de
brume. lis entassent leurs peines en pierres de silence au fond
de leur coeur. Mais a cet infini pouvoir de detresse repond un
aiaaour fanatique de 1' amour et du bonheur, un emerveillement
inlassable devant le moindre caillou, et le sentiment qu'il suffit
d'une bourrasque ou d'une lueur entre deux nuages pour ima-
giner qu'on va tout comprendre.
Arriver, par le moyen d'une longue histoire, a rendre sensible
ce fremissement, cette attente immemoriale, cette spontaneite
dans I'abandon, cette faculte de glissement d'un plan a I'autre,
c'est etre poete bien plus que romancier. Le patronyme de Cow-
per, dans le nom de John Cowper Powys, evoque un celebre
poete metaphysicien du xyni^ siecle, William Cowper. Si loin-
tains ou si laches que soient les liens qui rattachent a William
Cowper John Cowper Powys, il est singulier et admirable que
I'angoisse du mystere qui ravagea le poete anglais se retrouve
chez I'ecrivain gallois transposee et magnifiee par la serenite.
II est plus admirable encore que le rayonnement poetique ait
resurgi, a lui-meme identique. Les longues et lentes phrases
liquides de John Cowper Powys emportent le lecteur au bord
de ces moments oii Ton croit que le monde va s'ouvrir. Les
aubes sur les marecages et les soleils couchants sur la mer, tout
cela fut dit mille fois, mais ici ce qui vient du fond des ages
p^ait invente de la veille. Aussi, n'est-il pas sur que Les Sables
de la Mer soit un roman, meme metaphysique ; mais, sous le
masque du roman, une oeuvre plus rare et plus singuliere :
un long poeme celtique en prose, qui redonne vie a une parole
perdue.
DOMINIQUE AURY
Ce texte est paru dans la Nouvelle Revue Frangaise en septembre 1958.
233
ATTENTIF
AUX MOINDRES MOUVEMENTS DU VISIBLE
Si nous considerons d'abord ce romani de loin, nous croyons voir
un theatre de grandes dimensions, dont les limites se perdent a
I'infini : la largeur, la hauteur et la profondeur sont egalement
enormes, et la paysage meme ou vit Powys, ou se deroule aussi le
roman, semble la meilleure image que Ton puisse donner de I'oeu-
vre. Qu'on imagine une mer aux marees puissantes, aux tempe-
tes funestes, de grands vents, I'eclat violent du soleil alternant avec
le passage de brumes pareilles a des fuites d'ombres. Et s'il y a aussi
une ville non loin de ces galets et de ces algues, de ces plaines et de
ces rocs, s'il y a des maisons riches et pauvres, des cafes, des asiles,
des lieux de rendez-vous clandestins, des chambres luxueuses ou
douillettes, ils ne preservent jamais ceux qui les hantent de cet
immense espace autour d'eux qui gronde ou flamboie, de ces sour-
des profondeurs, de ces dels attirants, des menaces ou des pro-
messes du dehors. Dans ces etendues si vibrantes, si changeantes,
les personnages eux-memes sont mus par des puissances elemen-
taires, inexprimables, qui leur pretent une force presque sur-
humaine; et nous les voyons avec quelque stupeur traverser ce
theatre comme des etres emportes, flottants, a la fois pleins de
puissance et de desordre, de presence et de reves, ainsi que nous
avons pu voir le roi Lear dans la tempete et le delire. Certes, une
oeuvre pareille s'affirme comme inseparable des lieux qui I'on^vue
naitre, on ne saurait la concevoir sur les rives de la Mediterranee ;
mais a une certaine profondeur de I'enracinement dans un lieu,
Foeuvre retrouve toujours un fond commun, et nous nous jugerions
incomplets si nous n'avions pas aussi, pour nous nourrir, ces
embruns et ces brumes.
Ce qui nous frappe ensuite et nous empHt d'admiration pour
I'auteur, c'est que cet univers si vaste, dans I'estompement de ses
limites et la mobilite de ses formes, ne manque nullement de
coherence ; que ces vents, que ces marees, que ces ombres (et aussi
I. Les Sables de la Mer.
234
4W'
bien pourrais-je dire que ces reves, ces amours, ces larmes) sont
soumis a des lois qui n'ont pas moins de force que les regies plus
strictes et plus eclatantes dont la litterature mediterraneenne se
sert pour edifier ses architectures. Des liens singuliers, d'ordinaire
peu visibles, souvent mis en doute, s'etablissent entre la profondeur
et la hauteur, I'anime et I'inanime, de meme qu'entre les humains
les plus difFerents (car toutes les classes ici se melent, et on sent bien
qu'une vision etroitement sociale du monde paraitrait ridicule a
I'ecrivain). Ce qui aurait pu n'etre qu'un chaos est en reahte,
grace a la perspicacite d'un romancier attentif aux moindres mou-
vements du visible, a toutes les recherches de 1' esprit, une structure
pleine de souplesse, une « tenebreuse et profonde unite », oui, une
especfe d'immense foret animee par le vent et la lumiere. Et le
grondement complexe de la vie devient musique puissante, envou-
tante, ou cohabitent sans effort ni disparate les tons les plus divers,
de la confidence a la declamation, de la meditation au dechaine-
ment des passions, du murmure au coup de tonnerre.
Si bizarres, si impenetrables qu'il leur arrive d'etre, les nombreux
personnages de ce roman sont violemment presents, profondement
emmeles avec la vie. Et il n'est pas possible de les detacher de
r ensemble dans lequel ils sont pris pour les presenter au lecteur
(mais I'oeuvre qui s'accommode mal de la critique a toutes chances
d'etre la plus riche et la plus vraie).
Sur une plage de la petite ville anglaise de Sea-Sands, en Janvier
191 2, Magnus Muir, repetiteur de latin, personnage timide et
sensuel domine par le souvenir puissant de son pere, attend une
jeune inconnue qui doit arriver de Guernesey pour servir de
demoiselle de compagnie a Lucinda Cobbold, femme d'un clown
mondialement connu. Sur cette plage hivernale ou est dresse un
theatre Guignol (et Ton entend comme des menaces grotesques
et dechirantes les cris du montreur) , Magnus Muir songe a la jeune
Curly Wix qu'il reve d'epouser; ses songeries traversent ainsi
I'espace invisible, tandis que ses pas visibles, hesitants, I'amenent
a rencontrer tour a tour deux des principaux personnages du
roman, tons deux de grande taille comme lui, et a tous points de
vue : Sylvanus Cobbold, le frere du clown, prophete ambigu
d'une religion ambigue ou les jeunes filles jouent un grand role, et
Adam Skald, dit le Caboteur, un marin vigoureux et populaire
qui tient tete quasiment seul, dans la ville, a Cattistock le capi-
tahste; Adam Skald qui, ce soir-la, accepte d'attendre la demoi-
selle de compagnie a la place de Magnus Muir. Celui-ci, trouble
par le spectacle de la mer, du crepuscule, et par I'ardeur de ses
songeries, regagne le foyer confortable ou une vieille demoiselle
veille precautionneusement sur sa soHtude. Avant qu'il ne s'en-
dorme, par la fenetre qu'il a ouverte sur la nuit, la force terrible
de la mer, de I'obscurite, des vents envahit sa chambre et le
235
secret de son coeur, comme I'emissaire d'une fatalite toujours
tournee vers les peines et les tourments; et la ville, en une sorte
de vision, lui apparait comme une ville d'embruns et d'odeurs
d'algues. Mais ce desespoir se mue bientot en bonheur, en emer-
veillement devant la puissance mysterieuse du monde.
Et si je me suis attarde sur ces premieres pages, c'est qu'elles mon-
trent deja I'un des elements centraux du livre : une conscience tres
vive, tres douloureuse, de la funeste violence de la vie, la connais-
sance de la fatalite profonde, inseparable de I'ivresse qu'eprou\e
I'esprit du fait meme de cet orage meurtrier. En Powys, comme en
la plupart de ses personnages, s'associent ainsi la douleur et I'emer-
veillement, le poids du passe et I'elan vers le possible, la compassion
et I'exaltation. Je doute que beaucoup de lecteurs puissent resister
a cette ouverture de I'oeuvre, si immediatement envoutailte, et
qu'ils n'aient pas desormais le desir de suivre ces personnage^, qui
touchent a la fois a la lie et a la plus haute limpidite du monde,
dans leurs singulieres passions.
En revanche, il ne m'est pas possible, dans le cadre d'une chroni-
que, de resumer I'histoire de ces passions, encore moins d'exposer
tons les themes du livre, d'evoquer leur orchestration, d'ausculter
leurs resonances. Au centre rayonne d'un feu sombre I'amour de
Skald, le Caboteur, et de Perdita Wane, la demoiselle de compa-
gnie : passion nee le soir meme de leur premiere rencontre a
I'arrivee de cette derniere, passion faite de breves extases et de
longs mois de malheur, passion tres individualisee, incarnee, et qui
est cependant aussi comme I'aUiance difficile, tumultueuse, du
galet et de I'algue, du roc et des eaux : une des belles histoires
d'amour de notre litterature contemporaine. Mais les autres pas-
sions qui se dechainent dans ce livre, il serait faux de croire pour
autant qu'elles soient secondaires; chacune est en soi un centre
tourbillonnant, un abime oii s'etreignent, ou combattent I'ombre
et la lumiere : presque tons les personnages du livre, le jeune et
austere philosophe Gaul, le cynique Dr Brush, directeur de I'asile
de fous, la feroce et malheureuse Lucinda Cobbold qui poursuit
de sa haine son propre pere, le capitaine Bartram, Sylvanus qui
finira lui-meme a I'asile, Magnus Muir enfin, le timide repetiteur
que trompe si cruellement la petite Curly, presque tons ces per-
sonnages sont en relation plus ou moins etroite, plus ou moins
saine, avec un « autre monde » qui leur apparait par eclairs dans
ce monde-ci, a travers ses aspects les plus fuyants, « autre monde »
fascinant oii il n'est plus aucun detail qui soit prive de sens, « autre
monde » que tout I'effort du romancier est de rendre sensible par
un approfondissement de notre vision, par la revelation des Hens
qui lui semblent rattacher les songeries, les actes, les sentiments des
humains au passage des vents et des oiseaux, au mouvement des
saisons, au fantomal passe des villes et des demeures. '"^
236
■ililliinilllii
Ainsi preniient place et s'ordonnent dans cet immense et bruyant
theatre les figures les plus diverses : bohemiens, marins, acteurs,
prophetes, vierges, voyous, hommes d'affaires; gouvernantes
bavardes, sages petites vieilles, domestiques fideles; simples et
savants, athletes et infirmes. Et loin d'etre reduits a des types,
toujours ils demeurent complexes, insaisissables, incomprehensi-
bles par quelque endroit. Sylvanus Gobbold est-il un obsede ou
un authentique prophete paien ? Magnus Muir un pedant ou un
poete ? Et la petite Peg Grimstone, la fille du brasseur, la provo-
cante petite Peg, est-elle une devoyee ou une malheureuse eprise
de perfection? En chacun se contrarient et s'epousent des mou-
vements apparemment incompatibles, et c'est cette complexite,
ce soiaj; ces contradictions et ces obscurites qui font de chaque
personnage, de chaque intrigue, une profondeur aussi vivante que
la profondeur jamais epuisee du paysage et du temps.
PHILIPPE JAGGOTTET
Ce texte est paru dans La Gazette de Lausanne du 5 juillet 1958.
237
LE SECRET OUVERT
II y a dans les romans de John Cowper Powys une barriere
sensuelle et mystique que le lecteur franchit avec une innocente
allegresse, ou avec la jubilation d'avoir decouvert un secret.
Mais qu'il se mefie ! Powys a Fart des metamorphoses, et la
barriere ou I'obstacle qu'on saute n'est peut-etre pas celui
qu'on voit, ni le secret celui qu'on croit.
Dans les lents meandres ou errent les automates terribles de ses
romans, Powys se glisse comme une grande vipere froide, une
vieille dame anglaise, un lezard de I'epoque Jurassique, ou un
obscene geant de chocolat.
II y a une liquefaction presque materielle de ces livres qui se
mettent a vous fondre entre les doigts, et vous tirent vers des
fonds ou Ton se retrouve empales sur les comes et la queue des tenebres ^.
dans la vase qui recouvre les visages defigures des anciens dieux
de la mythologie galloise.
Un univers en liquefaction qui se met a sentir, des qu'on
s'approche du mystere. Pour ma part, a un certain niveau de
plongee, les romans de Powys me font penser a Russula Xeram-
pelina, cette russule justement signalee, selon les flores, par son
odeur de crevettes, d'ecrevisses cuites, ou de homard. On retrou\e
ainsi un certain nombre d'odeurs-signal, jalonnant la route des
morts-vivants qui hantent ces pages, a la recherche de leur
identite : odeur d'algues seches, de crotte de poule brulant a
petit feu, d'agenouilloir et de sacristie sans air, de crocus seches.
d'encens, de porcherie et de chevrefeuille, sueur vitale a forte
odeur de poisson, haleine embaumant le coucou, gazon epais
a odeur de miel, fade odeur ecoeurante rappelant celle d'un
cadavre.
I. Camp retranche, p. 165.
238
DfiCOR POL|R SOMBRE RfiVERIE
Cette transe olfactive est souvent annonciatrice de ce que Wolf
Solent appelle sa « mythologie », ce retrait ou il se saisit par
petits coups de tentacules s'etalant comme de grandes feuilles sur
une mare tranquille ^.
Bizarrement, en efFet, les rochers, les rivieres, les paysages et la
mer dont s'entoure ce Gelte se presentent comme une serie
d'a-plats, ou Ton ne sait pas ce qui est proche et ce qui est loin-
tain, composant une geographic etale, fetichiste, dont I'ancrage
se deplace au gre des obsessions, un echiquier ou des pions a
tetes de dieux et de deesses copulent avec des mots encore
gluants du soubassement excrementiel de ['existence ^, Caput-Anus avec
Carridwfen, Bran le Corbeau avec Trivia, Dor-Marth avec son
double.
Powys batit un monde a sa mesure. II decapite le soleil, fait de
la mer un ventre d'algues grouillantes, un rut de marees, et
change les paisibles etangs du Dorset en mares croupissantes
ou tetards et tritons taquinent de jeunes corps devores par les
poissons et les mouettes. Meme les petits salons fanes des petites
\-ieilles dames de Weymouth deviennent des decors pour sombre
reverie.
Le decor plante, la parade commence. Comme tous les trompe-
Toeil, celui que Powys installe sur le cirque-univers, ne trompe
qu'a demi. L'ajustement n'est jamais parfait. II y a des jours
par lesquels on voit des fragments de scene sous un eclairage
inedit : Sea-Sands lui parut soudain transforme en un amas de vapeurs
dans les airs... une ville mystique faite de tristesse solennelle, bdtie en
odeurs d'algues seches, embruns eparpilles et rafales de pluie ^.
La parade, a la fois deploiement et bouclier, investit le monde
en le rendant poreux, en le creusant de I'interieur comme un
fromage mange aux vers.
FAUST AU PAYS DE GALLES
\
Installer le monde sur sa table quand on est, comme Powys,
macheur de mots et mangeur de Dieux, c'est ceder au desir
faustien de penetrer Venorme mystere du cosmos et d'en jouir, fut-ce en
empruntant des chemins interdits *.
Quand on est, en plus, un Faust Gallois, I'operation va se com-
phquer d'un rituel glouton, d'une casserole metaphysique oii
1. Wolf Solent, p. i8.
2. Les Sables de la Mer, p. 258.
3. Les Sables de la Mer, p. 29.
4. Camp retranchS, p. 17.
239
vont lentement reduire les ingredients de la mystique et de la
sensualite.
Dans la casserole de Powys, la Substance de Spinoza, les Monades
de Leibniz, I'ldee de Hegel, fondent et se transforment, comme le
dit Christie Malakite, en une atmosphere ^, et sa bouilloire, tenue
par cette Circe extraordinairement mince, distille un the capable
de changer Homer e en clavecin et Platon en pianola ^.
Powys a I'art de fausser toutes les notions metaphysiques, recep-
tacles vides dans lesquels il faut faire bourgeonner le sue de la
vie, ou simples cosses dessechees dont seul un botaniste dement ou
un chasseur de papillons fou^ salt qu'elles contiennent les cent vingts
sortes de ronces sans lesquelles F existence serait insupportable.
Mais Faust est un apprenti sorcier qui boit un the de plus en
plus noir, decapant, et les gouttes qui s'echappent de sa bouilloire
rongent I'endroit puis I'envers du decor, de tons les decors
enfouis dans la terre, couche apres couche, jusqu\a grossir le
ruisseau de boue ou rampent les dieux gallois, la bauge aux
fetiches, la caverne ou Ton voit passer sur le mur les ombres des
corps mu tiles.
LA PATE A FANTOME
Le demiurge qui modele les visages et les corps peuplant cet
univers, ressemble a un fabricant de poupees qui coule ses
modeles dans des monies deformes d'avance. Comme tous les
poetes, Powys est un maniaque qui fait guignol avec ses poupees.
Dans Les Sables de la Mer, le capitaine Bartram est decrit comme
un automate remonte a fond'^. Dans Camp Retranche, Teucer Wye,
le fievreux petit disciple de Platon, n'est (\\x'une marionnette qu 'un
magicien aurait douee de vie et qui eut diverse a voix suraigue les griefs
d 'une vie de poupee sans pouvoir eveiller chez les humains une attention
comprehensive^.
Toujours dans Les Sables de la Mer, Lucinda Cobbold a de longs
cils noirs qui reposent comme sur les joues d'une poupee de cire ^.
et son frere Jerry, le clown celebre, un visage a V expression fausse
et vivace, aux traits actionnes par des ficelles '. i
Powys jongle avec ces automates demesures qui apparaissent
sur la scene du guignol avec le visage ou les mains d'un autre,
puis disparaissent et se fondent dans un decor erotise en rema-
chant des mots mystiques et obscenes.
1. Wolf Solent.
2. Camp retranche, p. 65.
3. Wolf Solent, p. 108.
4. Les Sables de la Mer, p. 349.
5. Camp retranche, p. 179.
6. Les Sables de la Mer, p. 62.
7. Les Sables de la Mer, p. 69.
240
Avec une acuite de schizophrene, Powys projette aussi bien sur
les choses que sur les gens une mythologie predatrice qui se
donne la fuite comme alibi.
Le long cou chauve de Dud No-Man a autant besoin de 1' eidolon
de Mona qu'un vautour de la chair d'un cadavre. Une obsession
ne tourne jamais a vide. EUe est predatrice ou elle n'est pas.
Mais le paysage sur lequel elle se projette est un paysage de
fuite qui emiette et morcelle les corps pour n'en garder qu'une
image tronquee, devitalisee, bonne pour la curee.
LJimage du corps est ainsi remarquablement morcelee. Les
automates de Powys se dcvissexit comxae de vraies poupees.
Parlant des mains de Wizzie, I'ecuyere de Maiden Castle, il ecrit :
// semblait que Wizzie aurait pu se lever et partir en les laissant sur la
table^.
Hypnotises par eux-memes, les personnages de ces etranges
romans ne se per^oivent que par fragments. C'est la frustration
qui donne la pleine mesure du spectacle. Sylvanus Cobbold,
dans Les Sables, est ou bien un moi a grandes moustacles, ou bien
rien du tout : prendre conscience de son itre physique le heurtait et hi
faisait insulte, hi donnait V impression qu'une saccade, une torsion
horrible etait imprimee a un cordon ombilical tout en nerfs, a un fil par
ou, le diable le faisait sautiller telle une marionnette^ .
L'OBSESSION DU VIOL NON COMMIS
Le territoire d'un vautour jouissant de ses proies en les serrant
longuement centre lui, baigne dans ce que Ton pourrait appeler
un onirisme de I'os. Gerda et Christie, les deux heroines de
Wolf Solent, ne sont au fond que deux squelettes couverts de chair,
pulpeuse et elastique pour I'une, maigre etfrele pour P autre ^.
La transe erotique quijpermet, sinon de franchir la barriere, du
moins de faire trembler le mystere, est provoquee par une femme-
sans-chair, I'elfe squelettique si avidement recherche par Powys
sur toutes les plages de Weymouth. Sous la robe noire de Thuella,
ecrit-il, Dud sentait Vextreme minceur des formes. La poitrine, les
hanches, les jambes semblaient etre plus minces que celles du plus mince
des gargons, minces au point de faire penser a lafantaisie d'un sculpteur
pervers qu'un degout tyrannique eut detourne des courbes normales du
corps feminin *.
Le corps de la femme est un eidolon qui, encense par de longues
ruminations mentales, acquiert ce pouvoir de virginite erotique ^
1. Camp retranche, p. 92.
2. Les Sables de la Mer, p. 447.
3. Wolf Solent, p. 267.
4. Camp retranche, p. 60.
5. Les Sables de la Mer, p. 316.
241
enfouies dans le plus profond de I'ombre. Ainsi surgit Timage de
sa mere adoptive, aussi belle que celle qui etait venue devant lui main-
tenant avec ses seitis sous la robe bleue, qui lui avait donne une epee di
bois. En fait tout est tres clair. L'epee de bois n'est autre que le
substitut symbolique du sexe et celle qui a, la premiere, excite
le desir de Porius enfant, etait sa mere adoptive. Nous avons
encore ici un trait caracteristique de I'education celtique ancienne
oil I'initiation des jeunes gens par des femmes (generalemeni
des sorcieres ou des femmes-guerrieres) etait a la fois magique
et sexuelle. Et cette pratique d'initiation se refere a un antique
rituel du culte de la deesse-mere dont on trouve de nombreuse?
traces dans les litteratures epiques de I'ancienne Irlande et du
Pays de Galles, notamiment dans la legende de Myrddin et celle
de Peredur.
Mais par contre-coup, ce rappel d'antiques traditions joint aux
images d'enfance revues et corrigees par un Powys qui connait
la Psychanalyse, declenche chez Porius des reactions instinctives
de recul devant I'inceste. Ainsi, a la fin du roman, Porius se
trouve en presence de Nineue (= Viviane). II est enflamme de
desir pour celle-ci qui apparait sur un cheval geant. On notera
d'ailleurs que Powys superpose a I'image de Nineue celle de la
deesse-mere galloise, heroine de la premiere branche du Mabinogi.
Rhiannon ( = la Grande Reine) que les Gallo-Romains appelaient
Epona et qui etait toujours representee sur un chevaP. Porius est
done en proie a un desir sexuel intense. II s'approche de Nineue.
II la touche.
Et c'est alors que le drame eclate, et que I'explication de I'attitude
de Porius se fait jour : Porius n 'etait attire par des seins pleinement et
largement developpes que lorsque leurs pointes etaient anormalement
petites. Porius est sous le charme magnetique et erotique de
Nineue, mais il decouvre tout a coup une pointe anormalement
large an bout d'un sein anormalement petit. II n'en faut pas plus pour
que le desir qui I 'avail attire vers ellefut brusquement brise.
Alors Powys se met a delirer completement dans un melange de
themes celtiques et d'obsessions mi-psychanalytiques, mi theo-
sophiques. U impuissance constatee de Porius va devenir sa victoire,
va permettre sa metamorphose. Et cette metamorphose va etre
due a Nineue, qui est la mere, mais la seconde mere, celle qui ne
donne pas la vie mais la puissance. An lieu d'etre en colere, an lieu
d'exprimer I'ultime affront que peut souffrir lafeminite, cette extraordinaire
femme lui sourit avec une indulgence qu'il n' avait jamais vue dans un de
ses sourires. Et quand elle eut couvert son sein expose, avec sa pointe egaree,
elle retira d'entre ses cuisses sans egales un morceau de minerai de fer en
I . Voir dans la Femme Celte (Ed. Payot, Paris, 1972) le chapitre que j'ai consacre a I'etude
de la Grande Reine, pp. 158-207.
252
grace auquel il devient possible de couler vers I'interieur a la
rencontre de ce jet de tenebres lance par la plus dangereuse des aber-
rations ^.
La femme est a califourchon sur la mort, comme Gerda sur
I'une des pierres tombales taillees par son pere, ou comme Woli
sur I'os de poulet en compagnie duquel il part en pelerinage dans
les limbes de tons les tas d'immondices du monde ^.
Ce rituel fetichiste permet une fornication mentale au cours de
laquelle Powys deshabille des poupees aux tournures allechantes.
fait I'amour avec leurs souliers, leurs bas, leurs ceintures et leurs
droles de petits chapeaux, puis les couche a fleur de terre pour
copuler avec leurs pitoyables restes.
LE DIEU-CADAVRE
Si les fibres sensuelles, comme I'ecrit Powys, sont les dieux de
ceux qui sont ainsi faits, I'image qui domine cette sensualite
macabre est celle d'un ver delirant qui trouvait sa pdture dans les
racines vegetales du monde^.
Voila ce qu'il y a de plus typiquement celte chez Powys : cette
fascination de la mort. La mort est I'inspiratrice des bardes
gallois qui levitent devant les yeux des vivants en vomissant
des paroles incomprehensibles. Les bardes sont Ms poetes de la
realite, et il n'y a d' autre realite que la mort. Si vous continue z
a me frequenter encore quelque temps, dit Jason, le poete de Wolf
Solent, vous allez vous trouver precipite dans la realite comme un foetus
dans un egout^.
Dieu est un ver qui converse avec son propre crane et ne cesse
de dire aux vivants que ses orbites sont creuses et qu'il n'y a
d' autre profondeur que la nuit de son vide. II est le ver qui nourrit
le monde '"• et fait couler de son crane vide, comme d'un chapeau
magique, le champ de renoncules dorees sous lequel il pourrit.
II y a ici un singuher detour, un pourrissement de la vision,
qui conferent au mysticisme sensuel de Powys une originalite
hors-pair. On a souvent dit que les romans de Powys etaient
des trouees vers I'invisible, irisaient I'inanime des nervures du
vivant, transposaient d'un seul bloc le Bien et le Mai, la Vie et
la Mort dans un au-dela ou la transparence des cardamines
avaient, dans la balance des essences, autant de poids onto-
logique que les premiers galets du monde.
Une vision qui porte I'oeil vers 1' au-dela, voila un bien beau
1. Camp retranche, p. 488.
2. Wolf Solent, p. 461.
3. Camp retranche, p. 209.
4. Wolf Solent, p. 469.
5. Tout ou Rien (All or Nothing), p. 117.
242
reve, une bien belle rhetorique ou I'on flaire I'odeur du secret.
Voila I'illusion vitale, la mythologie qui est fuite, descente en
soi-meme au profond de la reverie. Mais au fond du cachot,
au creux de I'ouverture naystique, il n'y a que des poupees. Ces
poupees que Ton a fabriquees au dehors pour se rendre le monde
supportable, on les retrouve au dedans, au secret, et Ton s'aper-
goit que toute la quete mystique (les detours de la reverie et les
meandres de la vision) n'est qu'un alibi destine a se donner
I'illusion d'un au-dela, une route oblique qui longe le chemin
des automates, le chemin de soi-meme, et lui sert de garde-fou.
De meme que Ton construit des routes cotieres pour mieux voir
la mer, de meme Powys se construit un absolu de carton-pate
pour mieux tirer les ficelles de son guignol.
C'est Guignol sur la plage. Le grand tour de passe-passe. Dieu,
la vie-la mort, la vie-l' amour, la vie-la femme et le po-poetique,
ne sont que des trompe-l'oeil car il n'y a rien derriere. Derriere...
derriere... derriere, declame Jerry le clown, vous autres malins de
mystiques, vous feriez croire que la vie a un posterieur arc-en-ciel, comme
un singe d'appartement... Puisque nous n'avons pas le courage de fausser
compagnie a Vexistence, voire cul de singe peut bien itre une aurore
boreale! Je m'enfiche pas mal du moment que nous ne la verrons jamais ^.
Dans le cycle de ses romans gallois, Powys jongle avec le cel-
tisme, pietinant les plates-bandes de la tradition sacree en faisant
danser sur les circuits televises du gouffre de Morwyn, Taliessin,
le barde /gallois, sur la pause de Rabelais derriere laquelle
s'abrite le visage mou du Divin Marquis.
On ne peut ainsi jouer avec une tradition dont les racines plon-
gent dans le mystere de la mort que si Ton a la certitude absolue
que la mort est une supercherie et que le mystere est ailleurs.
En penetrant dans la maison de Jerry Cobbold, le clown, on a
immediatement I'impression d'une supercherie. Tout parait
faux. Les meubles, qui sont de vrais meubles, ressemblent a s'y
meprendre aux accessoires d'un decor, et les fieurs de cire, sur le
piano, composent un faux bouquet plus vrai que nature.
On se laisse berner par les reflets. On cherche au-dela sans
s'apercevoir que leur demi-verite et leur demi-mensonge sont
precisement la preuve qu'il n'y a pas d'au-dela. Leurs feux
eteints composent la totalite du decor, I'envers et I'endroit, la
toile d'araignee qui attend une mouche pour vivre.
LA DOUCE LUMlfeRE DU SOLEIL
La ville ou Powys choisit de donner son spectacle a un curieux
decor : le cimetiere ou gisent les obsessions, I'asile qui attend
I . Les Sables de la Mer, p. 383.
243
les detrousseurs de cadavres et le camp retranche ou sommeillent
les dieux a-demi morts, sont relies par les fils d'une invisible
salive.
Le rideau se leve et les automates se mettent en branle avec des
gestes mecaniques imitant a la perfection le spectacle de la vie
et de la mort. C'est la perfection meme du spectacle qui cree
I'illusion, car on ne s'apercoit jamais que les automates ne sont
que des demi-vivants.
Powys semble etre hante par cette idee que la vie n'est peut-etre
pas la vie, et la mort peut-etre pas la mort. S'il en est ainsi, tout
est bouleverse. Le sentiment mystique dont Powys enveloppe
toutes choses n'est pas ce qui donne un sens a sa quete, c'est un
eclair age : F eclair age fabuleux qui permet enfin de voir la realite
en face. Et quelle realite ! // n'etait pas besoin d'oublier les morts
— on ne pouvait les oublier. Us etaient en nous! Tandis que nous vivions
notre demi-vie, Us vivaient leur demi-vie. Sombre, sombre, la vie des
vivants et la vie des morts! ^
Cette torsion de la quete mystique qui, cherchant le dedans,
trouve le dehors, an open secret ^, un secret livre a tous les vents,
visible par tous les yeux, me semble quelque chose d'a peu pres
unique.
Un secret ouvert, visible par tous les yeux et pourtant d'une
subtilite inouie, comme dans ce curieux petit conte de Ki^ist
oil un gentilhomme tire au fleuret contre son maitre d'armes
sans jamais pouvoir le toucher. Le maitre d'armes est un ours,
qui fait a chaque fois devier la lame d'un coup de patte, car il
ne voit pas les feintes, il ne voit que la realite.
Par son cote visionnaire, Powys est comparable au maitre d'armes
du conte de Kleist. Et si la vie - la mort n'etaient que des feintes?
Des illusions?
II y a chez Powys, une reference constante et hantee a Homere,
le poete de la demi-mort. Cette demi-vie tragique des morts dans
Homere, dit Sylvanus Cobbold, inspire par le magnetisme des
noyes qui reviennent errer sur le rivage ou souffle la tempete,
elle se cache partout, oui mes petites filles, partout ^.
La mort n'est done pas I'etape finale. C'est une demi-vie, une
vivisection. Comment savoir si les morts ne sentent pas la terre,
I'epaisse argile du Dorset qui tombent sur eux? Quirm, dans
Camp retranche, est un rex semi-mortuus, un dieu-cadavre. Enoch
est son nom de vivant et Uryen son nom de mort. II est a la fois
jeune et vieux, mediateur des abimes et fantoche rampant a
quatre pattes, habite par le pouvoir et deserte par le pouvoir,
cet hiareth incarne dans une tete monstrueuse dont la bouche fait
1. Owen Glendower, p. 936. Granit, p. 408.
2. Owen Glendower, p. 935. Granit, p. 408.
3. Les Sables de la Mer, p. 303.
244
peut-etre souffler un vent fantome, mais qui n'est pet-etre aussi
que le fetiche d'un vieillard senile.
Comment savoir ? Dans sa preface a Wolf Solent, Powys affirme
avec certitude que lorsqu'il mourra, il en sera completement et
definitivement fini de lui. Completement et definitivement. N'est-ce
pas le ton categorique que Ton emploie pour faire taire le pres-
sentiment que les choses ne se passeront pas ainsi ? Faut-il avouer
le « secret ouvert » ? Faut-il dire ouvertement que la mort n'est
pas la mort, mais une atroce vivisection qui nous fait grossir
les rangs de la terrifiante multitude des ombres qui nous entourent,
vivent d'une pitoyable vie larvaire et ont le pouvoir de se lever en foule
en poussant un terrible cri? ^
Dedans-dehors, devant-derriere, dedans-dehors, devant-derriere,
raille le clown en tirant les ficelles qui font valser les longues
jambes gainees de noir des danseuses. La roue tourne. Le spec-
tacle s'acheve et recommence. Tissty et Tossty. Tossty et Tissty.
Tour de passe-passe des voyelles. Le clown sort du theatre et va
au bordel. Qu'il se console, le monde suit son train. II y a pour
les mystiques des escargots blagueurs derriere les porcheries et,
a tout prendre, les culs de singes sont de vraies aurores boreales.
PATRICK REUMAUX
I . Camp retranche, p. 2 1 .
245
POWYS ET LE CELTISME
II y a eu, a toutes les epoques, et dans tous les pays, des ecrivains
plus particulierement rattaches a leur terre d'origine et qui en
derniere analyse, ne sont explicables que par ce lien etroit qu'ils
ont entretenu avec la terre maternelle. II ne s'agit evidemment
pas de ceux que Ton pourrait classer comme « ecrivains regio-
naux >>, et qui sont tombes dans le piege absurde du folklore ou du
petit detail pittoresque, mais au contraire d'ecrivains qui ont vise
1 universalite tout en profitant des sources que leur ofFrait' leur
terre, et qui ont repandu I'esprit de leur terre en I'integrant aux
preoccupations essentielles d'une humanite toujours en train de
se chercher. Qui pourrait en efFet ignorer les liens d'une Emily
^ronte avec le pays melancolique ou elle fait vivre son Heathcliff ?
Qui pourrait nier que Chateaubriand soit le plus breton de tous
les ecrivains d'expression fran9aise? Qui pourrait lire Jean Giono
sans se referer a la Haute-Provence ? Quant aux ecrivains anglo-
irlandais, leur cas est si net qu'il n'est meme pas besoin d'en
parler.
John Cowper Powys peut, en un certain sens, appartenir a cette
categoric. La premiere chose qui vient a I'esprit, quand on lit
la plupart des ouvrages de Powys, c'est I 'idee du Pays de Galles
(ce sont ses propres termes), meme si les personnages dont il nous
raconte les aventures ne sont pas gallois ou evoluent dans le sud
de 1 Angleterre, comme dans Maiden Castle et Glastonbury Romance
Mais il y a cependant una difference : Powys, en depit de son nom,'
n est pas gallois, il a seulement voulu etre gallois. Et par cette
volonte tenace il rejoint tous les ecrivains celtiques, car I'esprit
du Pays de Galles est si profondement enracine dans les sources
celtiques qu il est impossible d'isoler ce qui est gallois de I'an-
cienne tradition de I'Irlande, de I'Ecosse, de la Bretagne armo-
ricaine, et par extension de la Grande-Bretagne tout entiere
(cetait autrefois I'lle de Bretagne) et meme des provinces fran-
gaises (dans un pays qui s'appelait autrefois la Gaule!)
246
Ainsi considerons John Cowper comme un Celte, et son oeuvre
comme une actualisation particuliere et originale de ce qu'on est
convenu d'appeler communement le celtisme, sans que ce terme
soit bien clair, — mais il n'y en a pas d' autre. II s'agit d'une forme
particuliere de penser, de juger, d'ecrire, une fagon particuliere
d'apprehender le monde, la nature et rHomme, une fa^on parti-
culiere d'envisager la Vie et la Mort, et cela au moyen d'une
mythologie un peu compliquee pour le profane, mais qui merite
d'etre etudiee parce qu'elle nous donnera la clef qui ouvre cer-
taines portes secretes de I'oeuvre de Powys.
Powys raconte dans son Autobiographie comment il en est venu a
la culture celtique. On lui avait demande une conference sur le
cycle arthurien, et pour preparer cette conference, il s'etait servi
d'un seul livre, celui de I'erudit gallois Sir John Rhys. II avait deja
lu les Mabinogion dans la traduction — edulcoree — de Lady
Charlotte Guest, edition qui contient d'ailleurs la fameuse Histoire
de Taliessin, ainsi que la Morte d' Arthur de Thomas Malory et les
Idylles du Roi de Tennyson. Ces ouvrages joints a la lecture plus
tardive des etudes sur le Graal ou Jessie Weston emet des hypo-
theses sur I'erotique de cette legende, constituent a peu pres tout
ce que Powys connait sur le celtisme^. C'est dire qu'il s'agit d'une
vue bien superficielle et souvent bien conventionnelle. Mais Powys
parle de l' extraordinaire joie mystique et de V exaltation sacerdotale qu'il
ressentit trente ans plus tard en relisant I'ouvrage de Rhys. II
n'en fallait pas plus pour qu'il se sentit I'heritier des anciens
bardes. £,coutons-le : J'achetai des grammaires de langue celtique,
des idictionnaires de langue celtique, des recueils de poemes celtiques.
J 'Jchetai un livre de genealogie galloise, intitule Powys-Fadoc, et grand
fut mon chagrin de n'y trouver nulle part mention des ancetres de mon
pere... Helas! je n'avais pas encore compris... que la Providence m 'avait
refuse le don des langues! Je renongai bientot a tenter d'apprendre le
gallois...
Mais, ce qui est tres interessant, c'est que Powys continue ainsi :
I' idee du Pays de Galles, et I' idee de la mythologie galloise ne cessaient
de resonner, tel le tam-tam d'une incantation, dans mon dme tourmentee
par le supplice de Tantale. La est en effet la clef de I'inspiration
celtique de Powys. Et puis il y a cet aveu : La nature ay ant fait de
moi, non un erudit consciencieux, mais un charlatan imaginatif je resolus
d' employer mes forces spirituelles a realiser ce que cela representait de des-
cendre — au diable le Powys-Fadoc ! — de ces antiques chefs druidiques!^
C'est ainsi que les themes poetiques ou mythologiques qui n'ont
1 . II est probable, car Powys ne le dit pas lui-meme, que I'origine de certaines theories
bizarres de Powys sur le Celtisme, se trouve dans un livre anonyme en deux volumes
paru a Londres en 1884, Ancient and Modern Britons. Ce livre, il faut le dire, est absolu-
ment delirant, mais il a du frapper Powys, car on remarque une analogic frappante
entre certaines theses et celles que Powys a exprimees dans Obstinate Cymric.
2. Autobiographie, pp. 302-303.
247
cesse de hanter Powys se retrouvent bien davantage dans ses oeu-
vres apparemment non celtiques ou non galloises que dans celles
ou il se force a etre ce qu'il n'est pas. Si Porius est un ratage genial,
si Owen Glendower est un roman historique «chauvin» sur le heros
national gallois, avec tout ce que cela comporte de poncifs litte-
raires et d' arrangements pseudo-historiques, c'est dans un roman
neutre comme Jobber Skald (traduit en fran^ais sous le titre Les
Sables de la Mer) que se manifeste le mieux le temperament de
Powys.
La localisation de I'intrigue est en eflfet tres vague. Cela se passe
au bord de la mer, dans le sud d'une Angleterre eminemment
saxonne. Les heros portent des noms empruntes a toutes les lan-
gues. Mais on y decouvre la fee celtique chassee de son pays d'ori-
gine (mythe de Melusine ou de I'irlandaise Becuna Cneisgel) : elle
s'appelle Perdita, et effectivement elle serait perdue si elle ne ren-
contrait pas le navigateur Skald, qui est evidemment le poete
scandinave, bien qu'il n'ecrive pas de poeme. On est aussi surpris
de constater I'apparition d'un certain docteur Mabon qui prone
de nouvelles methodes therapeutiques. Or Mabon (= le Fils) est
le nom du Jeune Soleil, fils de la deesse Mere galloise Modron,
comparable a I'ApoUon grec, pere de la medecine. ,'
Mais Perdita et Skald ne sont que les heros apparents de ce romah.
Powys s'y est inserre, de fagon discrete, mais essentielle, sous
r aspect de deux personnages : Sylvanus Gobbold et Magnus Muir.
Le premier est une sorte de fou, prophete, philosophe et poete.
C'est au fond le meme personnage que le Myrddin Wyllt de Porius.
Et Myrddin Wyllt est le nom gallois de Merlin le Sauvage (Wyllt)
au sens etymologique du terme, c'est-a-dire Sylvanus. Ce n'est pas
un effet du hasard si Sylvanus Cobbold prophetise comme Merlin,
devenu fou apres la bataille d'Arderyd et etabli dans la foret de
Kelyddon. Qiaant a Magnus Muir, son nom est un curieux
melange : Magnus est le mot latin qui signifie « grand » et Muir le
mot irlandais qui signifie « mer ». Magnus Muir, professeur de
latin peu reluisant, est un peu comme ces Fomore de la legende
irlandaise, ces etres gigantesques venus de la mer.
En tous cas, Sylvanus et Magnus se ressemblent et se completent a
la fois, sans qu'il soit possible cependant de faire la superposition
des deux personnages. lis sont tous deux hors du temps et de
I'espace, comme s'ils avaient echoue sur cette terre au milieu
d' etres humains qui ne peuvent comprendre le sens de leurs paro-
les ou de leur comportement. L'un et I'autre sont nympholeptes , et
Ton sait que Powys se complait a repeter qu'il est atteint de cette
manie plus bizarre en apparence qu'elle ne Test en realite. Syl-
vanus aime s'entourer de tres jeunes fiUes. II finit par vivre avec
I'une d'elles, une petite saltimbanque nommee Marret. Mais il se
garde bien de la toucher et se contente de dormir a cote d'elle.
248
De meme Magnus Muir est fiance a une certaine Curly. II sort
avec elle, I'embrasse pudiquement, rimagine dans son fit, mais
?e garde bien d'oser un geste deplace vis-a-vis d'elle : il la respecte
comme une vierge, comme une jeune fille pure et sans tache. Sans
f'apercevoir d'ailleurs que Curly a un jeune amant qu'elle aban-
donnera pour un autre homme avec qui elle s'enfiaira.
A priori, on pourrait imaginer que J. C. Powys traduit par la une
impuissance sexuelle. Mais I'insistance qu'il met a se vanter d'etre
nympholepte doit nous emmener vers d'autres horizons. Dans
I Autobiographic, il nous raconte comment, ayant rencontre une
prostituee, il la suit dans sa chambre. La fille se couche toute
habillee sur le lit et I'auteur se contente de la regarder. Dans un
autre passage, Powys s'explique plus clairement : il pretend qu'il
est attire par les femmes beaucoup plus comme I 'est une lesbiennc que
:'jmme I 'est un homme, et qu'il tire ses plus exquis frissons de scs ten-
dances de VOYEUR (si c 'est bien la le mot) et nullement du sens du
toucher.
II y a la, en dehors de toute interpretation psychanalytique, un
theme bien connu de la mythologie galloise, celui de Merlin et de
Mviane. Dans les romans de la Table Ronde, il est dit que Merlin,
enchanteur vieillissant, tombe amoureux de Viviane, tres jeune fille,
rencontree aupres de la Fontaine de Barenton. Comme Magnus
et comme Sylvanus dont il n'est que I'archetype, Merlin- Myrddin
respecte la virginite de Viviane : il se contente de la voir et y trouve
rellement de plaisir qu'il se laisse — consciemment — enfermer
dans une prison d'air par celle-ci. Quant a la legende galloise, elle
est encore plus troublante. Myrddin devenu fou abandonne son
ejiouse et lui permet meme de se remarier. Mais Myrddin a des
rapports tres ambigus avec sa soeur Gwendydd (personnage qui
apparait dans Porius). L'inceste n'est pas loin et il semble qu'il y
ait dans le comportement sexuel de Magnus et de Sylvanus cette
meme terreur de transgresser le tabou de l'inceste firaternel.
Et puis il y a surtout, a travers tout cela, une pratique essentiel-
iement celtique due a un systeme de pensee religieuse assez curieux.
De nombreux temoignages affirment que les moines bretons (insu-
laires ou armoricains) et irlandais avaient I'habitude de dormir
en compagnie d'une belle jeune fille, dans le but fort honorable
de resister aux tentations de la chair i. En dehors du fait que ces
moines devaient trouver la une sorte de plaisir mi-intellectuel,
mi-sensuel, il se degage de cette pratique une idee mystique remon-
tant a la nuit des temps et remise a I'honneur dans toutes les
legendes celtiques : la Femme est la Deesse, c'est I'lnspiratrice,
celle qui donne la beaute, la puissance et la vie. Lorsque le heros
I. Pratique dont on retrouve la trace dans les recits de la vie de deux saints gallois,
Saint Derfel et Saint Demogorgon. Powys cite ces deux saints dans Maiden Castle (fid.
frangaise, p. 250).
249
irlandais Diarmuid accepte dans son lit une femme laide dont il
a pitie, celle-ci, au reveil, est devenue une magnifique femme qui
declare etre la Jeunesse. Quandleherosgallois Pwyll prend F aspect
du roi des enfers Arawn et qu'il dort en compagnie de la femme
de ce dernier, il la respecte, mais I'epreuve ainsi reussie lui confere
le droit de porter le titre de Penn Annwfn, c'est-a-dire « Chef des
Enfers ». D'ailleurs J. C. Powys I'avoue en termes symboliques
dans V Autobiographie : Le Tombeau de Merlin, tertre naturel moussu...
a jini par exister reellement pour moi a tel point que j 'ai pris I 'habitude
de plonger mon visage dans ses bosselures humides et d 'invoquer le grand
magicien... j'y gagnais une recompense tres precise : jamais je n'ai, en
effet, respire parfum plus indicible — a croire qu 'il emanait du sein
profond de Keridwen, I 'immortelle inspiratrice de Taliessin — que celui
qui m 'emplissait les narines au creux de cette mousse. C'est aussi dans
cette optique que Powys, s'opposant fondamentablement au sys-
teme de pensee anglo-saxon caracterise par le wait and see (attendre
et voir), symbole du pragmatisme rationnel, fait dire a Rhun,
I'un des heros de Porius : « Taste and See (Gouter et voir) »,
symbole du mysticisme sensuel des Gallois.
On pourrait aussi comparer 1' attitude de Magnus Muir et de Syl-
vanus Cobbold a celle de Perceval le Gallois, ou plutot de Peredur,
pour reprendre le nom qu'il a dans le recit gallois. Peredur est/a
peine sorti du chateau de sa mere, il est inexperimente, a laTfois
timide et audacieux. A vrai dire, il est parfaitement nice, c'est-a-
dire niais. Or il penetre dans la premiere tente qu'il rencontre,
croyant que c'est une eglise, y contemple une pucelle, lui mange
un pate sous le nez, lui prend son anneau et lui derobe un baiser.
Peredur est au commencement de son errance vers le Chateau du
Graal, et cette errance sera jalonnee par des pucelles toutes plus
belles les unes que les autres. Peredur les aimera, les contemplera.
Et a la fin, il s'apercevra que toutes ces jeunes fiUes ne sont que les
differents visages d'une seule et meme femme, I'lmperatrice, celle
qui est a la fois la Mere, la Soeur, I'fipouse, la Souveraine et
1' Inspiratrice.
Et finalement c'est le theme de la Deesse-Mere celtique qui hante
le plus J. C. Powys a tr avers ses heros. Comme Chateaubriand,
Powys parle de ces sylphides imaginaires qui peuplent ses reves et
qu'il decouvre comme les chevaliers arthuriens, au detour des
chemins ou dans quelque chateau mysterieux. Je compris que,
bien qu 'aucune jeune fille reelle ne put egaler I 'image que j 'avais dans
I 'esprit, la vie se montrait sous un eclairage aussi terne, aussi inquietant,
aussi sinistre que celui d'une eclipse de soleil quand any supprimait le
principe feminin ^ .
II est interessant de noter la superposition que fait Powys entre
I. Autobiographie, p. 203.
250
la femme et le soleil. Ce n'est pas seulement un jeu litteraire
que les troubadours et les poetes precieux ont mis a Thonneur,
mais aussi la permanence du mythe de la Deesse-Soleil primitive
que Ton retrouve plus ou moins occulte dans toutes les legendes
celtiques. De plus, dans les langues celtiques, le soleil est feminin.
Et I'image d'Yseult s'impose quand on parle de deesse solaire.
Revenons a cette peur de I'inceste qui motive en partie le compor-
tement de Magnus et de Sylvanus. lis ont — sinon une terreur —
du moins une repugnance a toucher la femme. Et encore, lorsqu'ils
regardent une femme, prennent-ils de preference des jeunes fiUes
qu'on pourrait supposer a peine formees. Le cas n'est pas original
et il est clair que Lewis Carroll etait afflige du meme tabou,
puisque lui aussi ne se plaisait qu'en compagnie des petites fiUes
sans qu'il y eut de sa part une perversite de mauvais aloi. A ce
compte, la Marret de Powys est soeur d' Alice, a la difference
qu'Alice est initiee par son sejour au pays de feerie tandis que
Marret semble plutot I'initiatrice, celle qui permet a Sylvanus
de comprendre certaines choses inexprimables : c'est le mythe
de Viviane-Gwendydd, soeur et amante, inspiratrice de Merlin.
Mais de la, il n'y a pas loin entre Viviane et Keridwen, la deesse-
mere, qui est I'inspiratrice, I'initiatrice de Taliessin.
On salt qu'il y a souvent, en mythologie, transposition, pour ne
pas dire « transfert » entre la Mere et la Fille : Kore n'est que le
double jeune de Demeter, Diane- Artemis n'est que la nouvelle
figure de Latone-Leto. Dans I'optique particuliere de J. G. Powys
et en rapport avec I'ambiguite fondamentale de son caractere,
le passage de la Mere a la Fille est un element essentiel, tres cel-
tique d'ailleurs, et repondant a un desir de renouvellement per-
petuel en meme temps qu'a une terreur de la deesse-mere, pre-
sentee comme un etre qui nourrit, certes, mais qui devore et
engloutit.
A cet egard, le theme des seins que Ton retrouve souvent dans les
textes de Powys est significatif. Dans Porius^,le heros qui esthante
par I'image de sa mere adoptive Alarch la Belle [Alarch signifie
cygne, et I'auteur insiste sur la blancheur de la peau de cette
femme), voit apparaitre deux jeunes fiUes qui lui semblent encore
plus belles qu' Alarch : il s'agit bien ici d'un transfert. Porius
n' avail jamais vu de seins aussi parfaitement formes que ceux que
laissait deviner la robe bleue. Mais si la beaute de cette jeune fille
— Gwendydd, dont le nom signifie « Blanche Joumee » — impres-
sionne Porius, c'est vers I'autre jeune fille qu'il se tourne. Car
Gwendydd lui evoque trop son enfance : sa mere lui a appris a
respecter poetiquement les seins des femmes et 1' apparition des
deux jeunes femmes a reveille en lui des pensees qu'il croyait
I. Porius, Macdonald, 1951.
251
enfouies dans le plus profond de I'ombre. Ainsi surgit I'image de
sa mere adoptive, aussi belle que celle qui etait venue devant lui main-
tenant avec ses seins sous la robe bleue, qui lui avail donne une epee de
bois. En fait tout est tres clair. L'epee de bois n'est autre que le
substitut symbolique du sexe et celle qui a, la premiere, excite
le desir de Porius enfant, etait sa mere adoptive. Nous avons
encore ici un trait caracteristique de I'education celtique ancienne
ou I'initiation des jeunes gens par des femmes (generalemen:
des sorcieres ou des femmes-guerrieres) etait a la fois magique
et sexuelle. Et cette pratique d'initiation se refere a un antique
rituel du culte de la deesse-mere dont on trouve de nombreuses
traces dans les litteratures epiques de I'ancienne Irlande et du
Pays de Galles, notamment dans la legende de Myrddin et celle
de Peredur.
Mais par contre-coup, ce rappel d'antiques traditions joint aux
images d'enfance revues et corrigees par un Powys qui connait
la Psychanalyse, declenche chez Porius des reactions instinctives
de recul devant I'inceste. Ainsi, a la fin du roman, Porius se
trouve en presence de Nineue (= Viviane). II est enflamme de
desir pour celle-ci qui apparait sur un cheval geant. On notera
d'ailleurs que Powys superpose a I'image de Nineue celle de la
deesse-mere galloise, heroine de la premiere branche du Mabinogi.
Rhiannon ( = la Grande Reine) que les Gallo-Romains appelaient
Epona et qui etait toujours representee sur un cheval^. Porius est
done en proie a un desir sexuel intense. II s'approche de Nineue.
II la touche.
Et c'est alors que le drame eclate, et que I'explication de I'attitude
de Porius se fait jour : Porius n 'etait attire par des seins pleinement e:
largement developpes que lorsque leurs pointes etaient anormalemen:
petites. Porius est sous le charme magnetique et erotique de
Nineue, mais il decouvre tout a coup une pointe anormalemen:
large au bout d'un sein anormalement petit. II n'en faut pas plus pour
que le desir qui I 'avait attire vers ellefut brusquement brise.
Alors Powys se met a delirer completement dans un melange de
themes celtiques et d'obsessions mi-psychanalytiques, mi theo-
sophiques. Uimpuissance constatee de Porius va devenir sa victoire.
va permettre sa metamorphose. Et cette metamorphose va etre
due a Nineue, qui est la mere, mais la seconde mere, celle qui ne
donne pas la vie mais la puissance. Au lieu d'etre en colere, au lieu
d'exprimer I'ultime affront que pent souffrir lafeminite, cette extraordinair-:
femme lui sourit avec une indulgence qu'il n' avait jamais vue dans un d-:
ses sourires. Et quand elle eut couvert son sein expose, avec sa pointe egaree .
elle retira d'entre ses cuisses sans egales un morceau de mineral defer er
I. \ oir duns la Femme Celte (iSd. Payot, Paris, 1972) le chapitre quej'ai consacreal'etucr
de la Grande Reine, pp. 158-207.
252
forme de poire, petit, dur, lourd, et elk le hi tendit. Nineue et Forms
sont separes par une sorte de brume chaude en depit de Fair
glacial. Nineue lui dit : // me I'a donnee. Elle a ete dans son corps
depuis que la foudre I'a frappe le jour oil it est tombe._ Tu peux la lui
prendre, maintenant. Lui, il s'est echappe de la roue qui tourne.
Cette pierre que Nineue donne a Porius, pierre qui etait a Merlm,
qui etait dans le corps de Merlin, est tout simplement ce que les
Bretons appellent une maen-gurun, une pierre de foudre, autre-
ment dit un meteorite. Toute la tradition celtique est remplie de
ces mein-gurun et les superstitions populaires y attachent encore
une grande importance. Powys lui donne le nom de thunderbolt.
Curieusement, Porius met la pierre dans sa bouche. Et c'est alors
qu'il a la revelation de sa puissance.
En dehors du fait que \a pierre de foudre donnee a Porius par Nineue
est un symbole sexuel quasi divin, substitut de la puissance crea-
trice de la divinite, il faut remarquer que Powys, dans sa vision
delirante, ne fait que reprendre et transposer plusieurs legendes
de pierres, et notamment celle qu'on trouve dans le recit gallois
de Peredur. En effet, lorsqu'apres de nombreuses aventures, et au
cours de sa quete du Chateau des Merveilles, qui est le Chateau
du Graal, le jeune Peredur (Perceval) doit combattre un monstre,
Vaddanc, qui se trouve dans une grotte. Or une femme juchee sur
un tertre lui dit qu'il ne pourra jamais vaincre Paddanc sans la
pierre merveilleuse qu'elle veut bien lui donner a condition qu'il
jure de I'aimer a jamais. Cette femme, c'est I'Imperatrice, une
sorte de deesse-mere aux multiples visages, qui, dans la suite du
recit, reapparait constamment pour guider Peredur sur le chemm
du triomphei. Le geste symboHque de Nineue, tirant la pierre
d'entre ses cuisses pour la donner a Porius se refere etroitement
a ce my the de I'Imperatrice. Porius pent desormais triompher
de tout ce qu'il entreprendra : Nineue-Viviane est encore la
personnification de la deesse-mere. D'ailleurs, bien qu'elle ait de
petits seins, elle a des tetons gigantesques, car elle est la mere
nourriciere de tous les etres, elle est done la mere de Porius,
subhmee peut-etre, mais profondement reelle dans son imagma-
Ce theme de la pierre, Powys Fa precisement utilise de ta^on
tres discrete mais essentielle dans Les Sables de la^ Mer. Skald le
Caboteur, qui a toujours au fond de lui-meme I'intention d'as-
sommer celui qui a ruine son pere et qui le nargue, garde dans sa
poche un galet. C'est une arme primitive , mais c'est aussi le substitut
de sa propre personnalite non encore definie. Des les premieres
pages du roman, cette pierre acquiert meme un caractere sexuel.
I. Te me suis explique longuement sur le sens de cet episode dam /'^/>o/-^« Celtt^ue en
Bretagne (Payot, Paris, 1971), pp.-i99-20i et dans le chapitre de la Femme Celte (Payot,
Paris, 1972) consacre a la « Quete du Graal », pp. 248-292.
253
Lorsqu'il accompagne la jeune Perdita qu'il voit pour la premiere
fois, il ramasse un galet autour duquel se trouve enroulee une
algue. Perdita prend I'algue, mais Skald la lui arrache et lance
ces deux inseparables habitants de la mer bien loin dans I'obscurite. Ce
geste prend tout son sens quand on s'aper^oit que Skald aime
Perdita et que Perdita I'aime. II y a refoulement provisoire d'une
pensee inconsciente : I'amour de Skald et de Perdita est differe.
De plus, I'agressivite du galet est ambigue. Apparemment dirigee
contre I'ennemi, elle se manifeste sexuellement. Un jour que
Skald et Perdita se promenent sur le rivage, ils tombent. Si lors
de leur chute, la jeune fille, trap emue, ne s'e'tait apergue de Hen, elle devai:
par la suite decouvrir que sa cuisse avait ete meurtrie par cette arme pri-
mitive que dissimulait son amoureux^. Et le lendemain, apres une nuit
passee ensemble, Skald et Perdita se disputent au sujet du galet.
ce qui occasionne une sorte de rupture. Perdita disparait. Ce n'est
qu'apres bien des semaines qu'elle reapparait et se reconcilie avec
Jobber Skald, c'est-a-dire Skald « qui frappe avec un instrument
aigu ». Alors Perdita liberera Skald et lui prendra son galet. Mais
revelee a elle-meme, elle n'est plus la « nymphette » perdue qu'elle
etait : elle passe au rang de deesse-mere. Et elle transmet le galet
a Magnus Muir, le nympholepte, en lui demandant de le donner
a un autre nympholepte. Perdita a joue le role de Nineue et il
est permis d'esperer que le timide et « voyeur » Magnus Muir sera
maintenant revele a lui-meme. Seul, Sylvanus Cobbold, enferme
chez les fous et psychanalysant son medecin, reste en dehors de toute
evolution : il n'a pas besoin de cela puisqu'il est deja le prophete.
nouvelle incarnation de MerUn, personnage ou se cristaUisent les
pensees et les instincts fondamentaux de J. C. Powys.
En effet, la « nymphette » Marret n'a-t-elle pas repondu a la
question indiscrete d'une amie : « On couche ensemble, vous
comprenez, et il me serre contre lui mais... il ne me fait jamais rien.
II n'a pas I'air de vouloir et je ne crois pas qu'il voudra jamais » ?
On pourrait juger que Sylvanus est un anormal. Mais ce serait
oubHer cette fameuse revelation « par la femme » qui combine
a egalite I'attirance et la repugnance vis-a-vis de I'initiatrice.
celle qui est en meme temps la nourrice et la meurtriere. Powvs
s'en explique plusieurs fois. Dans VAutobiographie, il raconte qu'un
jour, il a ete charme par les jambes d'une jeune fille qui cueillait
des pois de senteur et qui lui a donne une fleur. Cette extase s'expli-
quait enpartie par la gentillesse de la donatrice, en partie par V impression
de jouer un role rituel, tel un pretre portant le calice, et en partie par la
conscience d'etre un bipede... purijie qui marchait tete haute sur notre mere
la Terre en tenant par leurs tiges fraiches une poignee de ses charmants
I. Les Sables de la Mer, p. 418.
254
enfants^. D'ailleurs le mythe de Blodeuwedd, la Fille-Fleur de la
mythologie galloise, n'est pas loin. Mais Blodeuwedd, femme
creee des fleurs par le demiurge Gwyddyon, se revolte contre
I'ordre divin male : elle est pretresse de I'ancienne religion de
la mere^.
Par consequent, et c'est la ou se manifeste le grand malentendu
qui est inherent a la pensee de Powys, le conflit est inevitable
entre les tendances gynecocratiques ou tout au moins feminines de
son etre, et 1' education masculine, saxonne et protestante, qu'il a
regue, avec, en arriere-plan, I'ombre d'un pere qui semble avoir
eu sur lui une influence preponderante. Ce malentendu qui
concerne aussi bien le melange celtique et saxon, le melange
gallois et aborigene dont pretend etre issu Powys, le melange
druidique et chretien, le melange druidique et theosophique, ce
malentendu est net, precis, sur le plan de la sensibilite propre. Et
Ton sait qu'a travers la sensibilite pure, un etre comme Powys
decouvre le monde, se fabrique un monde a la mesure de sa puis-
sance d'evocation, ce mot etant pris dans son acception presque
magique. // est interessant, dit-il, que j'aie ainsi, d 'inspiration, decou-
vert un moyen d'acquerir des merites qu 'ignorent les religions chretiennes.
Peut-etre — au cas oil ma pretention d 'etre une reincarnation de Taliessin
aurait une petite chance d 'avoir quelque fondement — , peut-etre ce pro-
cede remonte-t-il aux Druides^.
Car la rencontre avec Bloddeuwedd, si elle est instinctivement
souhaitee (comme Porius devant Nineue, et meme comme Skald
devant Perdita), est systematiquement refusee par 1' acquis
conscient et logique resultant de 1' experience et de 1' education.
Blodeuwedd, autre incarnation de la Femme-Lilith*, devient si
redoutable, sa revolte prend une telle dimension, bouleversant
ainsi I'ordre social et meme I'ordre moral, que son createur —
ne pouvant la detruire puisqu'elle est la manifestation de sa
pensee — , le druide-chaman Gwyddyon ne pent que la trans-
former en hibou et la releguer dans la nuit, comme Jehovah le
fit pour Satan. Si Ton tient compte de cette mentalite celtique, a
mi-chemin entre le culte de la deesse-mere et le rejet de celle-ci
dans la nuit, mentalite que traduisent parfaitement la plupart
des recits gallois du haut Moyen-Age dont s'est inspire Powys,
on comprend mieux la nympholeptie de I'auteur et son compor-
tement bizarre sur le plan sexuel, comportement qui echappe
aux categories.
1. Autobiographic, pp. 201-202.
2 . Comparer dans Porius cette reminiscence du culte maternel lie a la croyance de Powys
concernant le peuple des Aborigenes du Pays de Galles : lis sont les descendants directs des
deilles reines matriarcales du Peuple de la Foret de I' He de Bretagne.
3. Autobiographic, p. 409.
4. Voir dans la Femme Celte (Payot, Paris, 1972) le chapitre que j'ai consacre a la «Revolte
de la Fille-Fleur », pp. 207-247.
255
Powys raconte en effet qu'au temps ou il habitait a Southwick, un
ami lui fit cadeau d'une chienne a qui il donna le nom de Thora
apres s 'etre consciencieusement casse la tete pour lui trouver un nom que
seuls les representants de certaines races pouvaient prononcer. Mais cette
chienne declenche chez Powys le reveil de sensations qu'on pour-
rait facilement qualifier d'uterines : peut-etre de tres vagues sou-
venirs de I'epoque oil il etait de sexe indifferencie dans le ventre
maternel^, peut-etre la hantise de la naissance et du choc qu'elle
a provoque, de la dechirure sanglante, laquelle, par le jeu des
interferences, se deplace vers la dechirure anatomique vue par
I'amant qui decouvre sa maitresse nue^.
C'est ainsi que Powys, s'apercevant que la bete est une chienne,
et qu'elle est sexuee, en vient a decouvrir le monde, autour de lui,
comme un gigantesque sexe feminin ou il redoute de s'engloutir :
J'allai si loin dans cette voie que je fus saisi de panique a I' idee qu'il
pourrait me pousser des seins de femme, des seins dont les bouts ressem-
bleraient aux tetines de Thora^. On comprend I'attitude de Porius
decouvrant le sein nu de Nineue, ou encore I'impuissance toute
psychique de Magnus Muir devant sa tendre fiancee qu'il croit
vierge et qu'il n'ose pas decouvrir, I'attitude de Sylvanus Cobbold
qui ne touche pas Marret alors qu'il couche avec elle. Et pourtant
quel attrait la feminite ofFre-t-elle aux heros de Powys ! Combien
Powys lui-meme est hante par le gouflfre beant qu'il devine entre
les cuisses d'une femme! Mais, comme Jobber Skald, il se fait
derober son galet, substitut de sa viriUte, par celle qu'il aime.
Ce galet, cette pierre de foudre donnee a Porius par Nineue, le
retrouvera-t-il un jour ? Cette angoissante question, avec tout le
contexte mythologique qu'elle evoque, est au centre de la quete
mysterieuse et ambigue qu'entreprend Powys dans son ceuvre
litteraire.
Et la solution se trouve dans son roman le plus acheve, le plus
construit, le plus celtique aussi, Maiden Castle'^.
II y a d'abord le titre, qui est hautement significatif Maiden
Castle, c'est « le Chateau des Filles ». L'intention de Powys est de
montrer, dans ce roman, un personnage au milieu de filles qui
sont autant de nymphes echappees a I'imagination de I'auteur et
parees de toutes les couleurs de la legende celtique. Car c'est
1. Sensations qu'a essaye de decrire un poete gallois authentique, bien que s'exprimant
en anglais, Dylan Thomas, dans la plupart de ses ceuvres.
2. Ceux qui pretendraient que inon interpretation est du delire sexuel bien plus grave
que celui de Powys, pourront lire dans Rabelais, auquel s'apparente le genie de Powys,
un episode plutot comique et quelque peu obscene (Quart Lime, XLVTI) sur le meme
sujet. II s'agit de la peur de la castration, bien connue, avant I' invention de la psychanalyse ,
dans toutes les legendes mythologiques et dans toutes les superstitions concernant les
fernmes qui devorent leurs amants, ou qui les chatrent (les sorcieres avaient cette repu-
tation).
3. Autobiographic , p. 204.
4. Le titre donne a la traduction fran^aise. Camp retranche, ne correspond pas a tous les
sens du titre anglais. C'est pourquoi je prefere laisser I'original.
256
aussi le « Chateau des Pucelles » dont nous trouvons mention
dans la version tardive et sophistiquee de la legende du Graal,
chez Thomas Malory, qui est I'auteur favori de Powys, ne I'ou-
blions pas. Le heros du Graal, le pur et beau Galaad, qui est
en fait le doublet christianise de Perceval, qui est vierge et sans
tache, dehvre des enchantements diaboliques un chateau ou
etaient retenues de nombreuses jeunes filles. Le theme vient de
loin puisque nous le retrouvons dans des textes anterieurs comme
la legende d'Yvain-Owein, le Chevalier au Lion, lequel delivre
egalement, dans le Chateau de Pesme-Aventure, vingt-quatre
pucelles prisonnieres d'un demon. La le symbole est clair : il
s'agit des vingt-quatre heures du jour retenues par la nuit. Le
heros vient delivrer la lumiere du soleil retenue dans I'ombre
de la mort.
Et quand on salt que la forteresse prehistorique de Maiden Castle
a vraisemblablement abrite un temple solaire de I'age du Bronze,
on comprend que Powys ait voulu systematiquement developper
Taction de son roman a Dorchester, a I'ombre de cet etrange heu
prehistorique. Le personnage qu'il presente sous le nom d'Uryen,
nom choisi par Powys comme etant celui du pere d'Yvain-Owein
et epoux de la deesse-mere Modron, est ainsi parfaitement a sa
place, et il pent evoquer les fantomes des temps passes. Et cela
sert d'autant plus Powys que cette forteresse de Maiden Castle,
reutihsee et agrandie par les gens de FAge du Bronze, puis par
les Celtes, est d'origine plus ancienne et remonte done aux
fameux aborigenes de I'lle de Bretagne dont Powys pretend
descendre. Aussi quand Powys fait mention de 1' autre significa-
tion de Maiden Castle, dont le nom pourrait provenir de Mai-
Dun (= Force-CitadeUe), appellation non comprise et deformee
en Maiden, il ne fait qu'ouvrir davantage le faisceau de nuit qui
balaie tous les chapitres de son roman.
Et ce roman est indiscutablement celtique. Le plan meme de
Taction nous le prouve. Tout commence un jour de premier
novembre, c'est a-dire a la grande fete celtique de Samain, a la
fois Jour des Morts et Jour de TAn. Et cela commence d'ailleurs
dans un cimetiere. Puis Taction est rythmee sur les autres fetes
celtiques de Tannee : la chandeleur, c'est-a-dire la fete d'Imbolc,
le premier mai, c'est-a-dire la fete de Beltaine (avec un jeu de
mots supplementaire sur Mai-D^xn\), les feux de la Saint-Jean,
c'est-a-dire la fete caniculaire (Lugnasad). Et tout finira au soir
de Samain, dans le cimetiere ou le heros a commence d'entre-
prendre sa quete.
Et de quelle quete s'agit-il sinon de celle qu'entreprend le heros
gallois Peredur, quete qui le menera au « Chateau des Merveilles »
en passant par de multiples tertres, de multiples forteresses a
Tentree desquelles se trouvent d'etranges figures de filles toujours
257
pretes a donner leur amour au temeraire, a I'audacieux qui osera
franchir les limites sagement respectees par le commun des mor-
tels ? Car la quete de Peredur se differencie de la quete de Per-
ceval en ce sens que dans les romans frangais, on objective le
but sous forme d'un vase sacre, le Graal, mais que dans la tradi-
tion purement galloise, il n'est pas du tout question d'un quel-
conque graal : il s'agit seulement d'un mysterieux chateau a
redecouvrir et d'une vengeance a accomplir, vengeance qui per-
mettra au heros d'etre reintegre dans une cellule familiale demem-
bree, cette cellule familiale etant d'ailleurs beaucoup plus con-
forme a celle des aborigenes du Pays de Galles, a cause de son
caractere matriarcal, que de celle des Celtes indo-europeens.
Or c'est la que J. C. Powys se montre le plus gallois : il conforme
I'attitude de son heros Dud No-Man^ a celle de Peredur 2.
Au debut du roman, No- Man est prisonnier, comme Peredur,
d'un univers maternel d'oii il est difficile de s'echapper. II vit
dans le souvenir de sa mere, qui n'a pas de veritable nom, qui
est connue sous le sobriquet de « la Galloise ». No-Man n'a pas
connu son pere. II est toujours reste dans I'orbite de « Maman »,
et lorsqu'il s'est marie avec Mona (c'est-a-dire avec la « Seule »,
avec V Unique), il n'a pas pu franchir certaines limites. Mona est
morte vierge, et il ne pouvait pas en etre autrement, puisqu'elle
n'etait que I'image ideale de la Mere Divine dont on honore la
beaute mais qu'on ne touche pas sous peine de sacrilege et d'in-
ceste. Mais « la Galloise » et Mona sont mortes. II ne reste plus
a Dud No-Man que le souvenir de celle-ci et un objet de celle-la.
Get objet, c'est une tete sculptee, assez horrible, surmontant une
des colonnes du pied de son lit. Ou plutot, c'est une absence
d'objet, puisqu'il n'y en a qu'une : la seconde a disparu, et le heros
imagine volontiers qu'elle puisse se trouver dans le bric-a-brac
d'un antiquaire. Or, cet objet-fetiche, il I'appelle Dor-Marth, ce
qui signifie « Porte de la Mort ». C'est, d'apres Sir John Rhys,
le nom de la Bete Glapissante, un monstre que les chevaliers
arthuriens chassent sans jamais I'atteindre, qu'ils quitent verita-
blement, dans la Morte d' Arthur de Thomas Malory. Et de plus,
un roman arthurien frangais du xm^ siecle, le Roman de Durmart,
se refere au meme nom (Durmart = Dor-Marth), en racontant
la version archaique de 1' Enlevement de Guenievre au royaume
de la mort, aventure reprise par Chretien de Troyes dans son
1. Je prefere respecter le nom anglais du heros, celui-ci n'etant pas vraiment traduisible
par Personne. Le mot frangais Personne n'est en effet pas negatif, et de plus, provient du
latin personna, « masque de theatre », ce qui ajoute une confusion supplementaire. Res-
tons-en a No-Man, qui est le latin Nemo (et qu'on pourrait rendre seulement par Ne...
Personne) et signalons que le mot Dud, que I'auteur dit avoir ete choisi par son heros,
provient d'un terme celtique voulant dire « quelqu'un » et ayant donne le breton tud
(les « gens », au pluriel).
2. On pent lire la traduction frangaise de Peredur dans J. Loth, les Mabinogion, II, pp. 47-
120. Analyse dans J. Markale, I'Epopee celtique en Bretagne, pp. 182-209. Commentaire
dans J. Markale, la Femme Celte, pp. 248-292).
258
Lancelot. Le mythe celtique est la, bien present. Car en plus,
Dud No-Man, apres avoir evoque les ombres jumelees — et
confondues — de sa mere et de sa femme, s'en va sur leur tombe,
au cimetiere de Dorchester, c'est-a-dire efFectivement au Royaume
de la Mort.
Alors, dans le cimetiere, comme c'est le Jour des Morts, comme
c'est la Grande Fete de Samain, epoque ou le monde des Morts est
ouvert au monde des Vivants, Dud No-Man va rencontrer une
femme, qui sera le substitut de la Mere. Ainsi Peredur commen-
gait sa longue quete dans une tente dans laquelle se trouvait
une pucelle, premier element de la chaine initiatique qui allait
le mener vers le Chateau des Merveilles. Et cette femme, Nancy
Quirm, va lui faire connaitre toute une serie de personnes
etranges, particulierement desjilles. No-Man aura ainsi des rap-
ports de complicite trouble avec la jeune artiste Thuella, qui
ressemble bien a la Messagere du Graal, et achetera htteralement
a un couple de comediens ambulants (curieuse replique des
Thenardier!) la jeune ecuyere Wizzie, nymphette ambigue
comme les aime Powys, pour en faire sa concubine (au sens propre
du mot et rien de plus) . Et surtout, Nancy Quirm lui fait connaitre
son mari Enoch, lequel se fait appeler Uryen et passe son temps
a des recherches autant esoteriques qu'archeologiques dans
I'ombre de Maiden Castle dont il se plait a evoquer les multiples
fantomes.
Et le temps passe. Au cours de cette quete immobile, Dud No-
Man connait Wizzie plus intimement que si ses rapports avec elle
etaient « normaux ». II en arrive a decouvrir le vrai visage de
celle qu'il prenait pour une simple nymphette. Car Wizzie est
mere d'une petite fille que Dud a le desir d'adopter. Alors on ne
salt plus tres bien qui des deux I'attire, la jeune mere ou la petite
fille. A moins que ce ne soit le double visage d'une meme realite :
la femme-enfant, derniere incarnation de la deesse Carridwen
(ou Keridwen) dont I'ombre plane sur toute Faction du roman.
Comme Peredur-Perceval, qui ignore son propre nom jusqu'a ce
qu'il soit temoin d'une scene mysterieuse dans le Chateau des
Merveilles, Dud No-Man, inexistant depuis son enfance, ano-
nyme, enfant sans pere, revele peu a pen par le contact de Wizzie
I'initiatrice, Dud No-Man va decouvrir son pere, savoir enfin
d'ou il vient et qui il est. La realite le de^oit peut-etre parce qu'il
ne comprend pas le message, comme Peredur-Perceval qui
s'eloigne du Chateau des Merveilles sans avoir pose la question
qui I'aurait fait roi, qui aurait fait de lui I'etre complet qu'il n'est
pas. Dud No-Man revolt des mains d'Uryen Quirm un etrange
cadeau enveloppe dans un vieux journal : I'autre tete, I'autre
Dor-Marth. Et tout se passe comme dans Peredur oil le heros
apergoit, au cours d'une etrange ceremonie, une tete d'homme
259
coupee et baignant dans son sang sur un plateau tenu par deux
jeunes fiUes. C'est cela le Graal primitif celtique. Powys I'a fort
bien compris. Dud No-Man, a partir de cet instant, salt qu'Uryen
est son pere. Mais il ne dit rien. Et la veritable initiation, il I'aura
plus tard, lorsqu'Uryen prendra la parole dans le site de Maiden
Castle, lui devoilant la verite en meme temps que sa poitrine
sur laquelle est tatoue le sceau d'Uryen, la marque du Corheau,
aVec une reference que Ton ne pent comprendre si Ton ne pos-
sede pas les rudiments de la mythologie celtique vue a travers
les textes litteraires gallois du Moyen Age.
En eflFet, le personnage composite d'Uryen (qui est le Sylvanus
des Sables de la Mer, le Myrddin Wyllt de Porius) ne pent etre
compris que par son contexte archaique. Uryen est le pere
d'Owein, le heros de la fontaine de Barenton, le vainqueur de
I'epreuve de I'eau. Owein est aussi Mabon, le Jeune Fils, c'est-a-
dire le Jeune Soleil, fils de la deesse Modron ( = Mere) . Modron
(devenue Morgane chez Thomas Malory) est bien I'epouse
d'Uryen. EUe est I'image de la Deesse-Mere. EUe est la Deesse
aux Oiseaux telle qu'elle est representee sur le fameux Chaudron
de Gundestrup, conserve au Musee de Copenhague. EUe pent se
transformer en Oiseau, particulierement en Corbeau. Les textes
gallois ou inspires par eux, font mention d'une troupe de cor-
beaux qui donne la victoire a Uryen et a son fils Owein^. II est
done normal que I'Uryen de Powys porte cette marque sur sa
poitrine, puisqu'il pretend etre la reincarnation d'un de ces heros
de I'ancien temps. Or, en gallois, corbeau se dit Bran. C'est un
autre personnage mythologique en rapport avec la tete, puisque
dans le recit de la Seconde Branche du Mabinogi, nous voyons
les compagnons de Bran couper la tete de celui-ci qui est blesse
a mort, I'emporter avec eux et la faire presider un etrange « festin
d'immortalite » ou aucun des participants ne souffre de vieillesse,
de chagrin ou de mort^.
On en vient alors, dans le roman, a une merveilleuse scene ou
Powys, qui est avant tout un poete epique, se montre infiniment
meilleur, infiniment plus sur de lui que dans les divagations de
son essai intitule Pair Dadeni ou le Chaudron de Renaissance, public
dans le livre Obstinate Cymric. Certes Powys est plein de bonnes
intentions, mais il appuie ce texte uniquement sur des bribes
philosophiques, astrologiques et esoteriques. Heureusement, il
s'est abreuve au Chaudron de Keridwen dans Maiden Castle, et
cela donne une fiction poetique beaucoup plus forte et finalement
beaucoup plus precise.
Nous retrouvons en efiiet a travers les paroles d'Uryen destinees
1. Voir mon J^opee Celtique en Bretagne, p. l8i et pp. 210-215.
2. Voir mon Epopee Celtique en Bretagne, pp. 51-53. II faut aussi noter que la « Tete de
Corbeau » est un symbole alchimique. Powys, tres verse dans Tesoterisme, ne Tignorait
certainement pas.
260
a son fils (qui ne comprend rien), tout le systeme de pensee
religieuse et metaphysique des anciens Gallois, du moins ceux
du Moyen Age (car je ne dirais pas les anciens Bretons, ni les
anciens Celtes, ni les anciens Aborigenes). Uryen declare qu'il a
appris a lire les vieux livres gallois, qu'il a reussi a retrouver le
secret transmis de generation en generation et lie au culte de la
deesse Keridwen, celle qui possede le Chaudron de Renaissance
et de Connaissance. On sent combien il y a d'elements identiques
entre Uryen et Powys qui pretend etre la reincarnation de Talies-
sin, de ce Taliessin qui a obtenu sa Renaissance et sa Connaissance
Parfaite grace au Chaudron de Keridwen. Et ce que montre
Uryen a son fils, alors que tous deux sont pres de Maiden Castle,
c'est le chemin qui permet d'acceder au Chateau des Merveilles^. La il
trouvera le Grand Secret, a savoir la signification exacte de la
pensee galloise pure, laquelle permettrait au monde de resoudre
ses difficultes et ses antinomies. On voit ainsi que Powys croyait
fermement que le Celtisme pouvait apporter des solutions ine-
dites aux grands bouleversements de la civilisation occidentale
c'est ce qu'il tente de demontrer dans Pair Dadeni). Mais comme
la voix d' Uryen qui se perd dans le vent, la voix de Powys n'a pas
ete entendue de ses contemporains.
Et Dud No-Man interrompt le delire de son pere en lui posant
une question sur le bien et le mal. Tout s'effondre. On en revient
a ce manicheisme qui empeche Fhumanite de faire un pas en
avant. II n'y a pas d'opposition entre le bien et le mal cliez les
Celtes. Powys le salt. Mais le malentendu est la et Powys s'en
rend compte. Esclave de son education classique et judeo-chre-
tienne, I'homme occidental contemporain n'est plus capable de
decouvrir le Grand Secret. L'homme occidental est perdu dans
sa recherche analytique. II ne peut plus recomposer ce qui est
decompose. Tel I'alchimiste qui s'arrete au cours de ses operations
apres avoir decompose les elements de la Materia Prima, parce
qu'il ne salt plus le mode qu'il convient d'employer pour la
conjonction, Powys declare forfait. C'est un constat d'echec. Pour
parler un langage celtique et meme gallois que Powys n'aurait
pas renie, la vision de 1' antique deesse Keridwen apparait dans
route sa plenitude, dans toute sa beaute, dans toute sa perfec-
tion. Mais Dud No-Man ne parvient qu'a decomposer le corps
de la deesse, et il bute sur les seins de celle-ci. A quoi servent-ils ?
II ne le salt plus. II couchera a cote de la deesse, il ne pourra pas
operer la conjonction, le coit, il ne pourra pas remembrer la
deesse. Car si Uryen represente Powys tel qu'il voudrait etre,
prophete, enchanteur, demiurge, Dud No-Man represente Powys
tel qu'il est, impuissant devant le monde qui s'ecroule, incapable
de restituer a I'univers demembre (et par consequent a la divinite
I. Camp retrancM.
261
maternelle demembree) son unite primordiale grace a laquelle.
pourtant, tons les problemes seraient resolus.
Dud No-Man est dans la meme situation que Peredur apres son
premier passage au Chateau des Merveilles. II n'en connait plus
le chemin. II le trouvera cependant grace a la Femme aux Mul-
tiples Visages qui le guidera a travers les forets tenebreuses. Mais
comme Peredur ne comprend pas toujours les messages de la
Femme, Dud No-Man ne salt pas ou se trouve « I'entree ouverte
au palais ferme de la Reine », aussi bien sur le plan sexuel que sur
le plan metaphysique ou religieux. II va perdre Wizzie. EUe esi
devenue inutile. EUe a donne tout ce qu'elle pouvait donner.
c'est-a-dire une presence fantomatique, un fantome d'odeur pour
reprendre une expression du roman de Powys. Et puis Uryen \a
mourir. II est devenu inutile, lui aussi. II a transmis le message a
son fils. II meurt. Ou plutot il va rejoindre les autres fantomes de
Maiden Castle. Peut-etre plus tard va-t-il se reincarner dans un
autre personnage?
C'est ainsi que Dud No-Man, le Jour des Morts suivant, se
retrouve dans le cimetiere, la ou il a commence sa quete. Sa quete
a-t-elle ete un echec? Pas completement. Au fond de la nuit, des
lueurs apparaissent. Mais on sait que la fete de Samain permet la
communication entre les deux mondes. II pent done recommencer
comme Peredur a recommence jusqu'a decouvrir I'entree du
Chateau des Merveilles. Mais maintenant, et c'est pour cela que
la conclusion de Maiden Castle est quand meme optimiste, Dud
No-Man n'est plus seul : il y a avec lui celle qui I'a deja guide
un an auparavant et qui ne le quittera plus : la veuve d'Uryen,
la femme de son pere, c'est-a-dire la mother-fosterer, la mere
adoptive, celle qui, sublimation de la premiere mere, sera sa mere
nourriciere, celle qui lui apportera sa seconde naissance. EUe sera
sa Keridwen, sa Modron, eUe sera sa deesse-mere. Et la quete
de I'anonyme personnage pourra peut-etre recommencer. C'est
du moins ce que J. C. Powys semble souhaiter a son lecteur.
Ainsi Maiden Castle est probablement celui des ouvrages de Powys
qui va le plus loin dans le sens celtique ou gaUois. II ne suffit pas
de se dire gaUois pour I'etre. II ne suffit pas de citer des noms
gaUois pour « faire gaUois ». Powys s'est souvent mepris sur la
direction qu'il devait prendre, parce que le malentendu est grand
entre les cultures qui lui ont servi de base et surtout entre les
influences diverses qui se manifestent en lui. Si Porius etait une
tentative pour restituer I'antique pensee galloise, c'est dans des
romans plus neutres, plus transposes, moins marques par le
folklore ou par la mythologie, qu'U parvient a exprimer la pensee
galloise.
Et la il parvient au genie. Non pas dans tout, mais dans quelques
episodes. Le reste est certainement discutable, tout au moins
262
dans I'optique celtique qui a ete la notre au cours de cette breve
exploration de Powys. Mais apres tout, lorsque Taliessin boit
les trois gouttes du Chaudron de Keridwen et acquiert ainsi a la
fois la Nouvelle Naissance et la Connaissance parfaite, ce qui
reste dans le Chaudron est empoisonne. Trois gouttes dans
I'oeuvre immense de John Cowper Powys, c'est peut-etre bien
suffisant pour se prouver que Ton est en presence d'un ecrivain
genial et qui a senti que la civilisation occidentale mourrait si
elle ne se regenerait pas a la source celtique, cette fontaine oii
Merlin se desalterait lorsqu'il vit surgir des tenebres de la forSt
de Broceliande la radieuse silhouette de Viviane, la Dame du
Lac, celle qui etanche la Soif des insatiables.
Bieuzy-Lanvaux/ Paris £,te 1972
JEAN MARKALE
263
V
DITHYRAMBES
La fluidite proteenne de ma nature
est telle que je pouvais me livrer a
Fauteur que j'analysais au point de
me changer en lui.
Autobiographie, 473.
LE MIME ET LE SCRIBE
Pour Powys, pendant plus de quinze ans, I'ecriture a fait un grand
detour par la parole. Entre 1899 et 19 14, de 27 a 42 ans, a I'age
qui est pour d'autres celui de raccomplissement, il garde en tant
que createur un silence total, silence pendant lequel il ne cesse de
parler. Mais cette parole ne vise pas encore des lecteurs, seulement
un auditoire chaque fois different. Nul doute que ce changement
perpetuel, outre un moyen de gagner sa vie en se laissant aller a
un de ses instincts dominants, devint une sorte de drogue pen a
peu indispensable. II n'avait public auparavant que deux volumes
de poemes, assez impersonnels, quand en 1914 c'est soudain une
floraison enrichie d' avoir ete retardee, qui produit alors en moins
de trois ans neuf livres, dont deux volumineuxi. S'il public cet
ensemble impressionnant de pres de deux mille cinq cents pages
avec une pareille hate, c'est parce qu'a travers sa longue errance
de conferencier itinerant, qui allait se poursuivre encore vingt ans,
Powys avait trouve, a quarante ans passes, la voix qui lui etait
propre. On s'interroge alors : n'avait-il pas refuse de la laisser
librement parler ? ce silence n'etait-il pas en partie une contrainte ?
A cette seconde naissance, on pent trouver des causes intimes, liees
a sa vie affective d'homme et de fils. II reste que Powys s'est voulu
d'abord homme de paroles, homme de scene, homme de planches.
Voix et porte-voix. Et sans doute a-t-il exerce inlassablement la
sienne pour la decouvrir. Le vent se reconnait lui-meme aux sons
qu'il eyeille en passant sur les choses ; il a besoin des choses pour se
connaitre. A la solitude apparente de la creation Powys a done
substitue, jusqu'a s'en etre rendu parfaitement maitre, le double
corps a corps de ses divagations orales : corps a corps avec le
pubhc, comme le fait un acteur, et deja avec soi-meme, comme
souhaite le faire I'auteur virtuel en lui. Auteur-acteur, mime de
ses sentiments, de ses croyances et de ses doutes, de ses indiffe-
rences et de ses coleres, il est done en exil de lui-meme dans cette
Amerique devorante aux etapes interchangeables, qui parle sa
langue, applaudit ses discours et ignore son ame. Le paysage de
ses songes, la terre de ses hantises, est son pays natal, mais le poete
qui pourrait le ressusciter, dans le vacarme silencieux de ses pas-
sions, se cache pour I'heure sous le clown, qui, au contraire des
clowns d'ordinaire taciturnes, est joyeux de savoir qu'il n'est pas
seulement celui que les autres voient. Je suis essentiellement et par
nature un melange de clown ne et de conteur ne ; cela est apparu de fagon
evidente a Charlie Chaplin lors de notre rencontre, et il m'a appris certaines
I. Voir la Bibliographie, Granit, p. 462.
266
choses dans cet art de meler la downerie, l' eloquence et le drame^. En fait
I'accueillante et credule Amerique a permis par certains cotes a
Powys de s'abandonner deliberement a sa pente naturelle, une
franchise sans arriere-pensee, un egotisme forcene mais a la fois
merveilleusement attentif a autrui, I'amour de la parade mele au
gout du defi social : Je me trouvais dans un pays qui convenait entre tons
a ma nature de sorcier guerisseur et, ainsi que mon cher Louis'^ le constatait
d'un air peine etplaintif, «j'aimais ga »*. Ainsi le « charlatan » Powys
a pu donner hbre cours a son besoin natif d'etonner, de briller,
mais comme il I'a observe lui-meme avec sa lucidite rarement en
defaut, I'honnetete fonciere de son charlatanisme venait de ce qu'il
pouvait cabrioler tant et plus sans rien perdre de son integrite*.
II y a une continuite totale entre le Powys touche-a-tout, preste et
paradoxal des conferences, apparemment extraverti, et le Powys
lent, d'abord un peu applique, quasiment maladroit, des premiers
romans, qui parait ne pas quitter du regard le domaine hante du
dedans. L'un et I'autre ont le meme dedain pour I'avarice du
temps, la meme surabondance naturelle — discoureurs impeni-
tents pour qui une redite n'est pas plus qu'une virgule; surtout ils
partagent ce meme sentiment d'etre en dehors des normes, et bien
plus du cote des minorites, religieuses, raciales, sociales, des « hors-
la-loi » au sens le plus large du mot; ce sont les Juifs, les Catholiques
et les Communistes qui constituent, dans des pubUcs meles, ses vrais
amis — ce qui I'amene a fuir de plus en plus les faux-semblants
pour se livrer a une recherche frenetique, et meme un peu voyante,
de la verite : C'etait parce que mes meilleurs auditoires se composaient
de gens du peuple quej'etais entraine a mepriser de plus en plus les conven-
tions qui regissent ordinairement I 'art du conferencier . Devant ces gens,je
mettais mon cosur en pieces. Pour euxj'extirpais mes fibres les plus sensibles
avec mes propres ongles, et m'en servais pour tracer dans I' air vibrant des
signes ensanglantes^. Chez Powys, le masque n' attend que d'etre
arrache, et peu importe si le visage enfin nu a encore une ressem-
blance mythologique — Dionysos, Tiresias ou Chalcas, demi-dieu
blesse ou devin sans age — qui pent sembler un nouveau masque ;
de role en role et de verite en verite, un homme explore la diversite
insensee des possibles et la confusion des epoques, puisqu'au coeur
du pays le plus « moderne » du xx^ siecle, il y a place pour quel-
qu'un qui salt echapper si radicalement au temps : Devant les
auditeurs du quartier est de New York, mes seances oratoires cessaient
d' avoir le moindre rapport avec des conferences ordinaires. Quandj'avais
1. Lettre a Nicholas Ross du 24 septembre 1955. Letters to Nicholas Ross, Bertram Rota,
197I: P- 129.
2. Louis Wilkinson (Louis Marlow).
3. Autobiographie, p. 414.
4. id., p. 415.
5. id., p. 411.
267
affaire a ces Juifs extremement nerveux et d'une grande finesse intellec-
tuelle,je n' avals plus besoin de me contenir etje me laissais aller comple-
tement,jusqu'au bout! Je devenais une sorte de Dionysos dechire et pourtant
mystiquement sensuel — un Dionysos de la 14® Rue^.
Ainsi ce grand expert en I'art des metamorphoses laissait presager
celui qui, choisissant quarante ans plus tard Merlin ou Taliessin
pour personnages et porte-paroles au visage multiple, allait donner
une legon grandiose d'explosion volontaire de la personnalite. Et
que faisait deja I'orateur, avec une complaisance totale, sinon se
quitter, se livrer a la fascination d'autrui pour a la fois ie devorer
et etre devore par lui? Ses improvisations, soigneusement medi-
tees, ne pouvaient prendre pour sujets — oui, pour sujets de cette
etrange royaute vampirique — que des genies, sans quoi I'etreinte
animiste que recherchait Powys eut ete decevante, et precaire
I'ivresse qu'elle lui donnait : Au cours de toutes ces conferences ■ — • qui
etaient beaucoup plus que des conferences, — je me mettais dans un tel e'tat
que je devenais le personnage que j'analysais. Ma receptivite etait a
tel point celle d'une jeune fille que, tout comme les heroines de Wordsworth
se donnent aux elements, je me donnais a l' esprit de Vhomme de genie dont
j'avais a parler. C etait avec un emoi quasi erotique, comme sije m'etais
lance dans une perverse histoire d' amour, que je me glissais dans la sensi-
bilite de Dickens ou de Paul Verlaine, de Henry James ou de Dostoiewski,
de Keats ou de Blake !^ On voit le mime I'emporter meme entiere-
ment sur I'orateur, une fois oia, cessant tout a coup d'interpreter I'ceuvre
de son auteur — c' etait, ce soir-ld, Gorki — avec des paroles, il se met, tel
Thaumaste dans Rabelais, a le fair e par gestes, de tout son corps'^. Cette
dynamique exaltee le conduisit a « interpreter » de la sorte non
seulement les ecrivains mais jusqu'a leurs personnages, et a « deve-
nir » en scene le Prince Muichkine plus souvent encore que Dos-
toiewski. Que ces therapeutiques de transfert aient meduse I'assis-
tance, on le con^oit, mais on doute que celle-ci ait toujours decele
le but secret de ce penseur qui se faisait acteur : une transmigration
de son dme qui finissait par f aire de lui un demon qui vaposseder quelqu'un^.
Posseder, ravir, saisir, sous I'ecorce de Muichkine ou de Lear, une
essence primordiale qu'il manquait a son etre d'avoir encore
connue. Deja se dessine I'indetermination qui sera celle des per-
sonnages de ses fictions, personnages moins definis ou meme
indefinissables que constamment « envahis », « submerges »,
happes par une force passagere qui s'empare d'eux et les quitte
sans raison, en une deroute perpetuelle de la ressemblance. Ce que
voulait Powys sur I'estrade, c'est etre un captureur des essen-
ces : Mes conferences consistaient en somme — mais qu'ils etaient rares
ceux qui avaient la finesse de s 'en aviser ■ — a capter a travers les contorsions,
les bonds, les pas trainants, les pirouettes et courbettes d'un seul personnage
I. Autobiographic, p. 411.
2 id., p. 412.
268
humain tel ou tel effluve tragi-comique de la conscience planetaire^ . Lors-
qu'il ecrira ses essais, si peu « critiques » et si fideles a son art de
Vanalyse dithyrambique, Powys ne fera que poursuivre cette quete
des imponderables.
II
Ce n'est pas un hasard si, dans 1' avalanche de parutions des annees
19 1 5-19 1 7, trois livres de Powys ont trait uniquement a I'oeuvre
d'autrui. Si le dernier, Les cent meilleurs livres, n'est qu'une sorte de
recensement commente, deux d'entre eux, Visions and Revisions et
Suspended Judgments, possedent presque mieux que les deux pre-
miers romans cette houle puissante, cette explosion de la rhetori-
que dans le lyrisme, un lyrisme tout en montees incantatoires vers
des apaisements et des extases. Et Ton pent dire que ces deux livres
contiennent quelques-unes des pages les plus belles qu'il ecrira
jamais. L'itineraire de Powys ecrivain — ce qui n'est guere visible
encore dans I'etat de I'edition frangaise de son oeuvre — a com-
mence par une reconnaissance chez autrui de ce qu'il aimait ou
de ce qui I'inquietait, de ce qui I'obsedait surtout; de la le desir
de mettre lui-meme a jour ses preferences et ses hantises. Culte
de cette coincidence qui apparente certaines de nos reveries les
plus intimes a celles que nous confient les poetes, predominance
accordee aux details par lesquels une oeuvre nous parle et habite
notre memoire, se melent chez lui a un amour des idees, des joutes
intellectuelles, des syntheses et des comparaisons qui risquent par-
fois de paraitre incertaines ou nuageuses, car Powys savait prendre
le droit d'etre bavard. Mais peu importe : pour lui I'oeuvre d'au-
trui est chose vivante, integree a sa vie, et dont il se nourrit chaque
jour. On sent que ses incertitudes ou ses douleurs d'homme ont
pris bien souvent la lecture pour remede, et que ce n'etait pas
alors un « ecrivain » qui lisait : J'avoue qu'il me parait une chose
merveilleuse, un miracle perpetuel, que nous puissions, tous autant que nous
sommes, nous approprier, a chaque moment particulierement penible ou
inquietant de notre vie, I' esprit de tel ou tel grand poete ou prosateur et
I'utiliser comme un soutien, comme un refuge, comme une inspiration^.
Quels ecrivains etaient pour lui les intercesseurs entre tous, dans
quels univers aimait-il a se projeter? D'abord, dans celui de la
poesie : d'Homere a Whitman, les grands poetes ont offert a
Powys I'asile d'un monde clos ou le chant demesure est a la mesure
de son attente. Powys n'aimait pas les courts poemes^ ou un seul
instant de vision s'est cristaUise, il lui faut I'etendue et I'ampleur
1. Autobiographie, p. 475.
2. Visions and Revisions, p. vii.
3. Voir Lettre a Louis Wilkinson, Granit, p. 338.
269
(le Lycidas de Milton est a ses yeux le plus beau poeme de la langue
anglaise). Plus tard, a I'epoque d'Homere et VMer, c'est le rea-
hsme quotidien de I'lliade qui lui paraitra le plus precieux, mai^
parce qu'il est contenu dans une epopee mythique oia, a la faveur
du recit, les dieux se melent aux hommes. Tout comme Powys
aime, par le truchement d'une fantasmagorie, meler les regnes ■
les insectes parlent dans Atlantis, et jusqu'a un couple de plumes
dans Les montagnes de la lune.
Les romanciers aussi I'attirent qui ont un monde bien a eux
^Yl"^^^^^^^^^^^ ^ec^nnaissable, ou se perdre, un monde aussi
deliberement personnel et inimitable que celui de Powys lui-
meme : Rabelais, Dostoiewski, Dickens, Conrad, Proust, Joyce.
A dire vrai, il ne s'interesse qu'aux genies, mais c'est par besoin
profond, par empathie instinctive avec ce qui est immense. II ne
partage d'aiUeurs aucun des prejuges de son temps, et salt decou-
vrir la grandeur d'une oeuvre meme si celle-ci n'est pas universel-
lement reconnue : a preuve, I'hommage proprement « dithyram-
bique » qu'il rend a Dorothy Richardson^ avant meme que la
parution du Pelerinage fut achevee.
Si la curiosite inlassable de Powys ne connait pas de hmites, et
s il ht Finnegans Wake sans se laisser arreter par aucune diffi-
culte, et du meme coeur que le Mabinogion, il considere toujoufv
une oeuvre comme un tout acheve et jamais ne s'interroge k
1 mstar de tant de critiques, sur « I'avenir de la litterature >>..
Dommique Aury me disait un jour que le massif des essais litte-
rairesde Powys formait un ensemble insoup^onne, qui n'avaii
d equivalent en ce siecle, pour la langue anglaise, que la serie de^
Common Readers de Virginia Woolf. Ce sont la en effet deux oeuvre^
« critiques » majeures (avec pour difference precisement le souci
Chez Virginia Woolf d'annoncer le « roman de I'avenir ») qui
n'existent que portees par une sensibilite de createurs constam-
ment a I'affut. Nul doute que I'on s'avisera de leur fraicheur
lorsque, lasse d'une critique reductrice et punitive de lourd^
pensums et de naifs rebus, le lecteur altere voudra retrouver une
critique spontanee, hbre, poetique.
Celle qui, par exemple, au lieu de vouloir prendre I'auteur en fla-
grant debt de contradiction intime, comme s'y efforcent tant de
contemporains, cherche a depasser et oublier ce qu'il y a d'appa-
remment inconcihable en chaque etre, dans la primaute sar^
reserve accordee a imagination. C'est la presence, I'usage de
1 imagination, en ce qu'elle a d'impersonnel et de bientot mythi-
que qui comble davantage Powys, et I'exalte au point de nous
confier : Le monde est un jeu sinistre, et nous avons parfois besoin du
courage de Lucifer lui-meme pour repousser nos ennemis. Mais dans le chacs
de tout, lafohe et lafurie, au moins tenons-nous ferme a cette noble fill:
I . Ce texte admirable a ete traduit par Pierre Leyris. Voir Bibliographie, p. 467.
270
des dieux que les hommes appellent Imagination. Si elk nous aide, nous
pouvons nous consoler de bien des pertes, de bien des defaites. Car la vie
de I' Imagination coule vite, coule profond, et sonjlotpeut nous porter sur
des rivages dont nous n'avons pas mime rive, oil les enfants du caprice
et les enfants de V ironic menent leur danse — sans se soucier des theories
ni des raisons^.
Pour Powys rimagination n'est pas seulement depaysante, elle est
la chimie qui permet de meler des realites eloignees en apparence,
celle de I'oeuvre, issue mais protegee de la vie, et celle du lecteur,
prisonnier mais momentanement echappe de la vie. Le role de
I'essayiste est alors de creer entre elles une nouvelle parente, une
harmonie presque therapeutique ; il devient une sorte de rebou-
teux des ames : Je voudrais me decouvrir si bien maitre-abstracteur de la
quintessence des rapports entre les livres et la realite que les lecteurs solitaires
puissent se rendre compte que je n 'ignore rien des drames de leur existence
quand ils ont recours, pour penetrer la vie spirituelle ou la ruse planetaire, a
I'ame de Dostoiewski, ou de Dante, ou d' Homere, ou de Shakespeare, ou
de Walt Whitman ! ^
Powys poursuit les investigations qui seront celles de ses romans,
a travers cette veritable oeuvre parallele, dans une meme maniere
de celebrer la permanence de la memoire, la vie autonome de
I'inanime, et la lente reconciliation, toujours incertaine, d'un etre
singulier avec le monde qui I'entoure. II veut surtoutnous donner
a partager quelques visions, quelques illuminations subreptices
qu'il nous revient de rendre durables. Jamais il n'octroie a cet
intermediaire du genie qu'est I'essayiste plus de pouvoir qu'il n'en
a : Certains grands ecrivains font que les critiques se sentent comme des
enfants qui apres avoir ramasse des debris epars et des coquilles brisees au
bord des vagues de la mer, rentrent a la maison pour montrer a leurs cama-
rades « a quoi ressemble la mer »^. Mais de ses propres randonnees sur
les rivages du genie, cet « enfant » enthousiaste ramenait des
« debris » et des « coquilles » dont on pouvait augurer ce que
seraient ses propres parcours en haute mer.
FRAN 901s XAVIER JAUJARD
1. Visions and Revisions, p. 220.
2. Les Plaisirs de la Litterature, p. 2. Traduit par Dominique Aury, N.R.F., 233,
mai 1972, p. 51.
3. Visions and Revisions, p. 29.
271
WILLIAM BLAKE
A la fin de presque chaque tour d'horizon des preoccupations
intellectuelles et esthetiques qui sont les notres aujourd'hui,
toujours apparait I'etrange et mysterieuse figure de William
Blake.
Le genie de cet homme a du etre d'un genre unique; car, tandis
que des ecrivains comme Wordsworth et Byron semblent a
present s'etre raidis sous la forme de statues pleines de la dignite
d'une preeminence veneree, lui — le contemporain de William
Cowper — exerce aujourd'hui, au milieu de la seconde decennie
du vingtieme siecle, une influence aussi fi"aiche, aussi vivante,
aussi organique, aussi palpable que celle d'autres auteurs dont
la voix vient de s'eteindre dans le silence.
Ceux de ses ouvrages que Ton appelle Livres Prophetiques sont
peut-etre obscurs et arbitraires dans leur mythologie fantastique.
Je laisserai 1' interpretation de ces oeuvres a ceux qui sont plus
verses que moi dans les sciences occultes, qui ne m'importent
guere ici; mais un prophete, dans le sens le plus vrai de ce noble
mot, Blake I'etait certainement — et pour le prouver point n'est
besoin de toucher a ces oracles apocalyptiques.
Ecrivant au moment oii Cowper composait des hymnes evan-
geliques sous I'influence du Reverend Dr. Newton, et pendant
que Burns celebrait sa Highland Mary, Blake ^devance beaucoup
des pensees les plus profondes de Nietzche, et ouvre les croisees
magiques et enchantees sur ces mers perilleuses et feeriques ou
voyageront Verlaine et Hauptmann, Maeterlinck et Mallarme.
Quand on considere le fait qu'il etait deja en train d'ecrire des
poemes et de graver des dessins avant la fin du dix-huitieme
siecle et avant la naissance d'Edgar Allan Poe, on est presque
pris de vertige en decouvrant combien, pas seulement en littera-
ture mais aussi en art, son genie stupefiant domine notre gout
272
lillliiiillllllilllilll
moderne. On pourrait presque croire que chacun des poetes et des
peintres de notre epoque — tous ces imagistes, post-impression-
nistes, symbolistes, et le reste — n'ont rien fait d' autre durant leurs
annees d'apprentissage que de mediter sur I'oeuvre de Blake.
Meme dans la musique, meme dans la danse — certainement
dans la danse symbolique d' Isadora Duncan — , meme dans les
decors de scene de nos Petits Theatres, on retrouve des traces
de I'elan mystique qu'il a mis en mouvement, et les traits austeres,
ni classiques ni medievaux a vrai dire, mais participant de la
nature des deux, de ses grandioses evocations.
Bien sur, on ne pourrait pas vraiment supposer que tous ces
hommes — tous les artistes les plus imaginatifs et les plus interes-
sants d'aujourd'hui — se sont deliberement soumis a I'infiuence
de William Blake. La fagon la plus rationnelle d'expliquer cette
extraordinaire ressemblance est de concevoir que Blake, par
quelque inspiration premonitoire de 1' esprit universel meditant
sur les choses a venir, a prevu, a une epoque dont la sensibilite
etait plus etrangere a la notre que 1' epoque d'Apulee ou de
Saint Anselme, le corps et le sang memes des reves qui allaient
dominer la terre.
Quand on considere qu'entre 1' epoque de Blake et celle oii nous
vivons ne s'etendent pas moins de trois grandes periodes de
sensibilite intellectuelle, la chose devient presque aussi etrange
qu'une de ses propres visions.
L'epoque de Sir Walter Scott et de Jane Austen, de Wordsworth
et de Byron, suivit immediatement la sienne. Puis nous avons
la periode de Thackeray et de Tennyson, et des grands ecrivains
victoriens. Et finalement, a la fin du dix-neuvieme siecle, nous
avons l'epoque ou dominent, en art, Aubrey Beardsley, et en
Utterature, Swinburne et Oscar Wilde.
De nos jours — en cette epoque ou Wilde lui-meme semble
passer un pen de mode — nous voici en train de retourner
a Wilham Blake, et de decouvrir qu'il s'harmonise plus totale-
ment avec les instincts les plus secrets de notre ame que n'importe
lequel des genies que nous pourrions nommer parmi ceux qui
travaillent au milieu de nous. C'est comme si, pour trouver
notre expression la plus complete. Fame passionnee et mystique
de notre epoque materialiste se trouvait ramenee vers un auteur
qui vivait un siecle auparavant. Un tel phenomene n'est certaine-
ment pas inconnu dans I'histoire du pelerinage de 1' esprit humain;
mais il ne s'est jamais presente sous une forme aussi accentuee
que dans le cas de cet extraordinaire personnage.
Dans les premiers ages du monde, il en serait resulte sans doute
quelque bizarre deification du prophete clairvoyant. WiUiam
Blake serait devenu un mythe, une legende, un avatar de I'fitre
divin, un Bouddha, un Zoroastre, un Dionysos errant. Au
273
lieu de quoi, nous sommes contraints de 'nous limiter au plaisir
fascinant d'observer, dans des cas individuels, telle ou telle ame
moderne touchee en ses plus belles ouvertures lorsqu'elle rencontre
pour la premiere fois, comme cela pent arriver souvent, cette
incarnation seculaire de ses reveries les plus fuyantes.
Moi-meme, qui jette maintenant sur le papier ces notes frag-
mentaires a son sujet, j'ai eu le privilege une fois d'etre temoin
de rillumination — je ne peux I'appeler d'aucun autre nom —
produite sur 1' esprit du plus grand romancier americain, et le
plus incorrigiblement realiste, par une rencontre fortuite avec
les Chants d Innocence.
L'une des caracteristiques les plus evidentes de notre epoque est
son culte des enfants. Sur ce point — dans la passion de ce culle —
rious nous separons a la fois de nos ancetres medievaux, qui
limitaient leur devotion a I'enfant divin, et des epoques clas-
siques, qui laissaient les enfants completement dans I'ombre.
Quandje devins m homme, dit I'apotre, > laissai de cote les choses de
Venfance; et cet abandon des choses de Venfance a toujours ete un trait
particulier du caractere et de 1' attitude des protestants ortho-
doxes, pour qui ces autres paroles bibliques, prononcees par
quelqu'un de plus grand que Saint Paul, et qui incitent a devenir
pareils ^ a des petits enfants, doivent paraitre une sorte de pieuse
rhetorique.
Quand on considere combien ce fardeau trois fois maudit du
puritanisme protestant, la plus odieuse et inhumaine de toutes
les superstitions perverties qui ont assombri I'histoire humaine,
superstition qui, bien que mourant lentement, n'est pas encore,
grace a son utilisation sinistre comme une base pour les affaires,
completement morte — combien ce puritanisme, depuis qu'il
s'est fraye un chemin en Ecosse et a Geneve, a livre une guerre
sans merci contre tons les instincts de I'enfance en nous et a
opprime avec une indicible tristesse les vies de generations
d'enfants, — il faut regarder comme un des plus heureux signes
des temps le fait que la double renaissance de la foi catholique
et de la liberte paienne, aujourd'hui largement repandues parmi
nous, ait enfin ramene V Enfant a la Maison dans la claire lumiere
d'une appreciation presque religieuse.
Que Ton me comprenne bien, cependant. Ce serait une erreur
grave et risible que d'associer le culte de I'enfant qui traverse
comme un rayon d'etoile toute I'oeuvre de William Blake, avec
f attitude quelque peu forcee et extravagante d' adoration de
I'enfant qui inspire une poesie comme Amour sur les genoux de
Diane de Francis Thompson, et qui donne un air ridicule et
affecte a tant de nos petits eux-memes. L' enfant de I'imagination
de Blake est I'enfant immortel et eternel que Ton pent trouver
dans le coeur de tout homme et de toute femme. C'est I'enfant
274
I'lilll
dont parle Nietzsche lui-meme dans quelques-uns de ses plus
beaux passages — I'enfant qui viendra tout a la fin, quand les
jours du Chameau et les jours du Lion seront revolus, et qui
va inaugurer le commencement du Grand Midi.
Et la les yeux mugeoyants du lion
Verseront des pleurs d'or
Et il aura pitie des tendres plaintes
Et il rodera autour du troupeau,
Disant : « Par lafaiblesse de cet enfant, la haine
Et par sa sante, la maladie
Sont vaincues et chassees
De notrejour immortel. »
II fait usage courageusement et librement, et avec une conviction
bien plus authentique que beaucoup de croyants orthodoxes,
de la figure et de I'idee du Christ; bien sur, ce n'est pas exacte-
ment vers le Christ que nous connaissons dans la foi cathohque
traditionnelle que, dans son association avec cette image de
I'homme-enfant, 1' esprit de Blake ne cesse de se tourner.
\vec un noble blaspheme — plus cher a Dieu, on pent I'esperer,
que la mentahte d'esclaves de bien des pietistes evangehques —
il traite la legende chretienne avec la meme liberte dont les
Grecs usaient dans leurs rapports avec les dieux de la Nature.
La figure du Christ devient sous ses mains, comme nousle sen-
tons parfois sous la main des grands peintres de la Renaissance,
un dieu parmi d'autres dieux; une puissance parmi d autres
puissances, mais possedee d'un secret arrache aux profondeurs
cachees de I'univers, et qui est destine a vamcre a la fin. Blake
5-ecarte tellement des barrieres du respect traditionnel que
nous le voyons associer courageusement son Christ — cet homme-
enfant qui doit racheter le genre humain — avec un temperament
tout a fait a I'oppose de I'ascetisme.
Ce qui rend sa philosophic si interessante et si origmale, c est
le fait qu'il libere entierement le phenomene de 1' amour sexuel
de toute notion ou idee de peche ou de honte. L'homme-enfant,
dont le coeur plein de pitie et la tendresse pour les faibles et les
malheureux viennent de I'histoire du Christ, prend presque la
forme d'un Lros paien — I'Eros adulte aux membres gracieux
de la mythologie grecque tardive — quand il est question de
continence, de renoncement ou de chastete ascetique.
Ce que Blake a reellement fait, qu'on le disc en toute reverence,
et loin des oreiUes profanes — c'est enlever I'enfant-Chnst
de son berceau dans I'eghse de ses adorateurs, et I'emporter
-asqu'aux palais de I'Orient, les palais du Soleil, dans les Champs
275
verdqyants et les bosquets heureux de Finnocence arcadienne primi-
tive, oil les pieds des danseurs sont legers sur la rosee du matin,
et oil les enfants de la passion et du plaisir folatrent et s'amusent,
comme ils le faisaient a I'Age d'Or.
Dans cette merveilleuse gravure de lui qui represente les fils de
Dieu criant ensemble dans la joie primordiale de la creation. Ton
a une vision de la grande et noble harmonic qu'il rechcrchait
cntre une chair emancipee et un esprit libre. WiUiam Blake,
dans son innocence adamique du peche, a quelque chose en lui
qui fait penser a Walt Whitman, mais a la difference de Whitman
il prefere utihser la figure du Christ, plutot que quelque vague
ensemble de forces naturelles, pour symboliser les noces triomphales
de I'ame et du corps.
Quelquefois, dans ses etranges poemes, on a I'impression de
Hre les murmures fragmentaires et brises de quelque grand
poete-philosophe de I'antiquite, un Pythagore ou un Empe-
docle : a travers ses oracles gnomiques court le rythme du vent
et des marees, et a ses oreilles la course des etoiles est pleine d'une
immense harmonic.
II semble souvent se servir de la Bible et des usages bibliques
d'une fagon tres proche de celle dont les poetes de I'antiquite
se servaient d'Hesiode et d'Homere : il traite de tels ecrits avec
respect, mais il soumet ce qu'il leur emprunte a des buts nou-
veaux et originaux.
Ecoutez la voix du Barde,
Qui voit le present, le passe et I'avenir,
Dont les oreilles ont entendu
La Sainte Parole
Qui s^avangait parmi les anciens arbres.
Lui qui appelle I'dme dechue
Et pleure dans la rosee du soir
Lui qui pourrait gouverner
Le pole etoile
Et la lumiere tombee, tombee, la ranimer !
Terre, Terre, reviens!
Releve-toi de P her be pleine de rosee!
La Muit est finie
Et le Matin
S'eleve de sa masse endormie.
Me te detourne plus;
Pourquoi veux-tu te detourner?
Le del seme d' etoiles
Le rivage oil bruit Veau
Te sont donnes jusqu'au point du jour.
276
Si I'on me demandait de nommer un ecrivain dont I'oeuvre
apporte a I'esprit, sans aucune addition de rhetorique ou de
simple habilete, I'impact et I'ebranlement meme du pur genie
inspire, je nommerais sans hesiter William Blake. En le lisant,
on est etrangement conscient de la presence d'une grande
puissance jamais explicitee — un immense secret demiur-
gique — se debattant comme un Titan enterre juste sous la
surface de son esprit, et ne trouvant jamais tout a fait son expres-
sion vocale.
Des formes aux limites indecises — des ombres vastes et floues —
comme des reves de mondes oublies et des ombres de mondes
pas encore nes, semblent se mouvoir dans un va-et-vient conti-
nuel au-dessus des eaux songeuses de son esprit. II n'y a peut-
etre pas de poete qui donne une telle impression de force crea-
trice primordiale — force qui heurte aux racines du monde, et
qui pleure et qui rit simplement de plaisir au toucher de cette
etoffe de reve dont la vie est faite. Au-dessus de sa tete, pendant
qu'il rit, pleure et chante, les branches des arbres des fonts de
la nuit s'agitent et bruissent sous les espaces immenses, et, flottant
au-dessus d'elles, les planetes et les etoiles clignent vers lui avec
une amicale et mysterieuse joie.
Nul poete ne donne une impression de plus grande force que
William Blake; et ceci est mis en valeur par la simphcite meme
et le ton enfantin de son style. G'est seulement de la force d'un
lion que pouvait venir une telle douceur pareille au miel. Et
s'il est I'un des plus vigoureux parmi les poetes, il est aussi I'un
des plus heureux.
L'authentique bonheur — le bonheur qui est en meme temps
intellectuel et spontane — est beaucoup plus rare en poesie
qu'on pourrait le supposer. Un tel bonheur n'a pas necessaire-
ment quelque chose a voir avec une philosophic optimiste ou
meme avec la foi en Dieu. II n'a rien a voir du tout avec le
bien-etre physique, c'est-a-dire les sensations purement animales
de manger, de boire et de faire I'amour. G'est une chose qui a
des origines plus mysterieuses et des fins plus profondes que cela.
Ce bonheur pent arriver legerement et partir legerement, mais
le battement de ses ailes contient le rythme de I'eternite, et dans
les pulsations de son sang la profondeur appelle la profondeur.
Comme Blake lui-meme le dit :
Celui qui reduit en esclavage une joie
Detruit vraiment la vie ailee;
Mais celui qui embrasse la joie au vol
Vit dans Vaube de r£ternite.
Puiser aux profondeurs du monde un bonheur comme celui-ci
277
apporte une sensation de calme, de serenite, de repos immortel
et d'extase debordante. C'est Penergie sans trouble qu'Aristote
indique comme le secret de la vie de I'Etre eternel lui-meme.
EUe est au-dela des plaisirs ordinaires du sexe, comme elle est
au-dela de la difference ordinaire entre le bien et le mal. Elle
est humaine et pourtant inhumaine. C'est le bonheur de Leonard
de Vinci, de Spinoza, de Goethe. C'est le bonheur pour lequel
Nietzsche a lutte durant toute sa vie, et a lutte en vain.
On effleure la frange du mystere meme des symboles humains
— des secrets extremes des mots dans leur pouvoir d'exprimer
I'ame d'un ecrivain — quand on essaie d'analyser la simplicite
quasi-enfantine du style de William Blake. Comment se fait-il
qu'il parvienne, avec un vocabulaire si mince et si limite, a
capturer exactement la musique des spheres? Nous avons tous les
memes mots a notre disposition; nous avons tous les memes
rimes ; oii done alors se trouve cet etrange pouvoir qui peut donner
aux syllabes les plus simples une forme si originale et si person-
nelle ?
Quel est le marteau? Quelle est la chaine?
Dans quel fourneau fat forge ton cerveau ?
Quelle est I'enclume? Quelle terrible etreinte
Ose enserrer ses terreurs mortelles?
Precisement parce que les materiaux qu'il emploie sont si
simples et si peu nombreux — et ceci est valable aussi bien pour
son art plastique que pour sa poesie — nous sommes amenes
a nous arreter plus attentivement, et avec une plus grande sur-
prise que dans d'autres cas, devant le mystere primordial de
r expression humaine et sa malleabilite sous I'impact de la person-
nalite. II n'y a probablement jamais eu aucun poete qui ait
exprime ce qu'il voulait dire en se servant d'un nombre de mots
aussi limite, ou de mots si simples et enfantins. C'est comme si
William Blake s'etait reellement transforme lui-meme en une
vivante incarnation de son propre enfant-sauveur virgilien, et
qu'il balbutiait ses oracles a I'humanite par les levres divines d'un
petit enfant.
Et qu'importe? C'est I'unique et la meme Urbs Beata, Callio-
polis, Utopia, la Nouvelle Rome, la Nouvelle Atlantide,
qu'annoncent ces syllabes enfantines, et qui fut proclamee au
son des trompettes par les anges de la Revelation, chantee par
la grande ame du poete de Mantoue, psalmodiee par le Roi
David, ou clamee au-dessus des toits du monde par Walt Whitman.
C'est le meme mystere, le meme espoir pour le genre humain.
Je ne cesserai pas cette lutte mentale
Et men epee ne tombera pas de ma main
278
m
Avant d'avoir bdti Jerusalem
Dans le Pays vert et plaisant de VAngleterre.
L'une des choses les plus curieuses et les plus interessantes dans
I'oeuvre de Blake, c'est la valeur qu'il donne aux larmes. Toutes
ses nobles figures mythologiques, se rassemblant vers apres vers
pour la grande bataille contre la brutalite et le niaterialisme,
arrivent en pleurant pour aider leurs enfants outrages. Dieux et
betes, lions et agneaux, le Christ et Lucifer, les fees et les anges,
tous arrivent en pleurant au combat contre les forces de la stu-
pidite et de la tyrannic.
II semble sous-entendre qu' avoir perdu le pouvoir de verser des
larmes, c'est s'etre deshumanise et s'etre mis a I'ecart des autres.
Une larme est me chose mentale, et ceux qui ont encore le pouvoir
de pleurer n'ont pas tout a fait perdu la cle de la sagesse des dieux
eternels. Ce n'est pas seulement le mysterieux accord predestine
de la rime qui le conduit a associer, poeme apres poeme — jus-
qu'a ce que, pour 1' esprit vulgaire, la repetition en devienne
presque risible — ces larmes'^ symboliques avec le doux sommeil^
qu'elles apportent et qu'elles protegent.
Le poete de 1' enfant voile au coeur du monde est naturellement
un poete du mystere des larmes et du mystere du sommeil. Et
William Blake salt le devenir sans la moindre coloration senti-
mentale. C'est la ou son genie est le plus caracteristique et le
plus admirable. II pent se mettre a psalmodier ses etranges
chants gnomiques sur les larmes et sur le sommeil, sur la grace
des enfants, sur la vie et la mort, sur la merveille de la rosee, des
nuages et de la pluie, et sur les doux petales de fleurs qui s'en
nourrissent, tout cela sans jamais un seul instant tomber dans
le sentimentalisme ou le pathetique.
Durant toute sa vie etrange et turbulente, il fut possede par la
puissance d'une splendide et terrible colere. Ses invectives et
ses vituperations mordent et lacerent I'ennemi comme des fouets
d'acier. II fait sauter et danser les vendeurs et acheteurs qui se
trouvent dans le temple de son Seigneur. II n'avait peur d'aucun
homme vivant, ni d'aucun des dieux veneres par Thomme.
Travaillant de ses propres mains, composant ses poemes, les
illustrant, les gravant, les imprimant, et les reliant dans son
propre ateUer, il etait bien place pour s'amuser de fagon gargan-
tuesque aux depens du vulgaire, aussi bien des grands que des
petits.
II suivit son propre chemin et vecut comme il lui plaisait; il y
avait en lui quelque chose de cette insouciance raffinee, humo-
ristique et imperturbable, qui servit si bien Walt Whitman, et
qui est un boucher tellement plus sage, plus aimable et plus
I. En anglais, weep et sleep.
279
humain pour la liberte d'un artiste que les sarcasmes d'un Whist-
ler ou I'insolence d'un Wilde.
Insoucieux et nonchalant, il voyagea sur la grand-route, et envoya
aux cent mille diables cornus tous les obscurantistes et les oppres-
seurs.
J'ai le privilege de vivre sur la cote sud de I'Angleterre non loin
d_e ce village de Felpham, ou autrefois il contempla, dans ses
visions candides, I'enterrement d'une fee. Get enterrement a
du etre suivi de beaucoup d'autres apres la mort de Blake; car
il n'y a plus de fees a Felpham aujourd'hui. Mais la petite maison
de Blake est toujours la — et tous ceux qui le desirent peuvent
la voir — et les sables du bord de mer sont les sables jaunes,
taches d'ecume blanche et de luisantes algues vertes comme dans
le chant d' Ariel; et sur les rives, au-dessus, croissent des touffes
de tamaris homeriques.
II est surprenant de penser qu'au moment ou le laconique George
Grabbe, le plus severe peintre de la Mature, ecrivait ses apres couplets
dans le metre d' Alexander Pope, et pendant que le Dr. Johnson
frappait toujours les poteaux des rues de Londres en allant
acheter des huitres pour son chat, c'est WiUiam Blake — le
contemporain, en esprit et en imagination, de Nietzsche et de
Whitman — qui a du affirmer le droit de I'artiste (pourquoi ne
pas dire le droit de I'individu, artiste ou non ?) a vivre comme il
lui plait, selon la morale, les manieres, les gouts, les inclinations
et les caprices de sa propre humeur et de sa propre fantaisie
absolues.
Geci se passait il y a plus d'un siecle. Que penserait WiUiam
Blake de notre nouveau monde, ~ lui paraitrait-il ressembler
a sa Jerusalem Nouvelle, faite de la liberte et du bonheur de
I'enfance?
Ce qui donne au genie de WilHam Blake une influence revolu-
tionnaire si salutaire, c'est que, tout en luttant si sauvagement
contra la stupidite du puritanisme, il preserve lui-meme jusqu'a
la fin son ingenuite et sa purete de coeur.
II y a des ecrivains et des philosophes admirables dont I'oeuvre
en faveur de la liberation de I'humanite est rendue moins desin-
teressee par le fait qu'ils combattent pour leurs penchants
personnels plutot que pour le bonheur du monde en general.
On ne saurait en aucun cas dire cela de WiUiam Blake. II serait
difficile d'imaginer une devotion moins egoiste que ceUe qui I'a
inspire sans cesse pour les interets spirituels du genre humain.
Mais U tint pour axiome que les interets spirituels du genre
humain ne peuvent etre vraiment servis que par la Uberte morale
et intellectuelle de I'individu. Et de toute evidence nous avons
dans son oeuvre un exemple de Uberte anarchique et rayonnante.
280
m
Aucun ecrivain ni aucun artiste n'a jamais reussi a exprimer
plus completement la texture et la couleur de ses pensees. Ces
etranges vieillards aux longs cheveux qui reapparaissent si sou-
vent dans ses gravures, comme les vieillards splendides et sauvages
de Walt Whitman, semblent incarner le deroulement et les
gestes memes de son combat avec la terre; tandis que ces jeunes
gens et ces jeunes fiUes aux membres allonges, qui suggerent
presque Le Greco par la forme de leur corps, s'elancent vers le
haut et bondissent vers Fair clair et le ciel bleu immacule, dans
le desir passionne d'une evasion tumultueuse, dans une extase
de resurrection.
II est extraordinaire de remarquer combien, chez Blake, I'emploi
de rimes tres simples, avec la repetition des memes mots a
I'infini, augmente la puissance de sa poesie — cela fait plus que
I'augmenter : c'est le corps de son ame. On approche ici le
mystere meme du style, dans 1' expression poetique, et quelques-
uns de ses plus profonds secrets. Ainsi, par exemple, la meta-
physique dans la sensualite, qui est I'impulsion essentielle du genie
de Remy de Gourmont, s'exprime par de constants echos et
des repetitions liturgiques renouvelees — telles que sa fameuse
fleur hypocrite, fleur du silence — jusqu'a ce que Ton sente que le
refrain en poesie est devenu, dans un sens special, sa note pre-
dominante; et de meme ces rimes qui reviennent constamment
dans I'oeuvre de Blake et arrivent a la fin de vers tres courts,
apportent, mieux que quoi que ce soit d'autre, la qualite inno-
cente et enfantine de I'esprit qui s'y propage. EUes sont enfan-
tines; et pourtant elles n'auraient pu etre ecrites par nul autre
qu'un homme mur, et un homme d'une force et d'un caractere
formidables.
Ce don psychologique est sans aucun doute le meme que celui
que nous rencontrons chez certains artistes tres modernes —
dont I'oeuvre ne parvient qu'a desorienter ceux qui, dans leur
complete incapacite a devenir comme des petits enfants, sont aussi
totalement exclus du royaume de Fart que du royaume des
cieux.
Le charme etrange sous lequel nous maintiennent ces rimes
simples et parfois pueriles devrait pousser les plus fanatiques
partisans du vers libre a modifier leurs idees. Ceux qui, sans
prejuge d'un cote ou de I'autre, sont simplement desireux de
gouter pleinement chacun des plaisirs subtils que peut donner
la technique de Part, ne peuvent s'empecher de trouver dans le
fremissement inattendu produit par ces douces et deficieuses
vibrations de la melodic verbale — ■ comme le tintement d'une
cloche d'or ensevelie profondement sous des eaux bruissantes —
281
une revelation directe de I'ame tendre et forte qui est cachee
derriere, et a la passion secrete de laquelle ces vibrations trouveni
une voix.
Apres tout, c'est sur Timpression finale produite sur nos sens ei
sur notre esprit par un grand artiste, et non pas sur une qualite
particuliere d'une oeuvre d'art particuliere — a moins d'etre
de pedants virtuoses — que nous estimons et jugeons ce que
nous avons gagne. Et ce que nous avons gagne avec William
Blake, on ne saurait trop I'estimer.
Ses poemes semblent s'associer a mille souvenirs evanescenis
des jours ou nous avons ete heureux au-dela des atteintes du
malheur ou de la deception. lis s'associent avec ces extases a la
fois physiques et spirituelles, quand soudain, a I'entree d'une
grande ville peut-etre, ou sur les berges de quelque riviere, nous
nous sommes rappele la longue ligne des vagues qui se brisent.
et les rumeurs et les odeurs de la mer. lis s'associent a ces indes-
criptibles moments de reve, quand, traversant I'herbe humide
des prairies brumeuses et solitaires, depassant le betail endormi
et les grandes ombres des arbres dans la fi-aicheur du petit
matin, nous avons soudain decouvert ces fleurs appelees soucis,
dont chaque petale semblait charge d'un mystere d'une douceur
presque intolerable.
Comme les peintures delicates des premiers siecles de I'art
italien, les poemes de Blake indiquent et suggerent plutot que
d'epuiser completement le sujet ou de rassasier le lecteur. On
n'est jamais opprime par une trop lourde charge de beaute
naturelle. Un seul arbre contre le ciel — une seule ombre sur
le sentier — un seul petale tombe sur I'herbe; et e'en est assez
pour nous transporter a ces champs de lumiere et aux chambres
du soleil ou la danse mystique de la creation continue toujours;
e'en est assez pour nous conduire aux pelouses silencieuses et
humides de rosee ou le Seigneur Dieu marche dans le jardin
parmi lafratcheur dujour.
On associe la poesie de William Blake non pas aux cimes des
montagnes, aux fi-ondaisons luxuriantes et aux torrents bondis-
sants d'un paysage qui demande a etre admire et qui nous ecra-
serait volontiers de la puissance de son attrait pittoresque, mais
a cet arriere-plan tres tranquille, tres doux et tres modeste
necessaire a cette avancee dans notre travail, et notre labeur jusqu' au
soir, qui est la destinee normale de I'homme.
Les beaux champs de Felpham, avec leurs haies d'aubepine.
les petits bois du Hertfordshire ou du Surrey avec leurs etendues
de jacinthes des pres, voila tout ce dont il avait besoin pour
s'etabhr dans la compagnie des dieux immortels.
282
Ip
>'■
B
Car c'est le privilege de I'imagination que de pouvoir nous
reconcilier avec la vie la oil la vie est la plus simple et la plus
depouillee; tandis que la meme imagination, par un geste de
refus et de timidite, rentre dans I'ombre et replie ses ailes quand
la pression de la realite est trop lourde, et les elements de la beaute
trop opprimants et tyranniques.
JOHN COWPER POWYS
traduit par Alain Delahaye
Ce texte est extrait de Suspended Judgments, 1916.
283
SHELLEY
Une des raisons pour lesquelles nous trouvons difficile de lire
les grands poetes est que leur beaute troublante nous attriste.
Nous attriste et nous fait honte ! lis nous forcent a nous rappeler
les jours de notre jeunesse. Et c'est plus que beaucoup d'entre
nous ne peuvent supporter. Quels souvenirs! Dieux, quels
souvenirs !
C'est vrai avant tout de Shelley. Qiaand nous revenons a se?
poenaes, ils semblent avoir le parfum meme de supplication du
Printemps, du Printemps de notre age brule par le gel. Leur
douceur est poignante et blessee, cette douceur des choses trop
aimees, dont la beaute apporte la douleur et une sensation de
perte amere. C'est la decouverte soudaine des violettes mortes,
avec le souvenir du sol dont elles furent arrachees. C'est le chant
de la musique sur les vastes eaux — et sur les annees plus vastes
encore.
Ces poemes ont toujours eu quelque chose en eux qui depassait
leur sens visible. lis ont toujours ete comme des melodies plane-
taires, auxquelles seraient accordes des mots terrestres. Et a
present ils nous transportent, non pas seulement au-dela des
mots, mais au-dela de la pensee, comme le fait V£,ternite. En verite
il y a une telle tristesse dans la poesie de Shelley que nul ne peut
la supporter longtemps et survivre.
EUe trouble notre paix. EUe survole notre pauvre tranquillite
sterile, comme un cri d' enfant perdu. EUe frappe a la porte.
Elle heurte au vantail ferme. Elle sanglote avec la pluie sur le
toit. C'est parce que Shelley, plus qu'aucun autre poete, a penetre
a I'interieur de la solitude des elements, et cede son coeur au
vent et son ame a I'obscurite du dehors. Les autres poetes peu-
vent decrire ces choses, mais lui il devient ce qu' elles sont. En
284
I'ecoutant, nous les ecoutons. Et qui peut supporter de les
entendre? Qui peut tolerer de sang-froid les tristesses des eaux
innombrables ? Qui peut les endurer alors que les cieux qui sont
eux-memes si anciens ploient sous le fardeau de leur secret?
Non pas decrire Tobjet envisage, mais partager sa vie, ou sa mort-
dans-la-vie, c'est la veritable voie poetique. Les odeurs acerees
de ces premieres violettes blanches qu'il nous fait sentir, dardant
de sous les feuilles mortes, Fart mis a les decrire nous comble-
t-il ? EUes nous irritent de leur essence subtile. Elles nous troublent
par cette fatalite que nous devons partager. Le nuage a peine
forme qui surgit avec ses cavernes de pluie, nous ne le suivons pas
seulement par docilite a la magie de la rhetorique; nous sommes
precipites avec lui, en riant de son cenotaphe et du notre, parmi
les espaces aeriens inimaginables. On eprouve tout cela et plus
encore sous 1' empire de Shelley. Mais helas, a peine I'a-t-on
senti, nous reprend la vieille humeur cynique, realiste, lourde
comme le gel, et la vision de nous-memes, pauvres animaux egares
dans ces espaces, ne semble plus qu'une pantomime grotesque,
et nous nous eveillons, honteux et vetus, ayant retrouve toute
notre raison!
Chez certains poetes, comme Milton et Matthew Arnold, il y a
toujours une sorte d'allusion implicite, qui accompagne le geste
glorieux ou la note magique, a notre pauvre humanite normale.
Chez d'autres, comme Tennyson ou Browning, on ne sent que
trop, derriere le masque poetique, la Personne Victorienne
absurdement digne, qui entonne son refrain moral — comme une
grosse grive mouchetee embarrassee sur une branche saillante.
Mais avec Shelley tout est oublie. C'est la fureur authentique,
c'est la folic divine. Et nous sortons de nous-memes et nous cfian-
geons grace a la mer en un tresor insolite^. Peut-etre en un element
insolite plutot qu'un tresor, car le temperament de Shelley, comme
celui de Corot, I'amene a supprimer les fils les plus rutilants dans
la trame de la nature, a dissoudre toute chose dans une blanche
lumiere voilee, la lumiere d'une aube impossible. A-t-on note
combien tous les objets materiels se dissolvent a son approche,
et flottent au loin comme les brumes et les vapeurs? II semble
qu'il ait une predilection presque demente pour les choses
blanches. Les violettes blanches, les pensees blanches, les ane-
mones blanches, les marguerites blanches, les fantomes blancs
et les lunes blanches nous penetrent d'une epouvante presque
surnaturelle. La Mort Blanche, I'ombre de la Corruption blanche,
joue aussi son role, et la blancheur effroyable des lepreux et des
cadavres. La liturgie qu'il psalmodie est la liturgie de la Messe
Blanche, et le blanc rayonnement de I'Eternite est sa Presence
Reelle.
I. Chant d' Ariel dans La Tempete.
285
Bien que les reves de Shelley puissent paraitre inquietants er
fantasques, il est hautement probable que quelques-uns d'entre
eux seront realises avant que nous nous y attendions. Son plai-
doyer passionne pour ce qu'on appelle maintenant le Feminisme,
ses sublimes espoirs revolutionnaires pour le proletariat, sa
denonciation de la guerre, sa mise en accusation de la Loi et de
VOrdre pretendus, son requisitoire contre la moralite conven-
tionnelle, ses attaques des Institutions desuetes, ses invectives
contre I'hypocrisie et la stupidite, ne sont absolument pas la
rhetorique utopique et aveugle que quelques-uns ont voulu faire
croire. Cette maniere bien connue de fletrir cauteleusement la
pensee nouvelle et bardie, cette fagon de demander comment
pouvez-vous-le-prendre-au-serieux des scelerats tenants du statu quo,
ne doit pas nous induire en erreur pour ce qui est de la philo-
sophic de Shelley. C'est un philosophe authentique, aussi bien
qu'un reveur. Ou dirons-nous qu'il est le type meme de philo-
sophe qu'il faut prendre en consideration : le philosophe qui
cree les reves de la jeunesse?
Car Shelley, autant qu'un poete ineffable, est un penseur pro-
digieux et rare. Sa pensee et sa poesie ne peuvent pas plus etre
separees que la pensee et la poesie du Livre de Job. Sa poesie
est la mise en corps de sa pensee, son incarnation prompte et
splendide.
Si etrange que cela semble, peu de poetes ont cette sorte d'intel-
ligence froide comme la glace, indispensable si Ton veut se
detacher completement des idoles de la place publique. Car le
temperament poetique n'est que trop enclin, a cause de la chaleur
meme de sa sensibilite humaine, a idealiser les vieilles traditions
et a projeter un charme autour d'elles. C'est pourquoi il y a
toujours eu depuis Aristophane, a la fois en politique et en reli-
gion, tant de grands poetes reactionnaires. Leur chaleur humaine,
leur devise : nihil alienum, que dis-je, leur sens meme de I'humour,
rendaient cela inevitable. II y a souvent aussi dans une reforme
entierement rationnelle quelque chose de glace et d'anormal, de
cruel et d'impitoyable, qui eloigne I'esprit poetique. On doit se
souvenir que cela meme qui rend poetiques tant d'objets — je
veux dire leur association traditionnelle avec la vie humaine banale
— est ce qu'il faut detruire pour qu'advienne une renaissance.
L'austerite de I'esprit, froide comme la glace, que Nietzsche
a exprimee par le superbe mepris de sa formule humain, trop
humain, est une phase essentielle dans la mue de I'univers s'il
doit rejeter ses mauvaises herbesfletries. Le changement et le renou-
veau, quand ils sont vivants et organiques, impliquent I'element
de la destruction. II est trop facile de parler doucereusement
d'une evolution naturelle. Ce que fait la Nature elle-meme, ainsi
que nous commengons enfin de I'entrevoir, est d'avancer par
286
■lilJiiilSiffi^^^
sautes et par bonds. Un de ces bonds insenses ayant produit
r esprit humain, c'est a nous de suivre son exemple et de nous
depouiUer encore une fois du Passe. L'homme est ce qu il Jaut
savoir quitter! Nous commen^ons ainsi a voir ce qu'il est pernus
d'appeler I'inhumanite essentielle du vrai prophete. On recon-
nait aisement le faux prophete a sa fagon d'invoquer la paix, a
son cri : N'y touchez pas! Assez! ^ j •
II est tragique de songer combien le monde a pen change depuis
Tepoque de Shelley, et que sent afFreusement actuels ses cris
d'indignation centre le Militarisme, le Capitahsme et les Privi-
leges Si Ton veut une preuve de la profonde valeur morale de
la pensee revolutionnaire de Shelley, il n'est que_ de lire les
pamphlets des mouvements internationaux d'obedience socia-
Uste pour decouvrir a quel point ils combattent mamtenant ce
qu'ii combattait alors. Ses idees n'ont jamais ete plus necessaires
qu'auiourd'hui. Tolstoi en a prone certaines, Bernard Shaw
quelques autres et H. G. Wells d'autres encore. Mais aucun de
nos revolutionnaires modernes n'a reussi a donner a son nouveau
^vsteme la portee et I'audace que nous trouvons chez lui.
Et il les a atteintes par I'intensite de son adoration. Les penseurs
anarchistes modernes sont si encUns a verser dans la joviahte
et la causticite humaines, trop humaines. Chez eux comme chez
Hamlet connaitre les nombreuses demeures de la verite tend a
paralyser I'elan du defi. De plus ce sont souvent des dramaturges
et des romanciers plutot que des prophetes, et leur oeuvre perd
en acuite ce qu'elle gagne en compassion et en subtihte.
L4mmense encouragement que les ecrits de Nietzsche ont donne
a la pensee originale d'une reelle violence, prouve I'lmportance
de ce que Ton pourrait appeler Isl positivite implacable de la pensee
humaine. Toutefois Shelley va plus loin que Nietzsche dans sa
reconnaissance du pouvoir transformateur de I'amour. lout
iconoclaste qu'il est, il s'apparente plutot au Bouddha et au
Christ qu'aux antinomistes modernes.
Sa hantise de I'amour (il n'y a pas d' autre mot) delivre sa pensee
'dvolutionnaire de cet isolement arbitraire, de cette subjectivite
•arouche que Ton remarque chez beaucoup de penseurs anar-
.-histes. Son insistance platonicienne sur les aspects les _ plus
^Dirituels de I'amour eloigne aussi son immoralite anti-chretienne
de I'agreable hedonisme peu exigeant d'un individuahste aussi
declare que Remy de Gourmont. L'individuahsme de Shelley
•-•i^se toujours des issues ouvertes, et ses couloirs penetrent dans
TEternite. II ne donne jamais cette triste sensation cynique,
-e^simiste, de festoyer avant de mourir, qui nous est aujourd'hui
^' famihere. C'est precisement ce que devraient se rappeler ceux
cii reprouvent Vimmoralite de Shelley. Pour lui I'amour etait
'.Taiment une initiation mystique, un sacrement rehgieux, un
287
moyen d'atteindre le secret cosmique, un chemin — et peut-erre
le seul chemin — vers la Vision Beatifique.
II n'est pas avise de se detourner de Shelley a cause de son
manque d'humour, de son manque de mesure. Le mystere du
monde, quel qu'il soit, se montre parfois aussi completement
indifferent que Shelley a ces petites nuances. Nous Tentendons
crier a voix haute et plaintive dans la nuit. Et trop souvent c'est
pour demeurer sourds a ce que nous percevons, que nous plai-
santons si legerement. II est douteux que la Nature se soucie
beaucoup de notre sens de la mesure.
Retournons a sa poesie en tant que poesie. Ce qui frappe dans
les poemes de Shelley est la fagon dont tout son caractere physique
et psychique est passe en eux. C'est en partie vrai de tous les
poetes, mais de lui surtout. Son beau visage ambigu, sa sil-
houette d' adolescent, sa sensibilite surnaturelle, nous hantent
lorsque nous lisons ses vers. lis nous attirent et nous deroutent,
comme le sourire sur les levres de Mona Lisa. On a I'impression
d'ecouter un etre qui a reellement sillonne les chemins de la
mer pour en revenir avec son secret. Sinon, comment ces indes-
criptibles chatoiements nacres, ces teintes opalines et ces ombre?
rosees, auraient-ils pu parvenir a notre pauvre langage? La
purete meme de sa nature, son essence etheree qui provoque un
frisson dans le coeur de I'humanite banale, prete sa magie, tel
le reflet du clair de lune sur la glace, a ces melodies astrales.
La meme transparence etheree de la passion qui, a cause de sa
sublime immoralite, excite la rage vulgaire du cynique et du \il.
donne une beaute immortelle, froide et plus lointaine encore
que rombre de notre nuit, a ses melodies planetaires. C'est bien
I'ancienne musique des spheres pythagoricienne qu'il nous est enf^
donne d'entendre a nouveau. C'est le son du silence qui descend
sur nous quand nous levons les yeux au-dela des toits de la cire,
vers Arcturus ou Aldebaran! Retourner a Shelley apres le
tumulte de nos agitations grossieres et de nos obligations mes-
quines, c'est baigner nos fronts dans la rosee du matin et rafraichir
nos mains dans la Mer ultime. Tout ce qui en nous transcende
le cercle vicieux du desir personnel, tout ce qui en nous appar-
tient a cette Vie qui dure alors que notre etre et nos obsessions
individuelles perissent, tout ce qui en nous fonde et domine
cette foUe procession de naissances et d'oublis, tout ce qui en nous
fait signe depuis la demeure de VEternel, tout s'eleve pour rejoin dre
cette harmonic celeste et se depouille de la gangue boueuse qui
voudrait nous enfermer ignoblement. Ce qui separe Shelley de tous
les autres poetes est que pour eux I'art est le souci souverain, ei
apres I'art la morale.
Avec lui on pense peu a I'art, ou a la lettre de tout enseignemeni :
on est simplement transporte dans les hautes regions froides
288
"I'ViiiRI
ou les dieux createurs, comme des enfants, batissent des domes
de verre multicolore dont ils teintent le blanc rqyonnement de Vetemite.
Et apres une telle plongee dans les reservoirs de la vie d'avant
la naissance, il nous est encore loisible, si nous le pouvons, de
continuer a cracher du venin et a racier dans le ruisseau avec
le vieil entrain trop humain, de laisser ce fou velleitaire passer son
chemin, et meme de I'oublier!
J'ai dit que I'efTet de son ecriture est de nous troubler et de nous
attrister. C'etait en homme que je parlais. Ce qui en nous repond
aux vers de Shelley est precisement ce qui reve de la trans-
mutation de r homme en au-dela de U homme. Ce qui attriste I'huma-
nite plus que tout est la nourriture quotidienne des immortels.
Et pourtant, meme dans le cercle de nos humeurs naturelles,
quelque chose repond parfois a des eclairs comme Quand la
lampe est brisee et Un mot est trop souvent profane. Peut-etre ceux-la
seuls qui ont su ce que c'est que d'aimer comme aiment les
enfants, et de perdre toute esperance comme les enfants, peuvent
penetrer tout a fait dans ce delicat desespoir. Oui, c'est bien le
long sanglot pitoyable de desenchantement meurtri qui brise
le coeur de la jeunesse lorsqu'elle decouvre pour la premiere fois
de quelle argile grossiere sont faits la terre et les hommes.
Et la simphcite ingenue de la technique de Shelley — beaucoup
plus simple en verite que Fenfantillage voulu, si charmant soit-il,
d'un Blake ^ ou d'un Verlaine — se prete parfaitement a 1' expres-
sion de I'eternel chagrin de la jeunesse. Dans ses meilleurs
poemes, la chute de certains mots s'etrangle comme un veritable
acces de sanglots. Et avec quel naturel sont choisies ses images
et ses metaphores! Meme lorsqu'elles semblent tres lointaines,
elles sont faites pour que de jeunes etres fragiles puissenty recourir
quand ils apaisent leur dme chargee d'amour aux heures secretes.
La pierre de touche infailhble de la vraie poesie est qu'elle nous
force d'evoquer les emotions que nous avons eprouvees, dans la
forme et la circonstance memes de leur elan. Et qui pent lire
les poemes de Shelley sans les evoquer? Cette poignance parti-
culiere de la memoire, comme une lance aigue, qui nous arrete
a I'odeur de certaines plantes ou de certaines mousses,^ d'un
terreau inconnu ou des herbes au bord de chevrons pourrissants
— cette poignance qui ramene le baume indescriptible du
Printemps et la douceur amere de la perte irremediable, qui
peut la transmettre comme Shelley?
II y a dans ses poemes des touches dehcieuses de paysages etran-
gers, en particulier des vignobles, des jardins d'oliviers et des
villes nettement decoupees sur les coUines d'ltalie; mais pour
les lecteurs anglais ce sont toujours le romarin qui est pour le
souvenir et la pensee qui est pour les pensees, qui donneront leur
I. J.C.P. pense evidemment aux Chants d' Innocence.
289
parfum aux sentiments qu'il eveille. On pent se souvenir d'autres
poetes a d'autres moments, mais quand les bois chauffes au
soleil sentent les premieres primeveres et que les jonquilles,
nees avarit que rhirondelle ose apparaitre, levent leurs tetes au-dessus
de I'herbe, alors la piqure de cette douceur, trop exquise pour
durer plus d'un instant, apporte son intolerable espoir et son
intolerable regret.
JOHN COWPER POWYS
traduit par Frangois Xavier Jaujard
Ce texte est extrait de Visions and Revisions , 1915. Macdonald, 1955.
290
" I I '
ii , <il :
WALT WHITMAN
C'est sous Tangle le moins profane par les jugements au gout
du jour que je veux aborder ce grand devin. Je veux dire sous
Tangle de sa poesie. Chacun salt qu'il fut un anarchiste heroique
et admirable. Chacun sait avec quel violent enthousiasme il
se livra a cette emotion cosmique a laquelle Tunivers rend de nos
jours un hommage respectueux mais distant. On connait sa
passion pour les mots en masse, ensemble, democratie et liberie. On
connait les hommages retentissants qu'il a rendus au sexe, a
Tamour, a la maternite, et a cet amour entre compagnons qui
depasse V amour des femmes. On connait son effort gigantesque (et
ne fut-ce que T avoir accompli, en-dehors meme de sa reussite,
revele un genie unique) pour ecrire des poemes sur chaque objet
mortel qui existe, et pour faire entrer dans ses Catalogues Gar-
gantuesques tout Tunivers vivant. II est absurde de renacler
devant ses Inventaires du Globe Terrestre. Peut-etre tons ne
s'animent-ils pas au son des flutes doriennes, mais ils Torment un
arriere-plan — comme les listes des Rois dans la Bible et celles
des Navires chez Homere — devant lequel on pent voir les ecrits
sur le mur comme devant les grands espaces vides de la Vie elle-
meme.
Ce que Ton semble moins souvent comprendre est T extraordi-
naire genie de la vraie poesie que possedait ce prophete de
Toptimisme. Certes Toptimisme de Whitman est le seul genre
d'optimisme auquel on pent se plier sans honte. Au moins n'est-il
pas indecent, bourgeois et grossier comme le protestantisme de
quatrieme main que sert Browning pour la delectation des
Societes Morales. C'est Toptimisme d'un homme qui a vu la
Guerre Civile americaine. C'est Toptimisme d'un homme qui
connait le Bowery et la grand-route, et qui a eu d'etranges amis
au cours de son pelerinage de mortel.
... Mais ce n'est pas de Toptimisme de Whitman que je veux
parler, c'est de sa poesie. Pour saisir la pleine importance de ce
qu'a fait ce grand homme dans cette sphere, il n'est que de hre
certains poetes actuels. ... Trop de poetes modernes font Terreur
291
de penser qu'on peut fonder I'Art sur la negation de la Forme.
On peut fonder I'Art sur toutes les autres negations. Mais pas
sur celle-la, jamais sur celle-la! lis ont evidemment le droit de
faire des experiences, d'inventer — s'ils le peuvent — des formes
nouvelles. Mais ils doivent les inventer. lis ne doivent pas seule-
ment disposer leurs vers pour qu'ils ressemblent a de la poesie et
s'en tenir a cela.
La forme nouvelle de poesie pratiquee par Whitman, comme
doivent I'etre de telles choses, comme Test par exemple I'etrange
poesie de Thomas Hardy, etait une lutte deUberee, laborieuse
— culminant dans ce qui cesse alors d'etre une lutte — pour
exprimer sa propre personnalite d'une maniere reconnaissable
et unique. C'est la le secret de tout style en poesie. Et c'est
I'absence de ce travail, de cette concentration premeditee, qui
mene au curieux resultat que nous observons de tons cotes, le
fait que tant de poetes actuels ecrivent defagon semblable. lis ecrivent
de fagon semblable, et ils sont semblables — exactement comme le
sont tous les hommes, toutes les femmes, lorsqu'ils gisent cote a
cote dans le cimetiere, sans I'art et I'artifice du vetement et de la
chair. Les vieilles formes poetiques garderont toujours leur rang.
Elles ne vieilHront jamais — pas plus que Pisanello, Le Greco.
Botticelli, Scopas, ou n'importe quel peintre chinois de I'Anti-
quite. Et lorsqu'un artiste ou un poete actuel se met au travail
pour creer une forme nouvelle, qu'il se souvienne bien de ce
qu'il fait! Car ce n'est pas la le passe-temps d'une heure. Ni le
geste accidentel d'un iconoclaste fou qui reduit en poussiere des
statues pour en faire naitre des lutins. II faut que ce soit le travail
acharne, tenace, patient, constructif, de toute une vie, fonde
sur une vision immense et toute-puissante. Cette vision. Whitman
I'avait, et c'est a ce labeur constant et inspire qu'il voua sa vie,
malgre tout ce qu'il a pu dire de son dmefldneuse et distraite.
Les vers libres de Whitman obeissent a des lois inflexibles et
occultes, celles que lui impose son propre instinct createur.
Comme dit Nietzsche, nous avons besoin d'apprendre I'art des
« injonctions » de cette sorte. Est-ce done un secret, cette unite
magique du rythme que Whitman transmet aux mots qu'il
emploie? Ces longs vers gemissants, plaintifs, brises par des
sursauts et des sanglots, ces apostrophes brusques, ces accords
poignants, ces notes de flute prolongees, ces trompettes marines
sonores — tous ces effets ont leur place dans la grande symphonie
qu'il dirige.
Prenez ce petit poeme, un peu gate avant la fin par une touche
de vulgarite populaire, qui commence par
Venez, je construirai un Continent indestructible,
Je creerai la race la plus belle que le soleil ait jamais eclairee...
292
Est-il possible de ne pas comprendre la loi cachee des spheres
qui regit un tel defi? Prenez le poeme qui commence par
Dans les pousses, au bord des mares...
Ne sens-tu pas, lecteur raffine, la subtilite particuliere de cette
allusion aux herbes anonymes fetides et trempees de pluie, pres
desquelles nous passons chaque jour au cours de nos promenades
a I'interieur des terres? Un terme de botanique aurait chasse
toute magie.
Plus que quiconque, Walt Whitman salt nous transmettre cette
sensation du desordre heterochte d'herbes, de pierres, de rocaille
et de debris, d'immenses espaces desoles, d'espaces pleins de
rebuts et de detritus, qui est si caracteristique du triste paysage
americain, mais que ceux qui aiment I'Angleterre savent trouver,
meme parmi nos jardins les plus ordonnes. Personne autant que
Whitman ne salt transmettre la laideur magique de certains
elements de la nature — choses mornes, chetives, abandonnees
de Dieu, mares boueuses ou tombent les feuilles grises, roseaux
morts ou le vent ne siffle plus ses airs enchanteurs, bords indes-
criptibles de flots meurtriers, objets a la derive ourles d'ecume,
sombre enchevetrement de coquilles brisees et d'ecailles de pois-
sons morts, racines de saules qui pleurent a la lumiere de la lune
les amants infernaux, hautes herbes qui gemissent autour des
murs de prisons, mousses lepreuses qui recouvrent les tombes
des pauvres, terres montagneuses en friche, contrees mareca-
geuses que seuls des oiseaux sauvages inconnus iront jamais
effleurer de leurs ailes, et dont revent les fous — telles sont les
choses, laides et terribles, que ce grand optimiste transforme en
poesie. L'oie sauvage pousse son cri rauque en traversant le ciel
de minuit. Certains peuvent ne pas comprendre son ombre foUe-
ment secouee, son defi qui brise le coeur — mais sur un monceau
de feuilles au bord de la route ce mage des bannis a entendu
son appel, I'a compris et lui a donne sa reponse.
Ah, lecteur tendre et sensible, toi dont le coeur n'a peut-etre
jamais implore toute une nuit ce qu'il ne doit pas nommer, tu
pensais que Swinburne ou Byron etaient les poetes de I'amour?
Peut-etre ne sais-tu pas que la seule nouvelle a laquelle Mau-
passant a eu le courage de donner ce mot pour titre est une
histoire sur les etres sauvages que nous allons tuer?
Walt Whitman, lui non plus, ne reduit pas sa conception de
I'amour aux coquetteries humaines habituelles. Le cri d' amour
le plus bouleversant qui ait jamais retenti, sauf celui du Roi
David pour son fils, est le cri que ce poete d'Amerique ose placer
dans le coeur d'un oiseau sauvage venu d' Alabama qui a perdu sa
compagne. Je me demande si on a rendu justice a I'incroyable
genie de cet homme qui trouve des mots pour cette douleur de
I'ame que nous n'avouons meme pas aux etres qui nous sont le
293
plus chers? Les mots qu'il utilise soudain, d'une maniere inatten-
due, nous frappent de terreur, nous imposent silence, nous bou-
leversent, nous coupent le souffle — comme certains vers de
Shakespeare — par leur justesse mysterieuse. Mon lecteur a-t-il
jamais lu le petit poeme intitule Larmes? Et quelle purete, au
sens le plus vrai, le plus profond, derriere sa pitie pour cette
nostalgic si tragique, et sa comprehension de ce qu'eprouveni
les bannis que I'amour a frappes. Je ne parle pas de ses poemes
d'amour heureux. lis ont leur beaute. Je parle de ces vers deses-
peres qui reviennent ici et la a travers son oeuvre, oia, son dos
enorme de Titan appuye au mur du monde, sa barbe flottant
au vent, il semble maintenir ouverte, de toute son energie de
geant, cette porte de I'espoir que le Destin, Dieu, I'Homme et
les Lois de la Nature s'efforcent de fermer. Et il la maintient
ouverte ! Et elle est encore ouverte. C'est pourquoi — que les
profanes fassent silence ! — je comprends fort bien que dans un
certain poeme il s'adresse a Jesus-Christ. Qu'il soit vrai ou non
que les coeurs purs voient Dieu, il est certain qu'ils ont le pouvoir
de nous delivrer de la Loi Divine de la Cause et de I'Effet. Selon
cette Loi, nous recevons tons notre recompense et recoltons ce que nous
avons seme. Mais parfois, tel un murmure du fond des mers.
monte de la poesie de Whitman une revoke que nous devons
entendre. C'est alors en vain que les Tetrarques de la Science
declarent impossible que Von ressuscite les Marts. Car les Morts
sont ressuscites, et ils avancent, sous la forme meme ou nous le^
avons aimes ! Si les mots, mes amis, si I'usage des mots dans la
poesie pent transmettre des pressentiments comme ceux-la a une
generation comme la notre, qui pent nier que Walt Whitman
est un grand poete?
Le nie qui voudra. Toujours se rassemblera autour de lui —
comme il I'a predit — venue des logements d'ouvriers, des studios
d' artistes, des ateliers, des entrepots et des bordels — oui ! et
meme quelquefois des abords des grands hotels — une cohorte
etrange, demente, desolee, de delaisses vaincus par la vie, qui
viennent a lui attires non par I'emotion cosmique, la demo-
cratic, I'anarchie ou I'amour, ni meme « I'amour entre compa-
gnons », mais par cette nuance, ce murmure, ce mot, cette main
tendue dans I'obscurite, qui leur fait savoir, malgre la raison.
les arguments et toutes les preuves, qu'ils peuvent encore esperer
— car r Impossible est vrai!
JOHN COWPER POWYS
traduit par Frangois Xavier Jaujard
Ce texte est extrait de Visions and Revisions, 1915. Macdonald, 1955.
294
UN LECTEUR BE HARDY
Ce que je peux appeler les tout-commencements de ma « vie
d'ecrivain », et c'est egalement vrai de mes freres et soeurs, est
intimement lie a I'oeuvre de Thomas Hardy... Et si Ton insistait
pour savoir ce que dans I'apre lutte avec la vie que nous devons
tous mener, j'ai pu « glaner » chez Hardy sur un plan litteraire,
je repondrais aussitot : le pouvoir, digne de Sophocle, d'operer
une transsubstantiation sur le fardeau qu'est la souffrance pour
toutes les victimes, qu'elle soit mentale ou physique, et de la
faire devenir, par son identification poetique a la souffrance
humaine de tout I'univers, le pain que nous mangeons et qui
nous fait vivre.
C'est ainsi que dans la preface de Visions and Revisions ^, John Cowper
Powys a defini sa dette envers celui qui, trente ans avant lui, avail aussi
celebre les terres et les rivages du vieux Wessex legendaire dans des
romans d'un pessimisme et d'un stoicisme dont on retrouve comme I'echo
magnifie dans Les Sables de la Mer. La vocation de romancier est
nee chez Powys a la lecture, qui fut pour lui determinante, de Dostoiewsky,
mais on pent dire qu'elle a ete fecondee par Vauteur de Jude I'Obscur
et de Tess d'Urberville : C'est a Hove que j'acquis mon premier
livre de Thomas Hardy. J'etais loin d'imaginer quand le hasard
me le mit entre les mains, dans quel cercle de monolithes et de
trilithes recouverts du lichen gris de la tradition anglaise j'allais
faire mon entree. Je n'avais aucune idee non plus de I'influence
— sereine, noble, austere, precisement celle dont avait besoin
un couard plus attire par la couleur que par la forme — , aucune
idee de I'influence inoubliable a laquelle je me soumettais en
me saisissant de ce livre. C'etait Far from the Madding Crowd.
I. Visions and Revisions, p. xviii-xix. Cette preface ne fut ecrite qu'en 1955 pour la
reedition du livre chez Macdonald, quarante ans apr^s I'essai qui suit.
295
Un petit livre marron tout simple. J'en lus la moitie au cours
d'une seule promenade. Tout se passa avec lui comme avec tous
les livres que j'ai le plus aimes, son papier, ses caracteres impri-
mes, les mots « par Thomas Hardy », toute la matiere, enfin.
dont il se composait penetra dans les barrieres contre lesquelles
je m'etais appuye, dans les saules du bord des etangs sur les
branches desquels j 'avals passe la main, dans les racines des
arbres sous lesquels je m'etais assis, dans la poussiere des routes
que Fair me soufflait au visage, tandis que je tournais des pages
qui ne me paraissaient plus du tout etre des pages tant elles
contenaient d'ironie et de pitie, qui me semblaient etre les feuilles
de chene agitees par un vent d'oracle dans une foret de
Dodone^.
Powys dediera son premier roman, Bois et Pierre (Wood and Stone
« avec mon admiration fervente au plus grand poete et romancier de
notre temps, Thomas Hardy » — les termes memes par lesquels il avait
annonce a son pere la visile de Hardy a Montacute, qui fut une des
grandes heures de sa jeunesse ^ Et quand il ecrira Wolf Solent ou
Camp retranche, Powys saura, comme Hardy, meter Revocation de
troublantes figures feminines et celle d'une terre aimee entre toutes, accom-
plissant ainsi son propre retour au pays natal ^.
1. Autobiographie, pp. 205-206.
2. Voir V Autobiographie, pp. 208-210.
3. Le roman de Hardy qui porte ce titre a 6t6 traduit par Marie Canavaggia, longtemps
avant V Autobiographie de Powys, et avec le mfiine art.
296
iiiiii;
THOMAS HARDY
Avec un nom evocateur de la plus pure origine anglaise, Thomas
Hardy en est venu a s'identifier avec les regions de I'Angleterre
ou les depots laisses par les races diverses qui ont compose notre
nation sont le plus nettement visibles et le plus clairement deli-
mites. Dans le sol du Wessex les Saxons et les Celtes, les Romains
et les Iberes ont, cote a cote, implante leurs traditions, et toutes
les villes et tous les villages, toutes les coUines et tons les cours
d'eau de cette contree conservent la rumeur de ce qu'ils ont vu.
Dans la legende celte, le pays des Saxons de 1' Quest est mer-
veilleusement fertile. Camelot et ITle d'Avalon echangent des
saluts a travers la vallee du Somersetshire. Et dans le Dorset-
shire — heu d' habitation de Hardy ■ — les traditions romaines
de Casterbridge s'allient aux souvenirs tragiques du roi Lear.
Tribu apres tribu, race apres race, comme elles sont venues,
comme elles s'en sont allees laissant leurs monuments et leurs
noms derriere elles. Hardy ne cesse de les rappeler a lui, note
leurs survivances, la trace attardee de leurs pas, leur long declin.
Dans son bien-aime Dorchester nous le trouvons qui medite —
tel un de ces esprits, a lui particuliers, que sont I'esprit de Pitie
et I'esprit dTronie — tandis que la lune eclaire I'amphitheatre
hante oil les Romains assistaient a leurs jeux. Avec grand soin
il releve sur les bords des chemins les signes fatidiques qui rendent
un trajet dans le Wessex si stimulant pour I'imagination.
C'est I'histoire meme de la race humaine qui le tient sous un
charme hypnotique comme, siecle apres siecle, ses actes et ses
scenes se deroulent sous les etoiles indifferentes. Le theme de
Hardy est la continuite de la vie et la longue, la pitoyable
ascension de I'homme qui, des bizarres fossiles enfouis dans les
carrieres de Portland, va jusqu'a ce qui parait aujourd'hui a
nos yeux tellement reel et tangible. Pourtant, en depit de toute
sa tragique pitie, Hardy est un chroniqueur fantaisiste et fute.
297
II ne laisse pas un seul detail de la petite farce — de rintermi-
nable petite farce — que nous jouent les dieux perdre son aiguil-
lon. Avec la vivacite d'un lutin il observe ces etranges machi-
nistes au travail. Les deux clefs de son pipeau rustique son:
taillees dans le meme roseau. II utilise I'une pour defier les
Immortels au nom de FHumanite, I'autre pour jouer avec tani
d'astuce dans la note de Priape que tous les satyres entrent en
danse.
Je pense parfois que seuls ceux qui sont nes et ont grandi a
la campagne peuvent rendre justice a ce grand ecrivain. Avec
son pipeau a double clef il deconcerte les citadins qui soulignen:
tantot sa grandeur d'dme, tantot les sournoises manigances de son
art. Le secret de ces deux airs fondus en un seul leur echappe.
Ces memes lecteurs cultives du type etranger restent perplexes
devant la maitrise de soi de Hardy : il devrait prendre carremen:
parti, cet homme, ou ne pas prendre parti du tout ! lis trouven:
dans I'attitude de Hardy devant certaines questions quelque
chose qui leur fait — ainsi sont-ils tentes de s'en expliquer —
rimpression d'un pied fourchu revelateur d'une ruse de satyre
bien caracterisee. Tous les caustiques petits jeux de scene, par
exemple, dont Hardy se sert a I'arriere-plan pour railler I'ordre
etabli sans jamais I'attaquer dans son ensemble, comme Shelley.
ni I'accepter dans son ensemble, comme Wordsworth, mais
toujours avec une pointe de fiel et d'absinthe, une malice de
lutin...
En realite deux esprits coexistent chez Thomas Hardy : Tun
infiniment triste et tendre, I'autre fantasque, espiegle et mal-
faisant. Dans un austere mouvement de revoke prometheenne.
le premier s'eleve contre les decrets de Zeus; avec une delec-
tation apre et malicieuse le second prend deliberement par:
aux mechants tours par quoi les cruelles Puissances de I'Air
s'amusent a exasperer les humains. La psychologic de tout ceci
n'est pas difficile a demeler : la meme sensibilite anormale qui
fait que Hardy prend en pitie les victimes du destin, fait aussi
que Hardy n'est pas sans se rendre compte du gout exquis que
le palais des dieux pent trouver a pareilles bonnes plaisanterii ; .
Ces deux tendances semblent s'etre developpees chez lui a mesure
que passaient les annees. C'est souvent le contraire qui arri\e
aux artistes. Tout etre humain a ses propres reactions secretes,
ses propres reculs furtifs, pour s'evader de la trappe bizarre oil
nous nous trouvons tous, ses propres petites methodes pour user
de represailles ; mais beaucoup d'ecrivains montrent une plus
grande absence de scrupules quand ils sont jeunes. Les change-
ments et hasards de cette vie mortelle les adoucissent et leur font
prendre des tons plus neutres. La vengeance qu'ils exercent sur
la vie devient moins personnelle, plus objective a mesure qu'ils
298
avancent en age. lis acquierent un meilleur equilibre. lis par-
viennent a la sagesse de Sophocle.
Thomas Hardy a vecu I'histoire inverse. II a debute sous le
signe d'un realisme rustique tout a fait inoffensif, pittoresque et
fantaisiste; puis sont venus ses chefs-d'oeuvre ou la puissante
inspiration d'un grand artiste a tout fondu pour atteindre a
rharmonie; enfin, dans sa troisieme periode, une exageration
de ce qu'il y a de plus personnel dans ses reactions va se pro-
duire et s'intensifier a outrance.
Se detourner de ses derniers livres, d'oeuvres comme Jude V Obscur
et La Bien-Aimee, est absurde, car si Hardy n'avait pas eprouve
pareils sursauts d'ironie convulsive, pareil desir de rendre coup
pour coup aux grandes volontes inattaquables et pareille allegresse
de lutin devant les tours que ces volontes nous jouent, ii n'aurait
jamais ete capable d'ecrire Tess d' Urberville. Centre les precedes
des dieux envers cette douce jeune fiUe il leve une main de
revoke, mais c'est avec plus que de I'humaine pitie qu'il I'etend
sur I'Autel du Sacrifice.
Tout compte fait, pourtant, c'est dans les passages ou son ima-
gination pure I'emporte en souveraine que Thomas Hardy est
le plus grand. La, il est avec Shakespeare et nous oublions a la
fois le Titan et le Lutin. Comme il est difficile d'exprimer avec
des mots en quoi cette pure et souveraine imagination consiste
au juste ! Elle produit, en tout cas, une intensification de notre
conscience generale du Drame de la Vie mais vu sous un jour
plus poetique que scientifique, et cependant les faits scienti-
fiques — sans etre depourvus, eux non plus, de leur signification
dramatique — sont indiques et il en est tenu compte. Elle favo-
rise une mise au point de notre vision mentale et un accrois-
sement de notre perception sensuelle. Elle arrive a nous detacher,
en quelque sorte, de I'orbite de notre propre destin pour nous
transporter dans un air rarefie ou la tragique beaute de la vie
apparait sous son jour veritable ou, voyant le monde dans un
clair miroir, nous echappons au vouloir vivre.
A ces moments-la tout se passe comme si, eleves au sommet
d'une haute montagne, nous voyions, sans desir et sans desespoir,
'■:s royaumes de ce monde dans toute leur gloire. Et alors nous sen-
ions sur nous le souffle meme des revolutions de la terre et
les heures, au cours de leur ronde, nous effieurent d'une main
palpable.
Alors, tandis que le tumulte du monde se fait si lointain, nous
de\enons sensibles tant a la grandeur de I'humanite qu'a la
petitesse des buts qu'elle s'effbrce d'atteindre. Nous sommes
saisis par une frissonnante tendresse pour I'homme — pour
cet animal ahuri aux prises dans I'obscurite avec il ne sait quoi.
Et lorsque nous regardons bien, bien longtemps dans le miroir,
299
le spectacle poignant ofFert a nos yeux s'adoucit etrangement.
Apres tout, quoi qu'il doive advenir de nous, c'est quelque chose
d'avoir pris conscience de tout cela, c'est quelque chose d'avoir
prolonge nos observations au-dela d'Arcturus et de sentir la
douce influence des Pleiades. Conforme a cet etat d' esprit est la
fa^on qu'a Thomas Hardy de s'opposer au Christianisme tout
en n'arrivant pas a I'oublier. II ne peut delivrer le sein charge di
la dangereuse charge qui pese sur le cceur. Cela le trouble, cela le
hante, et son oeuvre a la fois y gagne et en souffre. II lance a
Dieu sarcasmes sur sarcasmes, mais en travers de sa colere
tombe I'ombre de la Croix. Comment en irait-il autrement?
Tout peut etre permis mais on ne doit pas ajouter le poids
d'une plume a la meule qui broie Vun de ces petits.
C'est la ce qui separe Fceuvre de Hardy de tant de romans
modernes qui sont intelligents et philosophiques mais ne satisfoni
pas imagination. Tout chez Hardy — jusqu'aux faits qui res-
sortent de la geologic et de la chimie — est traite avec cetre
clairvoyance imaginative qui donne a chaque chose, a chaque
fait sa place dans la comedie humaine. Le Christianisme lui-
meme n'est-il pas Fun de ces faits? Qu'il est done stupefiant
qu'une chose pareille ait fait son apparition sur la terre ! Quand
on lit Meredith, pour doue de brillante finesse intellectuelle
que soit cet ecrivain, le Christianisme apparait comme un fait
acquis que I'on ecarte parce qu'il n'a pas grand'chose a voir avec
les sujets d'actualite.
Hardy est trop paien au sens propre du terme, trop fascine par
la poesie de la vie, par le rituel essentiel de la vie, pour ecarter
aucune grande religion. La chose religieuse est toujours avec
lui, comme est toujours avec lui la tour gothique de I'eglise
Saint-Pierre de Casterbridge. II peut etre saisi d'une fureur de
lutin contre les doctrines qu'elle implique mais, tel un de ces
etranges demons qui se montrent hors d'edifices consacres de
ce genre sans pourtant les quitter jamais, son imagination exige
cette atmosphere. Pour la meme raison il a beau se rendre intel-
lectuellement compte que le Destin agit en automate, que son
fonctionnement est muet et aveugle comme celui d'une machine,
il n'en est pas moins toujours entraine a personnifier ces puis-
sances supremes (elles ou quoi que ga puisse etre) pour en faire
quelque chose qui prend un plaisir infernal a duper ses crea-
tions infortunees, a les exasperer, a les fustiger jusqu'a la folie.
Hardy pense bien, en definitive, que I'univers est aveugle et
inconscient, qu'il ne sait pas ce qu'il fait mais quand, debout
au milieu des tombes des cimetieres du Wessex, Hardy observe
les fils qu'une destinee perverse embrouille pour tourmenter,
sous les multiples toits d'un village, des coeurs sans defense,
il lui est impossible de n'etre pas tente de rendre coups pour
300
coups a ce maudit Ordre des Choses qui seul est responsable.
Et comment rendre coups pour coups a moins de transformer
un mecanisme inconscient en une Providence sans vergogne?
C'est ici que Hardy se montre incomparablement plus grand
que Meredith et tous ses successeurs modernes. G'est parce que
dans ses romans du Wessex il n'y a aucune de ces intolerables
discussions morales qui obscurcissent les vieilles verites essentielles
de la condition humaine.
Les reactions que les femmes et les hommes eveillent les uns
chez les autres en presence des elements solennels et moqueurs
— voila ce qui se prolongera au-dela de tous les redressements
sociaux et de toutes les reformes morales.
Tant que le soleil brillera, tant que la lune commandera le
flux et le reflux des marees, les hommes et les femmes souffriront
de jalousie et I'etre qui aime ne sera pas celui qui est aime.
Longtemps apres qu'un ensemble d'idees modernes tres interes-
santes se sera instaure a la place du present etat de choses les
enfants briseront le coeur de leurs parents et les parents brise-
ront le coeur de leurs enfants. Thomas Hardy est certes assez
indigne par les conventions ridicules qui regissent la Societe
mais il salt, qu'au fond, c'est de la poussiere dont nous sommes fails
que nous soufFrons, de I'iflusion et de la desillusion qui sont la,
de toute eternite, pour nous pousser en avant puis paralyser
notre elan, et ceci jusqu'a la derniere heure de la planete.
Le style de Hardy, lorsqu'il est le meilleur, possede pour mettre
I'imagination en branle une force de suggestion qui approche,
si elle ne pent tout a fait I'atteindre, la note indicible de Shakes-
peare. On y trouve aussi un don tout a fait personnel a I'auteur
de faire surgir la menace et regner le silence, d'imposer une
suppression foudroyante et une retenue impressionnante et aussi
une tenacite de fer. II rappelle parfois, en outre, les oeuvres des
poetes de la Rome Antique et n'est pas, de temps en temps,
sans rappeler aussi les incantations rythmiques de Sir Thomas
Browne — ■ latiniste majestueux et impenitent.
La description, par exemple, de la lande d'Egdon au debut du
Retour au Pays Natal a une sombre grandeur architecturale qui
evoque le portique d'un temple egyptien. On peut faire la meme
remarque au sujet de I'apparition de Stonehenge contre quoi
Tess et Angel vont trebucher dans leur fuite a travers les tenebres.
On songe au mot de William Blake : Celui qui ri' aime pas la forme
plus que la couleur est un Idche car c'est par la forme que Thomas
Hardy est par-dessus tout attire. L'implacable soc de la charrue
de son style de fer s'enfonce dans la chair de la terre, impitoya-
blement, jusqu'a ce qu'il parvienne a la substructure architec-
turale. Tout lecteur qui tentera de se representer une scene des
romans de Hardy sera force d'en voir les personnages se profiler
301
sur une ligne d'horizon formidable. On les voit, ces pauMe:*
etres en proie a la passion, avancer en une procession tragicue
au ras des bords de I'univers et, quand la procession est terminee.
les tenebres a nouveau s'etablissent. La qualite qui fait de la
maniere de Hardy un si precieux refuge contre les allures gra\es
et les allures legeres des ecrivains riformateurs, est une qualite
qui jaillit du sol. Le sol a un don des proportions qu'il est seul
a avoir. Les choses apparaissent dans leur juste perspective sur
la lande d'Egdon et, parmi les prairies gorgees d'eau de Black-
moor, on se sent vivre comme les tribus des hommes se son:
senti vivre depuis le commencement du monde.
La tendance moderne est de narguer la passion sexuelle et de
prendre des airs graves pour examiner des problemes d'ordre
social et artistique. Hardy elimine les problemes d'ordre sociai
et artistique. // m prend rien au serieux — pas meme Dieu. Rien. 2
part I'amour et la haine des hommes et des femmes et les quatre
elements qui en sont les complices. C'est I'absence chez eux de
ce que Hardy prend au serieux, c'est leur legerete empruntee
en face de la seule chose qui compte vraiment, qui rend si dif-
ficile de lire ailleurs qu'au cafe et en chemin de fer tant d' ecri-
vains humoristiques de frappante renommee. lis ont trou\e
habile de deposseder la passion de nos pauvres coeurs de sa poesie
essentielle. lis n'ont pas compris que I'homme endurerait les
cruelles souffrances de la mort plutot que de se voir prive de
son droit d'endurer les cruelles souffrances de I'amour.
Ce doit etre, je suppose, parce que ces irreverencieux loustics
sont tellement optimistes au sujet de leurs reformes, de leurs
ideaux ethiques, de leurs projets d' ameliorations sanitaires, que
des choses comme la fagon dont le soleil se leve sur Shaston.
dont il se couche sur Budmouth, des choses comme les senti-
ments d'Eustacia la nuit ou elle se met a parler tout kaut et touU.
seule sur la lande d'Egdon battue par la tempete, des^ choses
comme I'etat d' esprit de Henchard quand il maudit le jour oii
il est ne, leur font I'effet de details purement accessoires, inop-
portuns, sans parente aucune avec le sujet.
Eh bien peut-etre ont-ils raison d'entretenir tant d'espoirs, maL^
pour nous autres, pour ceux a qui il ne parait pas vraisemblable
que le monde va s'ameliorer si vite, c'est un inexprimable sou-
lagement que soit reste au moins un ecrivain pour trouver inte-
ressant de nos jours ce que trouvaient interessant Sophocle et
Shakespeare et possedant un style qui, lorsque Ton evoque
deux artisans pareils, ne fait pas honte a notre generation.
JOHN COWPER POVt^i'S
traduit par Marie Canavaggic
Ce textc est extrait de Visions and Revisions, 1915. Macdonald, 1955.
302
■■B
JAMES JOYCE
FINNEGANS WAKE
S'il a jamais existe un livre — je suis tente de dire un Codex —
con^u a grand-peine pour faire les delices du supreme Cercle
des Inities et des Illumines, mais compose par son auteur a partir
des graffiti les plus obscenes gribouilles par les hoi polloi dans les
latrines de la moitie de la planete, c'est bien Finnegans Wake.
Un idealiste qui a passe un certain age ne peut que se sentir
un peu nerveux et avancer a pas mesures tel un clergyman
entrant dans un bar, lorsqu'il se mele pour la premiere fois aux
clients de la Taverne Terraqueuse de Finn MacCool. Quant
a moi, lorsque je me trouve devant Virlanglais de Joyce, freudien,
pantagruelien, shandeen, marcaronique, aussitot apres m'etre
coUete avec le gallanglais de ce qu'on pourrait appeler la guerre
des six cents ans (puisqu'on s'entre-tue autour de Taliessin, le
perpetuellement reincarne, pour savoir s'il a vecu, au sens cou-
rant de ce mot, au vi® ou au xii© siecle), je suis contraint d'effec-
tuer un plongeon assez special et assez etrange, indispensable
ce.pexvd'a.icvt po\w: ■p'&s>'5>ex dVi;\e a.tKvo?.Tfvb.e,\:e d' esoterkrae bY^tko-
nico-iberienne a une atmosphere de burlesque nordo-goidelique.
La seule autorite dont je puisse me prevaloir pour parler de
Finnegans Wake est celle qu'acquiert tout naturellement un
lecteur applique et fascine, bien que souvent perplexe. Le remar-
quable article de Frank Budgen paru Fan dernier dans le numero
de septembre d' Horizon^ m'a ete d'une aide inestimable; et tout
recemment mon ami James Hanley m'a prete le livre de Harry
Levin sur Joyce, public aux Etats-Unis par les Mew Directions
Books'^ : on y trouve une analyse competente du mouvemenl
seneral de I'oeuvre ainsi que, pour chaque allusion importante,
: . Frank Budgen, « Joyce's Chapters of Going Forth by Day », Horizon, 4, sep-
:embre 1941, p. 172-191. Repris dans James Joyce and the Making of Ulysses, Oxford
University Press, i960; a paraitre dans la collection « Les Lettres Nouvelles », Denoel,
; . Harry Levin, James Joyce, a Critical Introduction, Norfolk, 1 94 1 .
303
d'abondantes references au text* .nk Budgen parle avec
I'autorite d'un homme qui non st aent a connu Joyce et a
discute du livre avec lui, mais qui lac plus connait Dublin. Je
n'ai jamais rencontre Joyce, je n'ai jamais mis les pieds a Dublin
et je ne dispose que de tres vagues indications, d'ailleurs contra-
dictoires, sur les inimities domestiques qui opposent les citoyeni
de cette combative Urbs Beata. Mais avec I'aide de Budgen, je
crois avoir atteint le moyeu de cette roue tourbillonnante de
fumee nordo-celtique ; et si, parmi les onze cent trente-deux
rayons qui partent de I'ardoise barbouillee de craie oil Anna
Livia, dans le Finnegan Pub, a inscrit les dettes de sa clientele,
nombreux sont ceux qui, apres douze mois de vaines tentative^
de tirage (car, telles les roues a eau en Amerique, les pompes a.
biere de Dublin peuvent debiter Vale en tournoyant), se refusen:
toujours a apaiser ma soif de natif du Derbyshire, je dois nean-
moins confesser que maintes et maintes fois, en tournant les
pages du livre, je me suis laisse enivrer par ce philtre qui a pou-
voir de metamorphoser en rat de cave triomphant le plus minable
des rats de bibliotheque.
Je partage entierement I'opinion de Frank Budgen qui considere
les quatre vieux Voyeurs quasi cadaveriques — Matthieu, Marc,
Luc et Jean — , a chaque fois qu'ils apparaissent au coin de la
rue, comme les quatre robinets-verseurs, tout en nangles, sangla,
angles et tangles, des quatre conduites principales de cette colos-
sale Station- Service qui alimente le cortege bigarre de I'Histoirc I
avan9ant le long des boulevards en spirale de I'Espace et du
Temps.
Je ne suis pas peu fier, je I'avoue (snobisme, peut-etre, mais est-ccl
si sur, apres tout?), de ce que le melange pantagruelien et plura-
liste de Finnegans Wake corresponde si bien a cet aspect equivoque
de mon heritage ancestral, qui est a la fois paien et chretien,
athee et polytheiste. Car si je m'effondre piteusement quandj
j'essaie de saisir le sens de toutes les enigmes philologiques etl
de toutes les runes mystiques gravees sur cette Tour de Babell
pivotante qui danse son pas-de-seul ^ a Phoenix Park dans le!
Mirage du Maintenant Ideal, je n'en suis pas moins certain del
tenir enfin le baton par le bon bout — je veux parler, bien siir,!
de ma baguette de sourcier brythonico-iberienne, que j'appuicj
fermement contre le centre, ou I'ame de ce kaleidoscope goidelcHJ
nordique.
II est, je crois, tout a fait pertinent que la publication de Finnegimt
Wake rattrape la fin d'une spire de I'univers et depasse le deb:
d'une autre, meme si ce ne devait etre qu'une inscription
plus sur I'ardoise mystique des onze cent trente-deux anne
platoniques de la pauvre Anna Livia. Mais j'ai la convicd:
I. En frangais dans le texte.
304
profonde que c'est une reverie de dimension cosmologique et
non pas un sommeil agite de mauvais reves qui a place la Halte
de Finnegan a ce virage apocalyptique sur la grande Piste du
Temps. A dire vrai, tous les createurs de mythes du monde
occidental doivent envier un homme a qui le sort permit de
passer tant d'annees a vriller dans I'Inanite Infmie cette echelle
de Jacob en forme de tire-bouchon.
Pour ma part, je suis persuade de la superiorite de Finnegans
Wake sur Ulysse, tout comme de celle du Promethee Enchalne
d'Eschyle sur le Promethee Delivre de Shelley ou de celle de la
Bible des Juifs sur le Livre de Mormon. On peut se demander
quel jour, et a quelle heure de ce jour, I'inspiration visita Joyce
pour faire de lui le mythologue et le chroniqueur sub-humain
d'un minuscule espace situe aux confins d'une ville, espace
limite sur un plan horizontal et topographique, mais illimite
sur le plan vertical et astronomique, du zenith au nadir. Bien
qu'il puisse sembler etrange d' employer un tel mot en parlant
de Joyce, le progres de Finnegans Wake par rapport a Ulysse
est, tout compte fait, un progres d'ordre moral. Ulysse ondule,
bouiilonne, gargouille, gonfle et siffle sous I'effet des mille ran-
cunes personnelles mal digerees par I'auteur, de ses fielleux
apitoiements sur lui-meme, de ses apres vendettas esthetiques.
Mais on trouve dans Finnegans Wake une acceptation a la fois
vaste, ample, debonnaire et espiegle de toute I'obliquite humaine.
Dans Ulysse, Joyce descendait dans la melee et se servait de son
genie pour frapper ses ennemis personnels, mais dans Finnegans
Wake, il reussit si bien a exterioriser son ame que, grace a une
admirable empathie, elle en vient a representer la totalite de notre
Dimension presente, deversant tout son frai d'anguilles venu des
sargasses d'une Dimension ancienne dans les heureux peiriau
dadeni, ou chaudrons du renouveau, pleins de reincarnations
imprevues.
Mais la chance etonnante de Joyce est d'avoir ete conduit (et
je ne serais pas surpris que Mr. Budgen ait assiste a ct fiat inau-
gural) jusqu'au lieu unique sur le seul chemin qui de la Cite-en-
Construction se deroule en spirale vers le Pays de Re-Naissance;
ce heu unique, ou, au miheu de ces vieilles associations d'idees
d'ordre personnel dont, pareilles a Jesus marchant sur les flots,
nos meilleures oeuvres d'art traversent les ondes fluctuantes
pour atteindre leur point climaterique, il pouvait eriger un
point d'appui ^ pour toutes ses explorations, un veritable donjon
digne du jeune Roland.
II suffit a I'historien de concentrer son attention sur un point
particulier de la surface terrestre (a condition pourtant d'inclure
tous les elements qui, fut-ce de fagon occulte, renvoient a la totalite)
-.. En fran9ais dans le texte.
305
pour liberer une puissance qui, malgre ses insuffisances ou ses
debordements, satisfait mieux que t'^ut la nostalgie de I'ame
humaine, hormis peut-etre un pa' i'Essences platoniciennes
peint par Gainsborough, ou en. i Mystere-Guignol, com-
position rapetassee, efFrangee pai ie, telle que le Faust de
Goethe.
II faudrait un essai orchestre par Hazlitt, Pater, Ruskin, Prousi.
et dirige par Osbert Sitwell, pour faire comprendre a un vieux
Pantalon des Elements tel que moi comment I'auteur s'y prend
pour satisfaire I'ame du lecteur avec ce music-hall tragicc-
mythologique qui, jouant en un seul endroit, ne le quittera pas
une seconde avant d'avoir inclus I'ensemble du multivers plura-
liste. Mais je crois que cette satisfaction est moins due aux oscil-
lations de I'attention partagee entre I'lnterieur et I'Exterieur,
qu'a la constitution tout a fait deliberee de I'Exterieur en symbole
de I'lnterieur; tant et si bien que pendant la duree de cene
eternite d' artiste, qu'on pent definir comme I'eternite-au-jour-
le-jour, I'lnterieur se perd dans I'Exterieur jusqu'a faire dispa-
raitre toute distance entre la coupe et les levres, tout espace entre
I'epee et le fourreau.
Une boufFonnerie mythologique telle que Finnegans Wake ne se
contente pas de trouver son entelechie dans I'organique; mais.
se detachant de I'organique, elle reussit une incarnation pl-is
simple dans I'lnanime. Et si Ton pent envier Joyce pour la
quiddite profondement satisfaisante de sa Ville Nuage pande-
moniaque et polytheiste, on peut aussi 1' envier pour rinspiraticn
qui I'amena, par un veritable coup de chance, a choisir Howj
Hill et la Liffey comme heros et heroine de sa pantomime di\inc-
diabolique. Le lieu de Finnegans Wake, nous dit Mr. Budgen, c'est
la vallee de la Liffey de Lucan a la mer, ainsi que la cote qui \-a
de I'estuaire au cap de Howth Head, mais le centre, le point
focal de I'oeuvre, c'est le petit village de Chapelizod, situe de part it
d'autre de la Liffey sur le cote sud-ouest de Phwnix Park. Et, continue-
t-il, Chapelizod n'est autre que cette Chapelle-FIseult oil Tris::3t^
vint chercher la fiancee de son seigneur.
Des que I'imagination de Joyce prend possession pleine et entierel
de ce llan ^ temporel-eternel, comme diraient les Gallois, et de]
Finn MacCool, ce Carre-Deifique de I'histoire irlandaise. uai
Ballet Orphique commence, avec I'anthropomorphose de Ho%-."ia
Hill en Bygmester Finn, alias Finn MacCool, alias Here C:^jx\
Everybody ^ alias H. C. Earwicker, et de la Liffey en Anna Li\-ia,|
alias Maggie, alias Plurabelle, son epouse ; et la trinite des]
danseurs diaboliques (le danseur de malefices Shem, qui tstj
I'auteur en personne, le danseur d'amour Shaun et la danseust
1. Llan : lieu en gallois.
2. Tout le rmmdey vient ou Void venir tout le monde.
306
bissauteuse ^ Isault-Isobel) execute autour de ses parents une
sarabande acrobatique, tandis que le clown Nolens-Volens et son
compere Miko-Vico jouent a saute-mouton par-dessus les tetes
de tout ce monde. Mais I'invention mythique de Joyce que
Mr. Budgen considere manifestement comme la plus originale
et je suis bien de son avis) est celle des Quatre-Essences-de-
Quatre-Creatures — car il est difficile de trouver quoi que ce soit
d'humain chez ceux qu'il appelle les Quatre Grands, les quatre
maitres-chemins d'Erin, tons a Vecoute, quatre, tant ils ressemblent
aux hieroglyphes apocalyptiques gribouilles par un crachin
d'automne parmi les cadavres de mouches sur la vitre du salon
d'une patronne de bordel negligente. C'est a ceux-la que Joyce,
dans un blaspheme bien caracteristique de Shem le Plumitif,
donne les noms des quatre evangelistes, les associant toujours
a un ane de couleur grise (quel est cet ane? on se le demande)
et a un personnage mysterieux, un certain Docteur Walker.
Sur ces quatre branches, pedeir keinc, comme dit le Livre Blanc ^,
5ur ces pecheurs coupables de voyeurisme (et I'un d'eux ne
parle-t-il pas des Quatre Vagues Galloises, bondissant, riant
dans leur Lumbag Walk ^ ?) je pourrais moi-meme (car je suis
moi-meme aussi une vague galloise, une vague de la premiere eau,
cherchant mon fonds originel) ecrire un volume d'eloges enthou-
siastes tant ma nature m'incline vers ces inventions swiftiennes :
Ueau a la bouche, tons les quatre, les vieux conjoints de la mer, iambadant
ffl et la avec leur vieux pantalometre, en dandidactylant... et tout blanguis-
;ant apres la moindre bouffee d'antan, des temps chenus et des temps echus,
uiS temps dommages et des temps fouis, apres une ultime gorgee de ten-
dresse, quatre ecoulees de jus de femme, avec eux, tous quatre se foulant
.r5 oreilles a Vecoute du millenium, et toutes leurs bouches Idchant Veau.
II serait d'ailleurs singulierement fructueux de comparer I'emploi
des proverbes populaires a des fins humoristiques dans Rabelais,
Cervantes et Shakespeare, d'une part, et leur exploitation dans
Finnegans Wake, de I'autre. On pourrait se demander si I'humour
des humains est un absolu, ou s'il change totalement selon les
epoques et les generations. Toute oeuvre d'art est pour I'artiste
un moyen de se purger des poisons qui I'habitent et, ici, Joyce
^e purge de la saeva indignatio que secretent depuis les tenebres
medievales tous les egotistes seculiers, solitaires et masochistes
de la Subure scolastique universelle. Avec un satanisme qui
rappelle Aristophane, il parait enclin a renverser les efFets de
: . Jeu de mot /ear (annee bissextile, et litteralement annee sauteuse) . Cette
expression vient i^e du fait que dans V annee bissextile, toute fete fixe apres fevrier tombe
u lendemain du joi ,emaine qui suit celui ou elle tombait I'annee precedente, et non le jour de
:-r?iaine suivant, corh^j dans les annees ordinaires. (Oxford English Dictionary.)
;. Le Livre Blanc de Rhydderch, une des deux sources manuscrites du Mabinogion.
3. Mot forg6 evoquant a la fois un lumbago, et une danse de bal comme le Lambeth
-.-ilk (du nom d'un quartier de Londres).
307
la foUe bataille que livre Don Quichotte en faveur du Roma-
nesque a la fois centre la sagesse excrementielle des lupanars et
la sagesse financiere des gouvernements. Au cours de la catharsis
inherente a cette creation, Joyce se repand en crachat, pareil a un
anobion^ hieratique saisi par la demence, ivre du jus de I'encre
du seul mot pantagruelion^ , et condamne a perir sur-le-champ s'il
ne peut enfoncer le dard de sa queue dans le flanc du plus proche
pontifex minimus du mysticisme sexuel. Ne pourrait-on soutenir
que la veritable bete noire de Joyce, son contraire esthetique et
metaphysique, son double mental, son adversaire elu, c'est cette
espece particuliere d'idealisme romantique, nuUement ignoree
des Irlandais et fort bien connue des Britanniques et des Ame-
ricains, qui bat le lait de poule du mysticisme avec les sucreries
de la sexualite, I'epaissit avec la cassonade de I'onctueuse senti-
mentalite et saupoudre le tout de la muscade du pharisaisme ?
Mais il m'est difficile de suivre Mr. Budgen (et d'ailleurs d' accep-
ter ce qui constitue, semble-t-il, I'interpretation orthodoxe de
Finnegans Wake) lorsqu'il postule I'existence d'un motif freudien
et qu'il insiste sur le role joue par le sommeil et les phenomenes
oniriques. Plus j 'analyse le livre, plus il me parait souhaitable
de n'y pas surestimer I'importance du sommeil et des reves. Quant
a Giordano Bruno et Giovanni Vico, certes, il semble impos-
sible de negliger leur role dans I'organisation de I'oeuvre, mais,
a mon avis, le lecteur profane n'est nuUement tenu d'accepter
les yeux fermes ce que rejetteraient peut-etre des specialistes
de Bruno et de Vico, a savoir une interpretation qui pretendrait
trouver chez ces deux auteurs une explication exhaustive, ou
meme suffisante, de la signification du paradigme metaphysique
de cette bouffonnerie d'atlante. Mais il faut bien admettre que
le lecteur moyen, d'abord saisi de stupeur (et ce lecteur moyen
n'est pas forcement stupide), voit son irritation atteindre la
fureur a mesure qu'il penetre dans I'oeuvre. On ne saurait ecarter
cette evidence en decretant qu'elle est sans rapport avec le genie
de Joyce. Mieux, j'y vois une donnee essentielle du probleme.
Si, comme I'affirme Croce, les fideles d'une grande oeuvre doi-
vent contribuer a donner une epaisseur nouvelle a la creation
toujours continuee de cette oeuvre, je crois qu'il en va de meme
pour ceux qu'elle transporte de rage. La difficulte que presente
Finnegans Wake n'est pas due seulement aux allusions erudites.
A cette difficulte s'ajoute d'abord une profusion sans precedent
de tournures familieres et argotiques, puis une anagrammati-
sation massive de notre langue et enfin (c'est la I'element le plus
significatif et le plus important) un systeme entierement neuf
1. Insecte qui attaque les livres.
2. Nom du chanvre dans Rabelais, parce que Pantagruel personnifie la royaute et que
la pendaison etait un droit regalien.
308
de calembours symboliques jaillis d'une imagination fertile.
Heine, pour Matthew Arnold, c'est Tame du monde faisant la
nique'aux absurdites humaines; Joyce, pourrait-on dire, c'est
une explosion plus enorme encore de la meme allegresse effrenee.
\'oici les calembours poetiques, les calembours metaphysiques,
Ics calembours de la folie et les calembours de I'indecence, les
calembours de I'amour et les calembours de la haine, les calem-
bours de la jouissance et les calembours du degout, les calembours
de I'acceptation waltwhitmanesque de Fentier melange du visible
■:t de Vinvisible, et enfin le calembour de la restitution — Chwedl"-
I\-an Karamazov, comme nous dirions en gallois ! — au Pere
Eternel de son billet d'entree au Cabaret Cosmique de I'Au-
Dela.
L^un des aspects de ce livre qui me seduisent le plus est I'allegre
pean qu'il entonne en I'honneur du dualisme essential de toute
experience. En vieillissant, on s'endurcit. Or, contre toute la logi-
cue, contre la plupart de la theologie et contre une bonne partie de
'a philosophic, je reconnais maintenant avec Joyce que le secret
primordial, fruit d'une experience douce-amere de la nature
Drute, rauque, grossiere et occulte du Monde des Mirages ou
^ecoule notre vie, et aussi la seule vraie verite de ce rnonde resi-
dent dans une certaine ivresse puisee dans la contradiction.^
Je ne vais certes pas donfier a croire que mon etude laborieuse
TL. disons le mot, risiblement serieuse de Finnegans Wake ne me
Drocure pas cette sensation delicieuse de la difficulte vaincue
cue j'eprouvais autrefois, juche sur le haut tabouret d'un snack-
oar du Nouveau-Mexique, alors que je me debattais avec I'un
de ces scandaleux Homeres juxtaUneaires dont la seule vue donne
la nausee aux vrais erudits. Je crois pourtant qu'une telle suf-
fisance est une des formes les plus inoffensives du snobisme intel-
iectuel, et j'ai le droit de ne pas oubher que nombre de ceux qui
-ourraient fort bien Ure Homere dans le texte adoptent une atti-
tude (voit-on bien que le mot adopter exprime tres exactement
:a mauvaise foi de ces petits cafards imperturbables du monde
-.miversitaire qui n'ont jamais mordu a Swift et pour qui Rabelais
rfi tout au plus une lecture de jeunesse?), adoptent done a I'egard
du probleme joycien tout entier, une position (et id notre auteur
txploiterait gaillardement la metaphore) fondee autant sur la
suffisance et presque autant sur le snobisme que le ton de cette
intelligentsia eclectique qui se rue sur le moindre indice et
iLiaque I'oeuvre avec une panoplie de cles, de cornues, de
baguettes divinatoires, a voix basse et en toute humilite. On discerne
suns peine chez Joyce une brutalite rogue qui, comme chez^ tant
d'Irlandais, n'exclut pas une sensibilite toute feminine au juge-
r-.ent d'autrui. Cette agressivite trouve sa meilleure expression
: Le Conte d'lvan Karamazov.
309
dans la maniere dont il parodie et blaspheme les valeurs que
respectent ses voisins; et compte tenu de la solitude hautaine de
Joyce, il faut prendre le mot voisins dans un sens hyperevange-
lique, et y voir la race humaine tout entiere. Je crois bien me
rappeler qu'un grand ecrivain, homme d'esprit mais critique
a I'imagination bornee (Voltaire, peut-etre), avanga un jour
que Swift, c'etait rdme de Rabelais logee dans un lieu sec. L'auteur
de ce mot se fourvoyait completement. A coup sur, I'ame de
Rabelais ferait jaillir des rivieres d'hypocras du sol le plus sec,
tandis que celle de Swift reduirait en scories les marais spongieux
de Floride ! Mais, de toute fagon, I'aphorisme eslJDanal et en-
nuyeux; il n'eclaire rien et ne repose que sur un ">rochement
superficiel : leur commune predilection pour I'o- t ce que
Hamlet appelle choses vilaines. II va de soi qu' e leurs
traitements des choses vilaines different autant que le i^aradis et
I'Enfer. Comme le dit fort justement Reginald Reynolds, le
prurit qui demange Joyce est du a un sang puritain. Comme tous
les puritains, il aime a faire souffrir. La maniere importe peu :
tantot il essaie de rendre degoutant et odieux ce qui plait a ses
semblables, tantot, par la caricature, il charge de mepris les
tabous d'autrui. Rabelais raille les abus hypocrites des gens
d'Eglise, qu'il oppose aux plaisirs honnetement evangeliques
des esprits libres, sains, nobles et genereux. Mais Joyce bafoue
tout ensemble la repression et I'exces.
Pour en revenir a la personnalite effrayante et demoniaque de
Swift, il serait difficile de pretendre trouver chez Joyce ou dans
son oeuvre le moindre de ces eclats de fureur terrifiante qui
confer ent a I'indignation de Swift sa violence devasta trice :
Mon esprit, sus a tous ces imbeciles! Au diahle la race! Allez! Vous
etes mordus!
Et s'il n'y a pas chez Joyce cet humour enorme et genereux qui
donne si souvent a Rabelais une onction et une majeste royales.
il y a de toute evidence un appetit immense et feroce pour toutes
les incongruites grotesques que la vie, au cours de ses marees
chanceuses, fait remonter a sa surface. II y a, dis-je, chez Joyce
un gout, un appetit pour tous les cahots et tous les chocs de
I'existence, rudes, brutaux, gringants, dissonants, stridents.
demagogiques, insultant au bon gout et a I'ideal, flattant la
goujaterie, qui n'a rien a voir avec cette repulsion sardonique
et scoriacee qui glagait le coeur de Swift. Encore qu'il soit d'une
nature plus coriace, Joyce, dans 1' exuberance sauvage du miching-
malleclio ^ qu'il execute a I'encontre de I'humanite dont il raille
I. Cf. Hamlet, III, 2. Trad. d'Yves Bonnefoy.
OPHELIA. — What means this, my lord?
HAMLET. — Marry, this is miching mallecho, it means mischief.
(OPHELIA. — Qu'est-ce que cela veut dire, Monseigneur?
HAMLET. — Action sournoise et mauvaise, par Dieu! Et tout le mal_^qui s'ensu::.
310
les dements fandangos, fait preuve d'une sorte de tendresse
pour I'obscenite, d'une acceptation presque voluptueuse de
cette vie « a cru » qui contraignit Swift a recourir aux plus
etranges artifices pour fuir les tenebres glacees du desespoir.
Cette predilection remarquable que montre Joyce pour I'exis-
tence sous sa forme la plus brute, la plus grossiere et la plus terre
a terre, c'est precisement ce qui I'a empeche d'utiliser Homere
sans le caricaturer, car Homere, cet aristocrate, savait distinguer
le poetique du non-poetique, et meme, avec une supreme acuite,
reperer difFerents degres dans le poetique. C'est par ce gout que
Joyce, porte-parole et accusateur de notre curieuse generation
d'entre deux guerres, de ces intellectuels lechant les pieds du
vulgaire, se separe de ces autres « tenebres » qui regnerent au
v^ siecle; ou, pour etre plus precis, de ce singulier melange de
flagornerie et de hauteur a I'egard de la posterite que Ton
trouve, assort! d'archaismes tarabiscotes et de neologismes extra-
vagants, dans les epitres de ces deux virtuoses, le Gaulois Sidoi-
ne Apollinaire et I'ltalien Magnus Cassiodore.
Certes, le monde classique a cede devant le Moyen Age et le
Moyen Age devant r£re Nationaliste maintenant moribonde
d'une tout autre maniere qu'a present nos nations souveraines
rendent I'ame sous les coups du Nouvel Internationalisme. Car
Finnegans Wake, qui charrie la tradition romantique a I'etat mi-
squelettique, mi-cadavereux et qui emporte comme de jolies
rresses les valeurs perdues et les engouements passes, c'est I'avene-
ment, dans les arrachements et les dechirements, dans des
miasmes insondables et des puanteurs innommables, du dragon
squameux de la nouvelle annee platonique !
Pour des motifs personnels, j'ai etudie ces tenebres reculees du
ve siecle, et bien qu'on puisse (nous autres bateleurs de la philo-
sophic de I'histoire ne le savons que trop !) deceler une recur-
rence en spirale viconienne dans les sentiments et les pensees
de cet age et du notre, je dois avouer que les differences me
frappent plus que les ressemblances. Comme jailli d'une chrysa-
lide d' erudition calleuse griffonnee sur un palimpseste d'inde-
cence, I'Age Nouveau eclot dans Finnegans Wake; et si les jon-
gleries verbales du livre rappellent un peu les filigranes stylis-
riques dont se servaient les pontifes du v^ siecle pour capter les
sazouillis des hirondelles faisant leurs adieux a I'ere agonisante,
il n'empeche que sa violence esthetique fait preuve d'une telle
robustesse, d'une telle brutalite, d'une telle vigueur qu'elle
suggere a chaque page sinon la saine et rustique salissure de la
naissance (car les gouts de Joyce ne sont pas precisement rus-
uques), du moins quelque chose de plus stimulant que la phospho-
rescence lepreuse de la mort.
311
Si Ton admet qu'a un certain degre de complexite et d'elabo-
ration, les oeuvres litteraires sont les plus sensibles des barometres
psychiques, il suffit de comparer Finnegans Wake et les lettres
soigneusement polies ou ces mandarins du v^ siecle decrivirent
leur monde en fusion pour constater que notre spire viconienne
nous laisse beaucoup plus d'espoir que celle qui inaugura le
Moyen Age. Au lieu de rendre I'ame avec une grace hautemeni
sophistiquee, I'univers phenixparkien de Joyce surgit de ses
cendres mouillees de biere, et, devorant ses propres horribles
secondines, renait a la vie sous nos yeux. En verite, a cote de la
veilUe ^ du v^ siecle, Veveil de Joyce est si herisse (comme dirait
Henry James) de vie a I'etat cru qu'il est souvent difficile de
demeler les ailes de I'etre nouveau-ne des elytres poisseux et
spumeux de son berceau de cendres.
Oui, I'oeuvre de Joyce contient bien toute 1' erudition sophistiquee
qui accompagne naturellement la fin d'une ere immense sur la
spirale de revolution; mais on ne peut guere parler de degene-
rescence a son sujet parce qu'on hume 1' accouchement d'une
vie nouvelle, d'un immonde agregat grincant-obscur, discordant-
obscene, railleur-impie.
Comme Goethe, je pense qu'aucun livre ne peut nous etre profi-
table tant que nous ne I'avons pas digere et assimile a notre
culture personnelle. A tout le moins, cette loi de saturation met
un firein a notre snobisme naturel et stoppe notre tendance a
I'esbroufe facile. Je pense vraiment que, si face a Ulysse je n'ai
pas encore atteint le stade de la lecture inspiree, Finnegans Wah
constitue au contraire une addition importante a la panoplie
qui me sert dans mon offensive contre I'existence. Pour com-
mencer, j'y trouve un formidable encouragement a continuer de
traiter le monde sur un mode polytheo-plurahste, comme s'il
etait issu du Multiple plutot que de I'Un, et procedait, pour
employer le jargon des theologiens, d'un Multivers plutot que
d'un Univers : c'est I'expHcation du Systeme des Choses que
j'en suis venu a tenir pour la plus probable de toutes, comme disait
le modeste Timee^. Ce qui, dans ce livre etonnant, m'aide le
mieux a surmonter mon sentiment d'insuffisance personnelle,.
c'est son ton d'exultation effrontee. Ce ton, notez bien, n'a rien
d'extatique (car, tel le vieux Tiresias dansant sa gigue titubante
aux bacchanales, il evite les faux pas) mais il salt puiser toute
une allegresse dans ces chapelets de mots, dans ces boites-gigognes
1 . Rappelons que wake signifie a la fois veille, 6veil et veill^e des morts. Le mot a aussi
le sens de sillage. En outre, dans le titre de Joyce, il peut etre construit comme un
verbe, dans tous les sens ci-dessus sauf le dernier.
2. Philosophe grec, connu seulement par le t6moignage de Platon qui en a fait le
personnage principal de son Timee.
312
d'allusions-illusions, pareilles aux cranes reduits qui pendent
a la ceinture des chasseurs de tetes, parce qu'il emploie un vieux
true bien connu des avaleurs de sabres, celui d'une magie-
metaphysique capable de transformer en images hypnotiques
I'horreur, le degout, la repulsion . Joyce est un adorateur du mot
qui fait la nique a tout ce que nous exprimons par le langage.
C'est un idolatre de I'obscenite argotique qui eprouve autant
de mepris qu'une abbesse puritaine pour I'antique sagesse
sexuelle inherente a la sentimentalite romantique. C'est une
salamandre couvee dans les cendres du Phenix moribond, et
prete a gober dans I'oeuf le Phenix a venir.
Selon moi, ce qu'il y a de grand chez Joyce, c'est ce qu'il y a
de grand chez tons les grands ecrivains. Chez Rabelais, Cer-
vantes, Dostoiewsky, Balzac ou Dickens, ce don divin (je parle
bien sur, de I'imagination) sert a designer les couches ou strates
de cosmos dissimulees sous les debris du chaos, c'est-a-dire a
rendre I'ininteUigible intelligible et le non-signifiant symbohque.
Dans Finnegans Wake, au contraire, il sert a designer I'anarchie
d'un pluralisme revigorant, hbre de toute unification et de toute
sequestration, et dissimule sous le drap hypocrite de I'Ordre et
de la Loi. Certes, Joyce etait done d'une capacite extraordinaire
pour recueillir toutes les epaves, tout le bric-a-brac de la vie
quotidienne, dictons populaires, proverbes vulgaires, rengaines
de music-hall, lieux communs de taverne, jurons de gare, graffiti
de latrines pubhques, toutes ces reparties spontanees, comiques
ou cyniques, que les gens lancent au Destin aussi naturellement
qu'ils toussent ou qu'ils crachent. Et en soufflant dessus a sa
maniere prophetique, en pilant les os de ses morts, il force le
grain a quitter la balle, tandis que ses sournois homuncules
metaphysiques et ses farfadets diaboliques se glissent dans ces
elytres abandonnes et, refugies dans ces abris confortables et
familiers comme dans des citrouilles de la Toussaint^, adressent
leurs pieds de nez a I'espece humaine et, en tout premier lieu,
a ses chefs spirituels.
Frank Budgen, defendant I'interpretation orthodoxe de Finnegans
Wake, selon laquelle le reve constitue la matiere du livre, avance
une idee qui peut paraitre seduisante mais que je recuse abso-
lument : ce serait precisement parce que sa matiere est le reve
:. La veille de la Toussaint (Halloween) , les enfants am6ricains evident des citrouilles
et les sculptent pour leur donner une face humaine. lis y placent ensuite des bougies.
Au Moyen Age, il s'agissait d'ecarter les esprits, particulierement malveillants ce
'our-la.
313
qu'il n'y a dans Fimegans Wake ni douleur, ni peine, ni mort
— sauf celle de la LifFey qui se jette dans la mer. Au contraire
dans les commerages de I'orme et de la pierre sur le compte
d'Anna Livia, dans les humiliations atroces que s'inflige Shem
le Plumitif (et je vis ces mortifications avec plus d'intensite et
plus de joie fielleusement chretienne que j'en ai jamais eprouve
dans la litterature si ce n'est chez Saint Paul et chez Dostoiewsky) ,
dans les rodomontades comico-pathetiques de Shem, dans ses
paillardises scandaleusement attendrissantes et enfin dans toutes
les allusions a Anna Livia et a sa famille, j'entends la plainte
du monde, ses sentiments blesses, ses nerfs martyrises et toute
Fhorreur morbide que dans notre folie nous imaginons etre a
I'envers et sur le dos du monde — mieux que dans Thackeray
et dans Trollope pris ensemble !
Puisque le calembour favori de Joyce n'est qu'une variation
contmue sur le Notre Pere, une question s'impose : pourquoi
les Amencains, c'est-a-dire le peuple qui, apres nous, revere le
plus le Notre Pere, mordent-\h tellement mieux a Fimegans Wake J
La reponse est a la fois fort simple et fort complexe. Bien que
Joyce ait choisi I'exil de son propre gre et bien qu'il ne manifeste
guere de sympathie a I'egard du nationalisme irlandais, je sens
couver en lui un ressentiment plus vif encore, pareil a I'eau-de-vie
dansant en flammeches bleues autour du houx qui decore le
Christmas pudding, je veux dire le ressentiment qu'il eprouve a
regard de toutes les valeurs et de toutes les traditions qui ont
le moindre relent de britannisme. II n'y a pas que des gentlemen
dans notre pays, et certains d'entre nous sont prets a jurer qu'ils
n'ont aucune envie de le devenir. Nous n'avons pas tons un due
dans notre famille et nous voyons des dues qui refusent de se
prevaloir de leur titre. Mais il demeure que pour le meilleur
et pour k pire (precisons ici qu'on pent fort bien plaider en
faveur d'une certaine forme de snobisme), nous sommes la race
la plus snob et la plus melee du monde. Si I'on en juge par
Proust, les Fran^ais sont passionnement attaches a toutes sortes
de secrets aristocratiques, qu'ils defendent avec un soin jaloux.
Mais ce qui leur manque, c'est le Droit d'Ainesse qui, dans nos
grandes families aristocratiques, oblige les cadets a quitter le
coracle ancestral et a chercher fortune en se melant a une haute
bourgeoisie dynamique. Et de meme qu'a une extremite de ce
haut plateau que constitue notre classe privilegiee, les aristo-
crates retombent sans cesse au niveau du gendeman ordinaire,
et que le gentleman ordinaire, souvent en prenant femme dans
la superbe Petite Bourgeoisie, coule ou plonge avec courage et
ardeur jusqu'a des profondeurs toujours plus grandes, de meme
on trouve sur 1' autre bord de ce haut plateau une minorite
redoutable d'hommcs d'affaires, de presse, d'Etat, de loi, de
314
lettres, de science et de guerre qui fusent comme autant de
chandelles romaines !
Certes, la naissance et I'education presentent, tant du point de
vue esthetique que du point de vue psychologique, un interet
considerable, mais c'est toujours du melange des sangs que
jaillissent les talents les plus vifs et les genies les plus rares.
L'Angleterre demeure une oligarchic vigoureuse temperee par
le bon sens et la retenue, une oligarchic ou le courage et la ruse
sont fournis par les aristocrates, le travail et I'honnetete par la
haute bourgeoisie ; mais I'intelligence nous vient de tous les coins
du monde ou les oiseaux de passage savent reperer les miettes
de pain sur les escaliers, ou les detritus flottant au gre des vagues !
Quand un intellectuel americain decide d'ecrire une etude
critique de Finnegans Wake, c'est sans aucun parti pris qu'il
aborde ce qu'on pourrait appeler le systeme de gouts et de degouts
qui regit I'oeuvre et qui n'a rien de commun avec les conventions
sociales. Mais il sent, affleurant partout dans le livre, la colere
et le parti pris. Et quand il assiste, dans Ulysse ou Finnegans Wake,
au dechainement de ce qu'il faut bien appeler une repulsion
viscerale pour la conception britannique de I'existence et plus
particulierement pour ce melange de grand courage et de tran-
quille ego'isme qui caracterise notre classe dirigeante, il n'eprouve
ni surprise ni indignation. Lorsqu'il entreprit Don Quichotte,
Cervantes croyait bien qu'il allait s'amuser aux depens de son
sujet et n'en faire qu'une bouchee, mais il s'apergut bientot qu'il
etait emporte par sa propre creation. Chez Joyce ce degoiit
insondable pour tout ce qu'incarne le gentleman britannique
n'a jamais ete un element constitutif de son oeuvre et a pu, pour
cette raison meme, se manifester jusqu'au bout en toute liberte.
Le resultat, ce fut un bouillonnement, un jaillissement, une
montee, un debordement de tous les aspects de I'existence
humaine auxquels pouvaient s'appUquer les mots representant
le mieux ce qui, chez notre excellent gentleman, suscite une
repulsion viscerale, c'est-a-dire la vulgarite et la goujaterie.
Je dirai, je crois sans aller trop loin, que 1' Anglais le plus ouvert,
lorsqu'il lit Joyce, se heurte au couple conceptuel abhorre de
\ ulgarite-goujaterie et que Joyce, lorsqu'il evoque un gentleman
britannique, se heurte a cet autre couple conceptuel abhorre :
le snobisme-hypocrisie. Ce qu'oublie trop facilement une partie
de notre intelligentsia quand, a la suite de T. S. Eliot et de Frank
Budgen, elle admire et respecte Joyce, c'est que les attaques
lancees contre sa methode ne sont pas toujours le fait des Philis-
dns. On se rappellera I'audace de notre Wyndham Lewis qui,
dans son magnifique ouvrage Time and Western Man, reussit ce
que d'autres critiques moins penetrants n'avaient pas ose, faute
de courage et de perspicacite : il tire au vol, si je puis dire, Joyce
315
et son double autobiographique Stephen Dedalus. II les prend
en flagrant delit d'outrecuidance; or, s'il est une attitude deplai-
sante dont leur ennemi le gentleman se rend rarement coupable.
c'est bien celle-la.
Pour ma part, je suis fermement convaincu que V extreme difficulti
(je n'ai pas dit Fobscurite) du style de Joyce dans sa periode de
maturite lui interdit et lui interdira toujours de prendre rang
parmi les tout premiers ecrivains de notre langue. Neanmoins.
se refuser a voir en lui un grand ecrivain dont I'importance est
capitale, c'est faire ce que naguere encore je faisais, succombant
a mes preventions malfaisantes, nevrotiques (d'origine probable-
ment religieuse et sexuelle, si ce n'est pas la une seule et meme
chose), c'est-a-dire permettre aux emotions qui naissent au-
dessous de la ceinture d'obscurcir de leurs vapeurs sulfureuses notre
intelligence naturelle. Moi qui suis un admirateur fanatique et
un lecteur hypermethodique de Finnegans Wake, je n'en adopte
pas moins, avec raison me semble-t-il, une attitude heretique
sur deux points : d'abord sur le role joue par la psychanalyse.
ensuite sur celui qu'on attribue aux reves. Bien que, comme
Frank Budgen, les interpretes orthodoxes demontrent avec force
preuves que Joyce lui-meme declarait avoir fonde son livre sur
le reve, je demeure convaincu que la matiere de Finnegans Waki
est celle de la vie humaine normale dont ont traite tous les grands
ecrivains. Bien sur, son desir, son intention etait de faire du re\e
le substrat du livre, mais son livre I'a emporte. Cette remarque
est d'ailleurs valable pour les paralleles homeriques dans Ulysse.
Certes, il existe un tableau synoptique complexe, ecrit de la
main meme de Joyce, ou Ton trouve ces sous-titres homeriques.
Certes, lorsque Frank Budgen rapporte de fagon si claire et si
veridique le detail des conversations qu'il eut avec Joyce sur le
reve et la fonction du reve dans Finnegans Wake, il faut faire
entiere confiance a sa memoire. Bien plus, j'ai I'impression que
si Joyce revenait sur terre, il se refuserait a contredire les inter-
pretations de ces feaux serviteurs. Mais je demeure sceptique.
Je persiste a croire que si un ecrivain de genie est vraiment grand
il marquera la posterite non point par ce qu'il y a de premedite
et de voulu dans ses ecrits mais par ce qui, jaiUissant des pro-
fondeurs de son ame singuliere, se diffuse dans toute I'oeuvre.
Bien sur, devant des amis convaincus et admiratifs, il parlera
avec abondance de ces subtiles structures. Mais comment diable
pourrait-il parler d'autre chose? Les amis de I'auteur de La
Reine des Fees devaient connaitre cette fichue allegoric dans ses
moindres details. Mais devant ce que nous autres Gallois appel-
lerions Vawen ^ de ce poeme exceptionnel et tellement britan-
nique, en poesie la bete noire de Joyce (qui n'est pas toujours
I. ConiG.
316
bien inspire en presence des Irlandais !), ce n'est pas a 1' allegoric
que nous songeons, pas plus que le poete ne pensait a un ana-
lyste ou a un psychanalyste lorsque, s'adressant a la mere des
Muses, il s'ecriait :
De ton coffre eternel, extrais, 6 Memoire,
Les rouleaux seculaires qui s''y trouvent celes.
JOHN COWPER POWYS
traduit par Didier Coupaye et Michel Cresset
Cet essai est le deuxieme du recueil intitule Obstinate Cymric (Essays 1935-1947), Car-
marthen, The Druid Press, 1947.
317
VI
MISSIVES
Au diable Vart ! Je suis un bien trop
vieux renard des chasses gardees du
Cosmos pour me laisser prendre aux
rodomontades d'un leurre de ce genre.
Ge que j'ecris (mes romans et le
reste) n'est que simple propagande —
que j'essaie de rendre aussi convain-
cante que possible — en faveur de
ma philosophie de la vie.
Autobiographie , 579.
LE VAGABOND DU VERBE
John Cowper Powys a ecrit des lettres par milliers mais avec
la meme aisance que d'autres, a la fin d'un jour, s'en vont faire
une randonnee. Ce qui ne I'a pas empeche d'en faire aussi des
milliers, en Angleterre, en Amerique ou au Pays de Galles,
appuye sur « Sacre » ou quelque autre baton rituel. Powys
aimait ces interruptions, ces parentheses dans la duree. II faut
croire que le temps n'existe pas pour ceux qui en ont decide
ainsi; le refus du temps, c'est aussi cela, cette illusion vitale dent
Powys nous entretient si souvent. Quand il commence, nul
ne saurait dire si le vagabondage sera bref ou long, si la mis-
sive ira droit au but qu'elle s'invente ou se perdra dans des
meandres inextricables. Plus sa vie allait, plus les lettres de
Powys devenaient, non par un effet de I'age mais par plus de
liberte precieusement acquise dans son artisanat patient de
romancier, le domaine ou ses obsessions, ses humeurs, ses fou-
cades, ses lubies, ses marottes, ses singuliers fantasmes se don-
naient libre cours, allegrement, passionnement, infatigablement.
sans crainte de se repeter ni de lasser jamais. Ses lettres etaient
le va-tout de ses pensees.
Selon chaque destinataire, Powys savait adopter un point de
vue aux nuances legerement differentes, car il avait assez le
souci, I'intense respect d'autrui dans son ouverture aux vies
diverses, pour, lorsqu'il ecrivait a un ami, se mouler, Protee
du dialogue, se couler dans son mode de pensee, sans cesser
au reste un instant d'etre lui-meme entierement. Si le ton des
lettres reste personnel jusqu'a I'outrance et parfois la parodie
heureuse de soi-meme, la confidence y est plus ou moins totale :
on sent une infime reticence, ou bien 1' abandon delibere.
Alors que ses lettres d'Amerique evoquent plutot les deplace-
ments incessants de cette vertigineuse errance, de ville en ville.
pendant trente annees, au contraire lorsque Powys se fixa au
Pays de Galles, des avant la derniere guerre, ses lettres aux
siens et a certains amis privilegies refletent bien le terme mis a
cette hate de I'existence dans un eternel provisoire. Desormais
Powys a trouve son lieu, ce Merionethshire qui lui parait une
patrie plus que natale, originelle et anteoriginelle. Le solitaire
de Corwen puis de Blaenau-Ffestiniog a le grand loisir d'ecrire,
de se livrer plus que jamais au harcelant demon de I'imagi-
naire, avec lequel il mene un combat enfin serein. Ses lettres
ont alors la totale souverainete de la pensee joueuse.
Parallelement a sa creation romanesque ininterrompue, il ecrit
des centaines et des centaines de lettres, jour apres jour, comme
une fievre jamais eteinte. Quel exces, sans doute, mais quelle
320
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Lettre a Huw
Bissell.
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Suite de la meme lettre a Huw Menai.
Collection E. E. Bissell.
curiosite, indulgente, incessante, et vorace! Powys y parle de
tout, brasse tout, litteralement tout : Dieu, Bouddha, Dionysos,
Tiresias, alternent avec ses maux d'estomac ou des yeux; ses
relectures perpetuelles d'Homere, de Shakespeare, de Blake,
de Wordsworth ou de Whitman, avec les inquietudes de son
editeur devant le rationnement du papier en temps de guerre
fatalite pour les mille grandes pages d' Owen Glendower!) ; sa
decouverte enthousiaste d'ecrivains plus jeunes que lui, Henry
Miller, James Hanley, Huw Menai, avec des considerations
sur ses voisins au Pays de Galles ou des gens qu'il a connus
trente ans avant aux Etats-Unis, car pour lui les continents
sont extensibles comme le temps. Souvent il pent sembler se
perdre en divagations sur des details en apparence oiseux. En
apparence, car pour Powys, rien qui ne soit un tresor inepui-
sable : dans I'objet le plus infime, la pierre ou le fetu de paille,
il honore une bribe du tout qu'il espere embrasser entierement,
a chaque seconde et dans chaque souffle. Ainsi les lettres abondent
en parentheses, en digressions, en ajouts dans les marges, dans
les angles et en forme de coroUes, parsemees de dessins, de cari-
catures, ramifications qui sont comme dues aux poussees de la
seve : ... La seule vue de ses lettres me plonge dans Vextase. II ecrit
(frobablement avec son bloc sur les genoux, bloc qui pivote sur d'invi-
sibles roulements a bilks. Ses lignes epousent un trace en labyrinthe, ce
qui permet de les lire a I'envers ou a la maniere des branches d 'un chan-
delier ou comme quelque chose qui grimpe au mur. II est toujours en etat
r exaltation. Toujours. Les broutilles deviennent monuments... Le plus
:ieux de mes correspondants... il est aussi le plus jeune et le plus gai,
le plus tolerant et le plus enthousiaste de tons. Je suis certain qu'il mourra
comme William Blake, en chantant et en battant des mains, a pu ecrire
Henry Miller ^. Impenitent bavard que John Cowper sans
doute, mais nous reconnaissons bien ici la meme confiance en la
parole que dans ses vastes romans au flux continuel, une con-
fiance dont on devine qu'elle a traverse et surmonte naguere
tous les doutes, pour se livrer sans fin a cette litanie enchantee.
Les extraits qui suivent fiarent glanes parmi cent ou mille autres
egalement possibles, non pas au hasard, mais en pensant au
lecteur de Y Autobiographic et a son desir de connaitre un peu
plus I'ecrivain toujours sincere sous tous ses masques.
FRANgOIS XAVIER JAUJARD
I . Henry Miller, Big Sur et les Oranges de Jdrome Bosch, traduit par Roger Giroux, Buchet-
Chastel, p. 219.
321
LETTRES A PHILIPPA POWYS
Catharine Edith Philippa Powys etait une veritable enfant des elemen::.
Rien ne lui plaisait plus qu'un orage, une bourrasque d'automne ou 1-:
pluies cinglantes de I'hiver. Elk aimait toute la nature, depuis les peti::
renardeaux roux sur la falaise jusqu'aux bwufs des hautes plaines qu:.
lorsqu'elle arpentait les collines, surgissaient comme des buffles a tranri
la brume. C etait une fille impetueuse, belle, vive et aimante. Ce qu/eU
savait, elle Vavait appris presque toute seule ou a travers ses freres ■::
sa smr Gertrude. Apres que son pere cut pris sa retraite, elle loua urj.
petite exploitation a Montacute appelee la Ferme du Roper, puis, i
son retour d'Amerique, une autre ferme dans les plaines crayeuses cu
Dorset, non loin d'East Chaldon, la maison de son frere, le romancicr
T.F. Powys. La, a Chydyok, elle pouvait monter a loisir ses chevaux
Seagull (Goeland) et Josephine, ou aller retrouver ses amis les chasseur:
et^ les pecheurs de Ringstead sur les collines et les sombres falaises. Ce::
la qu'elle ecrivit le seul roman qu'elle publia. The Blackthorn Winter
(1930), et de nombreux poemes dont elle ne fit paraitre aussi qu'un
recueil, Driftwood (1930). Dans une de ses lettres, John Cowper
s'exclamait : Ecris, ecris, ecris, Aigle de Mer! Ecris avec une
grande plume arrachee a ton aile puissante, car toi, toi seule.
tu peux ecrire de tels livres ! Ses auteurs preferes etaient Dostoiewsh.
Balzac et Henry James, et les poetes qu'elle aimait le plus Matth'eiL
Arnold et ^ Walt Whitman. Elle a laisse un journal, tenu pendant pre:
d'un demi-siecle, et une masse de manuscrits, comprenant des poemes a
plusieurs recits profondement romantiques.
FRANCIS POWYS
Route 2, Hillsdale. New Tork, 6 mai igj^.
Mon vieil Aigle de Mer parmi les Leopards et les Lions!
(naon affection fidele au vieux Will)
Qiiels livres, quels excellents livres — mes preferes en fait —
doiyent garnir ses rayons : Nietzsche et Dostoiewsky et les autres I
Oui, comme toi, je place Nietzsche tres haut... seulement il
faut en garder les grandes idees sans s'inquieter de certaines
absurdites violentes et outrees auxquelles le mene sa haine des
gens plats, mediocres et sinistres, comme par exemple son
bavardage autour de la noble et blonde Bete Teutonne, ses
panegyriques insenses de Cesar Borgia, et ainsi de suite, et tour
ce qu'il dit sur la violence la colere I'esclavage la cruaute —
tout cela ou presque tout n'est qu'ecume et fumee; car c'etait
un saint homme timide, calme et vulnerable, et c'est sa violente
322
reaction centre I'insensibilite, la stupidite et la mediocrite qui
/ai fit ainsi preferer la violence ! Mais je I'aime au-dela de tout
er plus encore quand il se laisse aller a son imagination et qu'il
ecrit sur les choses de la vie. Car il choisit Dionysos comme le
dieu symbolique ou la puissance mystique qu'il preferait — a
cause sans doute des Tragedies Grecques : VCEdipe de Sophocle
lequel tua son pere et epousa sa mere par erreur), le Prometkee
d'Eschyle, precipite aux Enfers en punition de sa Revolte, apres
i\-oir parle a lo, qu'Hera transforma en genisse, jalouse qu'elle
-:>it aimee de Zeus (dans la tradition du theatre dionysien
dWthenes, lo aurait porte des cornes sur la tete) — a cause
aussi de I'idee grecque du Destin — tout cela etant tres nietzs-
-;heen. Et surtout a cause des « Bacchantes » d'Euripide ou
Dionysos apparait en personne et fait en sorte que Penthee ce
roi de Thebes si mechant borne tetu et vulgaire soit tue par
-a propre mere transformee en Menade, devenue la disciple
dechainee et frenetique de Dionysos, que le vieux devin Tire-
^ias reconnait pour dieu quand, pris de delire, il danse. Nietzsche
pense que la Tragedie Grecque est issue d'une plenitude de vie
qui deborde, d'un trop-plein d'exaltation qui se deverse dans
!a tragedie.
Le mot Tragedie signifie chant du bouc et a I'origine ce n'etait
qu'une danse demente et presque boufFonne de Satyres, de
Syh-ains, d'Oreades, de Faunes et de Pans en I'honneur de
Dionysos, au printemps ou au moment des vendanges. II etait
-r dieu de la seve, de toute seve, le dieu du vin des vignes et de
-a seve de toute vie et done de la seve erotique ou amoureuse,
de I'energie et de la joie. C'etait un revolte parmi les Dieux
Grecs — lui qui etait le dieu des amants, des poetes, des fous,
des voyants et des femmes; I'essentiel n'est pas qu'il soit le dieu
du vin car il etait le dieu de toutes les seves de la vie et surtout
V dieu de toute extase, et principalement de cette extase cos-
mique oia I'amour se mele a I'adoration de la Nature. Nietzsche
pensait qu'il serait bon de diviser les livres et les pensees en deux
categories : I'esprit apoUinien et I'esprit dionysiaque, ce dernier
tcujours plus dechaine effrene romantique et fou — le premier
creant dans une maitrise de soi parfaite et detachee. Dans les
Eludes Grecques de Walter Pater il y a un bel essai sur Dionysos,
cr dans ses Portraits Imaginaires, je crois qu'il I'a egalement repre-
^ente grace au personnage de Denys I'Auxerrois qui fut tue par
ses detracteurs; Dionysos a toujours ete un dieu efFemine et
cnatre! un dieu flagelle, frappe, blesse; mais en fin de compte
•.ictorieux. Lorsque Nietzsche lui-meme est devenu fou a Turin,
:i envoya un telegramme a Cosima (la femme de Wagner, celle
qu'il aimait le plus) signe Dionysos. Imagine-toi les postiers
iialiens envoyant cela d'un petit bureau a la gare de Turin!
323
Et il I'appelait Ariane, celle qui fut aimee par Dionysos apres
avoir ete abandonnee par Thesee, le roi d'Athenes. On pourrait
dire que tout le combat interieur de la vie mentale de Nietzsche
fut une tentative pour retenir en lui-meme le dionysiaque (par
des liens de paille) et de contraindre le c6te calme, pondere,
autoritaire, reserve et viril de sa nature a dominer sa vie. Ce
combat pour parvenir a une calme lucidite apoUinienne, a
rharmonie et a I'equilibre divins — alois que sa veritable nature
etait emportee, ravagee, feminine, tragique et dionysiaque —
ce combat etait desespere au point de le mener a la folic.
Je ne possede aucun livre de Nietzsche — pas un seul — mais
j'en ai plusieurs de Dostoiewsky. Voudrais-tu que nous t'en
envoyions un ? U Idiot - Les Possedes - Les Freres Karamazov - Crime
et Chdtiment? Nous les avons tous les quatre. Mais je pense que
tu voulais des livres de Nietzsche et je n'en ai aucun, non, pas
un seul.
Oh nous avons tant aime tes lettres. Et Phyllis suivra fidelement
toutes tes instructions. Que Dieu te garde. Amities a Will.
Phyllis t'envoie toutes ses amities. Ton affectionne
John
Cae Coed, Corwen, i8 novembre igs^.
Philippa (Venue de la Mer sinon Nee de la Mer!)
Comment te remercier assez pour cette belle lettre si pleine
d'interet pour moi et qui sut s'attirer tant de regards de notre
compagne !
Je ne parlerai pas de Politique; je ne parlerai pas de Religion;
ni de FUnion-Jack ni de I'Empire; mais seulement de William
Wordsworth. II est difficile pour moi d'exprimer dans la seule
lettre que je puisse maintenant ecrire tout ce que j'eprouve.
Je vais ecrire sur lui de mon mieux dans le livre qui suivra celui
que j'ecris a present sur Dorchester i, et que j'appellerai Uart
de lire ou Le plaisir de lire ou d'un titre dans ce genre ^, car je
sens qu'il y a encore beaucoup a dire sur lui, malgre tant de gros
livres, et qui n'a jamais ete dit. J'ai bien aime ce que tu as ecrit
sur I'impression qu'il donnait — oui, et je connais ce volume
imprime si petit, je le connais bien, je crois I'avoir donne a
Gertrude — une edition effroyable, une des pires ! Ce n'est pas
dans celle-lk que je I'ai lu, mais dans une edition disparue depuis
longtemps et remplacee par une autre donnee par ma femme et
1. Camp retrancM (1936).
2. II s'agi des futurs Pkisirs de la Litterature (1938),
324
mon fils et qui contient Le Prelude. Le Prelude est le plus beau de
ses longs poemes — et comme je me souviens de mes efforts
pour essay er de detourner F esprit de Lulu\ ivre de soleil, ivre
de vie, loin de la fenetre du train, sur cette oeuvre lourde et
teintee de mysticisme ! Parmi les poemes plus courts, void la
liste de ceux que je prefere :
1. Les Stances
2. Lucy^
Le desespoir de Margaret
Le dernier du troupeau
Tristesse Maternelle
Au Coucou
Trois ans elk a grandi^
Une accalmie a endormi mes sem^
Ruth
Resolution et Independance
L'Epine
UAbbaye de Tintern
Laodamia
La moissonneuse solitaire
Ode sur rimmortalite
Michel
17. Complainte d'une Indienne abandonnee
18. Stances elegiaques suggerees par un tableau du chateau de Peek
19. Ses yeux sont fous
20. Conversations personnelles
Et puis aussi quelques-uns de ses sonnets qui sont parmi les
meilleurs — il n'est pas besoin de les nommer; mais la plupart
confinent au pire a cause de leur ennui, de leur tristesse et de leur
piete pesante et desuete !
Je considere que I'ecrivain chez lui contient trois etres : i) Le
moi sinistre, celui de la religiosite banale — incroyablement
mediocre, a peine s'il s'agit d'un poete ! 2) Le moraliste pesant,
eloquent, a la rhetorique puissante, qui aime le son des vers
ronflants du genre et V accompagnait en route une vision splendide.
3) Un tres grand poete delivre de tout sentiment de piete conven-
tionnelle et n'ecrivant que sous I'empire de I'inspiration.
Dans une de ses fa§ons de voir il n'est peut-etre pas au sommet
de lui-meme, mais profondement original, supremement pes-
simiste et tragique; je pense a la maniere incomparable dont il
exprime I'endurance tragique qui est celle des betes, des meres,
des voyageurs, des vagabonds et des mendiants uses par Page.
Tout cela etant d'une autre veine encore que sa description
3-
4.
5'
6,
?•
8.
9
10
II
12
13
14
15
16
1. Leur frere Llewelyn.
2. Ges trois fragments sont tir6s de Lucy, compos6 par Wordsworth en 1799, ou il pleura
la mort de sa petite fille ig^e de trois ans et tant aim6e par De Quincey.
325
austere et parfaitement simple des rochers, des pierres, des
arbres, des choses de la nature les plus depouillees et les plus
proches des elements, et du mouvement de forces telles que le
crepuscule, la brume, la pluie et le givre. Je sais bien qu'il dis-
pense une forte dose d'ennui due a sa pesanteur aveugle, et
que ce n'est pas dans la description des passions ou de I'amour
qu'il excelle, mais dans celle de I'endurance tragique propre
aux natures fortes lorsqu'elles demeurent, de fagon austere et
rigide, proches de ces elements qui, plus ou moins mais pas
entierement, les consolent ! II n'est pas le poete de la beaute,
de la passion, de I'amour, ou de I'optimisme heureux, pas du
tout ! Pas plus qu'il n'est le poete de la revoke contre les dieux
du destin, non, il est le poete d'une stoique, silencieuse et lente
endurance — console, sans etre reconforte — aide, soutenu,
sans etre transporte — par les plus severes des elements ! II est
vain de rechercher en Wordsworth amour, passion, espoir ou
extase. Nous devons y chercher ces sentiments qui nous viennent
lorsque nous sommes seuls — heureux d'etre seuls a endurer
les rigueurs du cHmat, ou bien quelque manque, une douleur
ou une infirmite du corps — seuls en face des elements. Et je
peux apprendre de lui comment me passer de la beaute, des
etres aimes, de la passion ou de la gloire — mais aussi comment
ressembler a ce vieux ramasseur de sangsues casse en deux et
qui « avance de tout son etre a supposer qu'il avance »
et me penetrer d'un plaisir lent et stoique de vieil animal, qui
me vient de la vie en ce qu'elle a de plus depouille et de plus
nu — plaisir du pain et du the, de la flamme contre les genoux
et les mains — et je peux apprendre de lui a me voir en squelette
qui se meut ou se tient immobile, ou en larve de phrygane
au pied d'un arbre a demi pourri, tordue dans une certaine
direction, la meme direction, toujours la meme, sans jamais
s'expliquer ni se plaindre, comme disait DisraeH. fitrange est le
nombre de grands poetes qui ressentent la necessite d'ecrire
meme quand I'inspiration leur fait defaut, et parmi tous ces
fastidieux Wordsworth est le pire. Mais je dois dire que moi
je retire de ses poemes une aide immense pour endurer toutes
sortes de maux et de deplaisirs. Wordsworth pent m'apprendre
a me sentir une pierre, un vieux train hors d'usage, une flaque,
une souche depourvue de beaute ou de pittoresque, comme
celle qu'un Bewick placerait aupres d'un aveugle ou d'un pendu.
Je decouvre que je peux apprendre de Wordsworth comment
me repHer sur soi-meme comme une bete offrant son dos a la
pluie, et que je peux apprendre de lui cette endurance obstinee,
cette patience qui se tait et se contente d'attendre, comme
Kent dans Le Roi Lear, qui, mis aux ceps, attend que la roue se
mette a tourner,
326
Mais je dois finir, ma cherie. Dis bien a Gertrude que je la
remercie et lui ecrirai bientot.
Toujours ton vieil affectionne
J.C.
Corwen, 8 mars ig^o.
— Parfois ma Muse me dit : « Vieux conferencier imbecile !
Quand done ecriras-tu un livre sur tes Quatre Soeurs? » Mais
je reponds a ma Muse et lui dis : « Je sais que tu paries de Ger-
trude, Marian, Katie, Lucy — mais 6 belle petite sauvage
impetueuse » — c'est ainsi que je parle a celle qui m'inspire —
« tu oublies, et c'est Katie qui m'en fait souvenir, tu oublies que
c'est de ma Cinquieme Soeur^ que j'etais si particulierement, si
singulierement, curieusement, specifiquement amoureux; et de
qui done si ce n'est d'elle devrais-je parler si je commengais a
ecrire sur Gertrude, Marian, Katie et Lucy? »
Car c'est un fait, je I'ai connue bien plus intimement que toi,
meme si par certains cotes je suis ton double coule dans un
moule masculin — bien plus intimement aussi que je n'ai connu
Marian, bien que nous ayons vecu, elle et moi, tant d'annees
ensemble et que nous ayons en commun tant de dedains, d'atti-
rances, de complaisances et de blames !
L'avenir ideal dont je revais etait d'etre un acteur celebre par-
tageant la vie de Nelly, participant a tous les spectacles avec
Nelly, car elle et moi nous etions parfaitement semblables dans
notre vie mentale, esthetique et artistique, dans notre vie
affective, notre vie imaginaire et notre vie erotique. Nous allions
de I'une a I'autre de ces vies que nous maintenions separees.
C'est pourquoi la nature de nos querelles etait tellement etrange,
chacun de nous faisant appel chez I'autre a des domaines mul-
tiples et bien distincts, et pourquoi chacun de nous etait attire
par I'autre de curieuse fa^on, car les filles murissent bien plus
\ ite que les gargons et j'avais beau etre plus age que Nelly sur
le plan des annees, sur d'autres nous etions du meme age. Tout
comme je le fais, elle avait separe sa vie erotique de sa vie sen-
timentale, de meme qu'elle maintenait scindees la vie de I'ima-
gination et celle du coeur, en sorte qu'il lui etait impossible,
comme a moi-meme, d'etre passionnee dans ses amours. Elle
differait de toi precisement sur les points precis o\x moi-meme
je differe de toi. Je n'ai jamais connu la passion de I'amour,
I. Voir Granit, p. 91.
327
quoique tres domine par I'erotisme, mais pour moi comme pour
elle, et au contraire de toi, ces domaines se trouvaient eloignes
I'un de I'autre.
Eh bien ! Je dois finir, car void une lettre ecrite a celle avec qui
j'ai tout en commun sauf la possibilite d'eprouver la passion
que Ton eprouve seulement quand Terotisme et le coeur, le
sentimental et I'imaginaire et Dieu sait quoi encore se trouvent
confondus ainsi qu'il etait prevu, devrais-je dire? Mais que
peut-on dire? Car que savons-nous?
Ton fidele et affectionne vieux
J.C.P.
traduit par Diane de Margerie
Ces lettres sent in4dites en anglais.
328
LETTRES A HUW MENAI
Dans le « temps gallois » de John Cowper Powys, son amitie d'election
fut celle du poete Huw Menai ^ . On pent dire que Huw Menai aura ete
/'alter ego par excellence, et comme un double que Powys se choisis-
sait, un nouveau frere oil il retrouvait un peu de Llewelyn, le disparu.
Huw my darling Vappelait-il, et sa tendresse inventait mille appel-
lations toutes plus ebouriffantes, mille surnoms oil se melent, non sans
emphase ni humour, la fable, la mythologie et la cosmogonie propre a
Vauteur de Porius; dans une lettre du 2g mai ig^i il appelle Huw
Vieille Hemisphere, et un peu plus loin Serpent de Mer - Promethee.
Ce surnom de Serpent de Mer est le plus frequent, qu'illustre un cro-
quis ou- il trace, d'un trait aussi sur que ses paraphes, la Lyre du Ser-
pent de Mer, la lyre du poete celte, a qui, le plus simplement du monde,
il donnait du genie. Huw Menai avait deja public avant la guerre plu-
sieurs recueils de facture classique, notamment Through the Upcast
Shaft, The Passing of Guto et Back in the Return {titre bien
powysien!) et John Cowper Powys, qui depuis la parution de son roman
Owen Glendower [dedie a Huw Menai, de Carmarthen) col-
laborait aux publications du Pays de Galles, prefaga le recueil de son
ami, The Simple Vision ^, par une de ces analyses dithyram-
biques dont il avait le secret. SHdentifiant a Huw Menai au point de
projeter sur lui ses propres velleites, il le poussait a ecrire une Autobio-
graphic qui, au contraire de la sienne, fut romancee. C^est un peu un
portrait de lui-meme et de celui qu'il veut itre desormais qu^il trace dans
celui de Huw, a la fois pretre, clown, acteur, magicien et poete.
Fidele a sa race, le poete n'oublie jamais le druide; il ne peut
echapper au fait de detenir dans son sang I'artiste Dionysiaque,
I'orateur gallois traditionnel... ^ On souhaite que ces lettres, que
nous devons a V amitie de M. E.E. Bissell, qui les conserve, avec nombre
de precieux manuscrits des freres Powys, dans sa petite maison d'Ashorne
dans le Warwickshire, oil nous sommes alles les dechiffrer et les copier,
soient un jour prochain reunies et publiees en Angleterre. Ony verrait se
reveler un Powys plus intime que jamais, parlant de toutes choses avec une
entiere liberte.
F.X.J.
1. 1888-1961.
2. Chapman and Hall, 1946. La preface de Powys est reprise dans Obstinate Cymric,
1947-
3. « The Simple Vision », in Obstinate Cymric, p. 123.
329
a cl-^-^^i^^
La Lyre du Serpent de Mer.
Sans date.
La susceptibilite de Hardy etait celle d'un vieux paysan madre
qui refuse de s'en laisser accroire ou de se faire avoir ou berner
ou blesser. J'aimerais croire que je possede I'astuce terrienne
et enracinee d'un berger famelique, qui me permette d'etre
ainsi — tout comme un grigou de village cachant ses lettres
sous une planche ou dans un bas ! — mais il s'en faut... Cela
serait plutot dans la veine de mon pere. Mais mon ame est celle de
ma mere et ce que ]t possede c'est sans aucun doute un anti-narcis-
sisme — ce mot est de mon invention et la je marque un point
sur les psychanalystes ! — un anti-narcissime de maniaque dont
la malignite se retourne contre moi.
Louis ^ se trompe tout a fait quand il donne a cette attitude
la facile etiquette de masochisme. Ces choses sont plus subtiles.
C'est de V auto-sadisme melange a autre chose que je ne saurais
definir. C'est peut-etre un trait Juif ! J'ai toujours dit que ma
mere avait du sang juif par sa grand-mere qui s'appelait Livius...
et c'est peut-etre une des mille et une perversions de ce vilain
rouquin aux jambes arquees, ce Juif de Tarse pour les lettres
de qui (et je me rejouis de ce qu'elles ont ete preservees !) j'ai
un gout si pen partage... enfin, non pas par les gens d^ici... mais
parmi les cervelles catholiques !
Ecoute-moi bien. J'aimerais que chaque mot, absolument chaque
mot de toutes mes lettres a toi soient publics apres ma mart ou
meme (pour autant que tu ne les entoures pas de respect ou
d'amour) de mon vivant — mais en tout cas apres ma mort. J'aime-
rais que Louis les public en se pay ant ma tete. En cela je differe
bien de ma mere ! JVon ce n'est pas par haine de la publicite
a la fagon madree d'un Hardy. C'est bien plutot une phobic
nerveuse que je sens la et en fait je n'arrive meme pas a me
I'expliquer a moi-meme — non, ce n'est pas par haine de la
publicite car j'ecris expres mon journal pour qu'il soit public!
P.S. Je pense que toute chose humaine est bonne et devrait etre dite
apres notre mort. Mais toi, Huw, je veux que tu discs beaucoup
de choses sous le masque d'un Roman autobiographique dans le
genre de Z' Ulysse de Joyce.
I . Louis Wilkinson, alias Louis Marlow, auteur de I'essai sur les Powys Welsh Ambassa-
dors (1936).
331
JO mai 1939.
■ — Car comme je te le dis toujours je m'ameliore dans mon
travail au fur et a mesure qu'il se fait plus long — il me faut ecrire
beaucoup avant d'6tre moi-meme pris par mes propres per-
sonnages, — avant que je puisse croire en eux et a leur destin !
Je suis aux antipodes de I'artiste ! Flaubert est ma Bite Moire!
Les grands bougres d'autrefois qui n'etaient pas des artistes
sont mes modeles — Scott, Balzac, Dickens, Dostoiewsky, etc.
(s'il peut y avoir un etc. apres ces nobles noms!)
O mon bien-aime Huw, frere-artisan d'eclairs dans la forge
d'Hephaistos (vulgairement nomme Vulcain) je te dis que je
ne serai pas tout a fait content si tu ne parvenais a la posterite
que comme un poete Anglo-Gallois de la Puissance.
Je ne suis pas satisfait de la poe'sie (telle qu'il faut I'ecrire aujour-
d'hui) comme Medium pour un grand genie tel que toi, et tel
que nous savons que tu I'es!
Je veux un livre terrible, beau, formidable, gigantesque, avant
tout sans art et sans his (brisant toutes les lois), expression torren-
tielle de tes sentiments reactions connaissances imaginations
blessures angoisses folies visions ideales, le tout mile !
Et je pense qu'un roman qui serait surtout une autobiographie
ou quelques noms seraient changes afin de ne pas heurter, serait
la meilleure formule. Mais il n'est pas necessaire de changer
tous les noms ou que dirais-tu de conserver les noms tout en
ecrivant et de les changer une fois le livre acheve?
Si tu as jete un coup d'oeil dans mon autobiographie (laisse
done de cote tous mes autres satanes bouquins, mon cher!) car
ce que tu dis de Huw et de John est vrai : nous ne demandons
pas, nous n'exigeons nullement la louange reciproque de nos
oeuvres — chacun de nous (par ordre du destin) aime et goute
et comprend et venere I'ame de I'autre et ses gestes et jusqu'a
la forme de son Squelette!
mais si tu y as jete un coup d'oeil tu verras comment, afin de
ne pas heurter les sentiments de ma femme et de mon fils, et
parce que ma mere n'eut pas aime que I'on ecrive a son sujet,
j'ai omis tous les noms de femmes sauf celui de la chere Lily
et je crois ceux des putains (je parle des putains honnetes, les
professionnelles) qui ne s'inquietent guere de ce qu'on ecrive
sur elles.
Mais la grande erreur que j'ai faite — imbecile que je fus!
c'est que dans cette omission de noms j'ai exclu ceux de mes
swursi Quelle occasion manquee ! et j'ai du — je le sais — les blesser.
Mais voila ce que nous faisons : par une rage don-quichot-
tesque de menager la sensibilite d'une seule personne, nous en
Wessons d'autres plus profondement!
332
21 decembre igjg.
— La verite, c'est que j'ai herite de ma mere ( contrairement a
Llewelyn, et c'est pourquoi nous nous opposions indefiniment
jusqu'a nous disputer comme cette fois ou, je me souviens,
dans Greenwich Avenue a New York, il a dit : « Je n'ai qu'un
mot, John, pour exprimer mes sentiments envers toi, et c'est
le mepris ! »)
— une phobie de la publicite.
C'est pourquoi je ne I'ai pas melee a mon Autobiographic si
bien que je regois encore des lettres pleines de curiosite « Parlez-
moi de votre mere » ce que je crois que rien au monde ne pour-
rait me persuader de faire si ce n'est a Phyllis (ou alors a toi sur
le Mynydd-y-Gaer'-!)
Quand Llewelyn parlait de son « mepris » c'etait parce que je
iui avais dissimule — tout comme a moi-meme! —
■un paquet de lettres de ma mere a mon pere.
Je ferais de meme aujourd'hui. Et je sens que sur certains sujets
— comme les lettres que je t'ai ecrites concernant la mort de
Llewelyn et cette photo en cape et masque — je ressemble a
ma mere et suis dote de la meme phobie qu'elle.
Je ne pense pas que cette phobie, je I'eprouve au meme point
qu'elle — car alors de toute evidence je n'encouragerais pas
ce vieux Louis'^ comme je le fais, dans ses libertes biographiques
pleines d'humour, et je n'eprouve bien sur aucune de ces reti-
cences victoriennes a ce qu'on revele mes immoralites impudiques.
Je crois que j'aime assez voir devoilees ma mauvaise nature de
Satyre et mes folies de Saltimbanque, mais il me semble que je
reagirais plutot comme ma mere a I'idee que le Monde ecoute aux
portes de I'autre cote de la haie tandis que je bavarde serieuse-
ment avec mon frere Hugh en montant le chemin vers Car-
medd...
Sommet du massif de Cader Idris.
Louis Wilkinson.
333
1 6 aout ig44.
— Ce qui est certain, c'est que Ton attend et espere (et nous
Savons par le grand succes en Angleterre de cette nouvelle que
tu as ecrite autrefois que tu es doue par moments de la plus
riche inspiration dans I'ordre de la prose) — un eclat, un fracas,
un tumulte, un mythe completement nouveau !
Ce sera le role de ton Autobiographic que de remplir ce vide...
des que la fin de la guerre nous laissera, plus ou moins, une
certaine marge d'energie, de temps et de possibilites dans les limites
ou chacun de nous, malgre ses maigres ressources, peut domi-
ner toutes les contingences et travailler a ce qu'il souhaite de
fagon continue et concentree. Voila ce qui sera ta difficulte
majeure, Huw, — je peux te le predire — la difficulte de te
trouver une routine reguliere telle que la plupart des prosa-
teurs, y compris moi, sont obliges de I'adopter. Cela ajoute a
ma correspondance, au fait que fapprends a lire le gallois, et a
ma meditation sur tons les passages de Rabelais un a un.
afin d'arriver a comprendre leur secret^, comme, ecrit-il, un
chien extrait la substantifique moelle d'un os.
Oui, un long repos a I'hopital, une convalescence tout en dictant
et en observant, serait ce qu'il te faut et alors, tandis que tu te
reposes la — nous ne savons oii sauf qu'il s'agit encore d'un lieu
terrestre — et que tu retrouves ta sante, tu serais capable, je
pense, de commencer ton grand livre en prose a imagination
realiste si caracteristique, oil tu dises tout!
L'important il me semble serait de te concentrer sur tons tes
souvenirs et tous tes sentiments et que tu fasses une oeuvre
aussi personnelle, aussi subjective que possible en parlant dix
fois plus, vingt fois plus de tes propres sensations sentiments et
imaginations que des autres gens, quoique bien sur il faudra
que tu donnes aussi I'impression qu'ils t'ont faite !
Mais je te conjure, je te supplie, O mon cher ami, de mediter
sur tout ceci a chaque instant pendant que tu travailles marches
attends manges contemples rumines pour permettre aux com-
plexites sous-jacentes et aux fantasmes craintes attractions
repulsions nes de I'imaginaire de t'emporter jour apres jour
dans les longues, longues perspectives du reve eveille !
Car ce dont tu dois te souvenir c'est que tu ne sais pas — je ne
sais pas — aucun ange ni demon ni dieu ni diable ni homme
ni femme ne salt ■ — ce qu'il en adviendra! car tu es de ce type de
genie que Ton appelle mediumnique... comme tant d'artistes et
prosateurs et poetes ne sont pas... et des poussees et des mobiles
Ji 11 travaillait alors a son Rabelais qui paraitra plusicurs annfe plus tard en 1948.
334
venant des profondeurs inconnues et inattendues de ton ame
te traverseront dont tu ignorais qu'ils etaient en route et dont
tu ne sauras pas d'ou ils viennent !
Ce n'est pas pour rien que la Nature a donne a ton crane une
forme si surprenante et insolite.
Je parle de toi, je pense a toi, mais tous ces propos s'appliquent
a mon propre roman^ qui se passe en I'an 500 des que je pourrai
me remettre a y travailler apres avoir joue au Medium ou au
Boswell pour I'ame de Rabelais !
Mais par la forme de mon crane je ressemble surtout au cher
Maitre Boswell ! Toi, tu possedes la forme originale ! Dieu salt
d'ou tu la tiens et dans quel but ou quel dessein...
JOHN COWPER POWYS
traduit par Diane de Margerie
I. Porius.
Ces lettres sont inedites en anglais.
335
LETTRES A LOUIS WILKINSON
Louis Marlow est le pseudonyme dont Louis Wilkinson^ a signe ses livres ;
auteur d'une douzaine de romans, ami intime de trois des freres Powys, il
traga un portrait, caricatural sans aucun doute, mais plein de talent, de
John Cowper sous les traits du personnage de Jack Welsh dans son roman
The Buffoon (i^i^). Aussitot apres Swan's Milk (^1934^, il com-
menga a East Chaldon dans le Dorset, aupres des Powys, son livre de souve-
nirs Welsh Ambassadors, qui devait tout d'abord s'appeler Three
Christian Brothers. Ce livre est precieux par la vision qu'il donne d'um
famille si pen decrite dans son intimite. Le regard jete par Wilkinson sur
J-C.P. est ironique, lucide, et empreint d'une admiration complice et miti-
gee : il ne cesse de saluer la prodigieuse vitalite de ce John qu'il appelait
Jack, sans cacher I'irritation que lui inspirait le gout de son ami pour la
pauvrete, la mise en scene, un certain masochisme, et des tourments
risibles a sesyeux de paien sceptique et detendu qui ne se maria pas moins di
quatrefois. Certes il apparait que Wilkinson ne pouvait guere demeler ce qui
dans les profondeurs angoissait vraiment John Cowper : certains themes
obsessionnels au point d'occuper des pages entieres de romans ne lui etaient
guere accessibles. Mais il ne se trompe surement pas lorsqu'il insiste sur
rimportance du masochisme de John Cowper dissimule par son de'sir de
paraitre sadique, oil ilfaut peut-etre voir le desir d'egaler la «ferocite » pater-
nelle. Mais Wilkinson lui-meme etait parfaitement conscient de cette ambi-
valence dans I'amitie qui les liait : « Nous etions a lafois des adversaires
irreconciliables et des allies indissolubles. J'aimais qu'il en fut ainsi, et
pour rien au mondejen'aurais voulu qu'il en fut autrement. » Dans Welsh
Ambassadors — qu'il completa plus tar d par un autre livre de souvenirs
en grande partie consacre aux freres Powys, Seven friends — Wilkinson
livrait dejd une partie de la correspondance assidue que John Cowper lui
adressa. Elle se poursuivit leur vie durant, et a sa regularite extraordinaire
on peut mesurer le plaisir que Powys trouvait d ce commerce avec un ami
d'une sensibilite si differente. Leur complicite melee d'antagonisme et leurs
souvenirs communs dejeunesse amenent souvent Powys a s'abandonner a des
faceties sous la puerilite apparente desquelles se poursuivent ses confidences
si revelatrices. De leur vivant a tous deux, en 1958, parut I' ensemble des
Lettres a Louis Wilkinson que Powys ne voulut pas relire pour la cir-
constance : « Je ne peux pas souffrir de relire mes vieilles lettres » disait-il.
et aussi : « Je ne peux supporter d'ouvrir un seul de mes livres. Je fuis
toujours loin de moi-meme... »^
DIANE DE MARGERIE
I. 1881-1966.
;?. Letters to Louis Wilkinson, p. 9,
336
•7
i
Jjhii Cowper Powys dans les annees 30, a I'epoque oil il ecrit V Antobiographii
i.'^-
.e A
.!,('
^-
John Cowper Powys au Pays de Galles.
i8 fevrier 1945.
Je n'ai vraiment et profondement aime que deux femmes durant
ma vie mortelle et j'espere et je prie pour qu'avec I'afFaiblis-
sement et le declin de ma « force primordiale » il ne s'en trouve
pas de troisieme ! . . . Mr. de Kantzow disait parfois : « Voyons,
Powys, on ne peut pas vivre quarante ans avec une femme
sans I'aimer ! » Quel fantastique compliment decerne au sexe
tout entier — ■ hein? Mais moi je dirais qu'on ne peut vivre
quarante hemes avec une femme sans 1' adorer et la hair... et
fxcruaor.
Xeanmoins je suis tres different d'Oliver ^ dans mon attitude
envers ma mere qui est exactement a I'oppose de la passion
eprouvee pour ces deux femmes que j'ai aimees a la Ernest
Dowson, Lionel Johnson, Arthur Symons et autres jeunes lions
litteraires des annees 90 — et certainement pas a la Casanova
ou meme a la Gladstone ! Je suis elk avec un surcroit de ferocite
et sans doute aussi une exageration absurde moins Don Qui-
chottesque que Fabuleuse comme les Contes de Fees — une
ferocite pour defendre ses delires, ses manies, ses inhibitions,
ses lubies, ses preventions, ses cotes mauvais et morbides, bien
au-dela de ce que j'ai jamais fait — ou jamais songe a faire —
pour moi-meme! Ainsi je ne m'identifie pas plus totalement
et veritablement avec ma mere que ton fils avec la sienne — ou
que mon fils avec la sienne. G'est simplement (je ne le nie point)
un exemple de plus des « douces manies » de John. Bien qu'il
n'y ait pas la matiere a plaisanter. Et je te connais assez, vieille
branche, pour savoir que tu es, autant que moi sinon plus, plein
de complexes, de plaies, de circonvolutions indicibles et de
labyrinthes empoisonnes. Et je doute fortement que tu sois
capable de lire et d'analyser sans passion, objectivement et en
fonction de I'esthetique, cette piece ecrite par ton fils. Ma lec-
ture terminee, je m'efforcerai par affection pour Oliver de te
donner mon impression. Je peux deja affirmer qu'elle possede
d'etonnantes qualites dramatiques mais elle a en germe de quoi
lui permettre d'ecrire une oeuvre beaucoup plus forte qu'elle ne
Test encore; je suis, tu le sais, un ignorant du theatre que je
deteste et oil je ne vais jamais, et ne lis jamais de pieces autre-
ment que sous Tangle de la litterature. Mais celle-ci me fait
un peu penser a Strindberg, sur qui j'ai fait autrefois une confe-
rence, Maurice s'en souviendrait peut-etre — a San Francisco —
devant deux rangees de spectateurs, dans un immense theatre,
celui de Maurice sans doute, et que j'ai toujours consideree
comme la meilleure Conference de ma vie.
!. J.C.P. est en train de discuter du manuscrit d'une piece assez autobiographique,
ecrite par Oliver, fils de son correspondant.
337
Sjuin 1946.
Par Zeus! cette fois ne me laisse pas oublier ton poeme, mon
ami ! II est facile de t'expliquer pourquoi je n'en ai pas parle
dans mon dernier griffonnage; je suis ainsi fait que les oeuvres
d'art de petite dimension me causent un malaise... etant donne
rna quete de I'immense et du colossal dans la creation artis-
tique, qui rappelle la passion de Cowper pour Homere... C'est
pourquoi, d'un point de vue esthetique ou artistique, je suis
incapable de rendre justice aux Emaux Camees Miniatures
Quatrains japonais Quintettes Septettes Octettes et autres
Nonettes ou meme a un Dizain comme c'est id le cas. Les
Sonnets meme, il me faut les aborder avec beaucoup de recul
et de doigte pour qu'ils m'accrochent ! En fait d'appetit artis-
tique, je suis une carpe pourvue d'une enorme bouche en quete
de tres gros Appats !
Cette Aurelia en Mai qui termine tes vers n'est pas un ephemere
de mai suffisant pour satisfaire un tel amant du Colossal en
Poesie ou en Art, pour ne rien dire du Roman! Tu vols, j'ecris
le genre d'ouvrage auquel vont mes preferences de lecteur.
Dessin de John Cowper en carpe, la bouche ouverte devant un tout petit
appdt a rhamegon du pecheur.
ly mat ig^o.
Formidablement amuse et considerablement impressionne comme
tu I'imagines en apprenant que tu as lu le Paradis Perdu et par
I'impression que te fait le mechant Vieux Monsieur la-haut.
Ce n'est pas lui qui aurait beaucoup apprecie de se faire crucifier
pour nous. Que je te disc pourquoi sur le chemin de mes pro-
menades j'ai consacre un certain rocher a I'Empereur Mono-
physite de Constantinople Anastasius, qui pour ses connaissances
metaphysiques, sa prestance et une reserve pleine de volup-
tueuses promesses, fut choisi par la veuve de I'empereur, decidee
a le faire monter sur le trone; car il semble bien que pendant
environ trois cents ans du millenaire ou I'Empire d'Orient a
survecu a celui de Rome, des Femmes ont regne de fait dans
les coulisses ou sur le devant de la scene de Byzance. Or Anas-
tasius, qui avait une petite estrade a lui tout seul dans le Cirque,
y terminait toujours ses conferences metaphysiques au cri de
Hagios! Hagios! Hagios ! Saint, trois fois Saint le Pere qui
338
s' est fait crucifier pour nous! — et les volutes de ce chant, s'elevant
avec rage, finirent par arriver a I'Oreille du mechant Vieux
Monsieur, assis la-haut en train d'ecouter, par lui donner un
acces de fieyre ou pour parler tout simplement, la tremblote,
car s'il savait bien qu'il avait destine son pauvre fils a un tel
sort, I'idee seule que la meme chose pourrait lui arriver... — Et
apres tout, de quoi la foi humaine et I'esperance ne sont-elles
pas capables? Maintenant qu'ils avaient commence leurs hagios
et leurs cantiques au pere crucifie pour nous, comment pouvait-il
etre sur que tel ne serait pas son sort a I'avenir? Alors a I'idee
que Lui, le Pere des hommes — barbe et tout — serait cloue
a une charpente et offert aux crachats de la foule — il se mit a
trembler...
Dessin representant le Pere des Hommes d'apparence tres Semite, autour
de lui les mots « Hagios, Hagios, Hagios, celui qui fut crucifie pour
nous ». Legende : « Non, je ne Vai pas ete et ne le serai jamais! Allez
tons au diable... »
Phyllis ira demain poster pour toi les deux hvres que Henry
Miller m'a donnes. Mon histoire preferee est celle ou il raconte
son retour chez ses parents et sa soeur dans le plus petit des
deux livres, intitule Dimanche apres la guerre, et le chapitre inti-
tule Reunion a Brooklyn. II dit avoir assiste a mes conferences
— au Labour Temple peut-etre ou au Brooklyn Institute, ou
encore a la Cooper Union, mais comme il dit que I'entree ne
coutait que dix cents, c'etait plutot a la Cooper Union. Enfin,
c'est grace a cela qu'il m'a montre tant d'attention, allant
jusqu'a m'appeler Maitre. Saint Maitre Jeannot ! Saint Maitre
Jeannot ! Toi qui as plus peur encore de la multitude des Pecheurs
que n'importe quel singe joueur d'orgue de Barbaric, aie pitie
de nous ! Toi qui enleves tous les peches des Punaises des Bois,
des Larves et des Coccinelles, aie pitie de nous! Mais cet extra-
ordinaire personnage m'inspire une etrange fascination phy-
sique et astrale, pourquoi exactement je ne saurais le dire. II
affirme ne pas posseder une seule goutte de sang juif, etant de
pure souche germanique des deux cotes, mais dit que les juifs
lui ont toujours ete benefiques a travers les grandes crises de
sa vie et quand il etait dans une mauvaise passe.
Oui, c'est peut-etre grace a ce sang juif qui me vient des Livius
de Hambourg i ou peut-etre grace a mon sang gallois — il
faut croire que c'est la I'idee de Miller car il affirme avoir devore
Obstinate Cymric avec avidite —, or, si ce n'est par I'attraction entre
les poles totalement opposes, cette avidite est difficilement expli-
cable a regard de cette espece d'Agregat-Academique-Manda-
: . John Cowper a toujours voulu croire qu'il avait du sang juif, ce qui est improbable.
339
rinique-de-Tribalisme-powysien-et-de-Pele-Mele-Chaotique-de-
Bric-et-de-Broc-cousu-main-par-Tantine-Jane ^ — ce-Festival-
de-Jets-ecumeux-de-Baleine — mais peut-etre bien qu'il
dit vrai ! car je ressens plus encore que Miller une attraction
occulte des purs- Ger mains pour les purs-Iberiens — ou, dirai-
je, des purs Germains pour les impurs Iberiens, car sa race
n'est aucunement melee, alors que notre famille — malgre
I'absence de sang portugais — est un sacre melange.
Mais ce qui est fantastique (dans la photo ou il a la main sur
la bouche) c'est comme le bonhomme a Fair chinois et d'ailleurs
j'ai toujours pense que le Pays de Galles a conserve quelque
chose de I'Atlantide perdue, et j'ose dire, les Chinois aussi I
— mais pas les AUemands. Alors? Le mystere subsiste...
Credieu, mon unique ceil crie qu'il est temps de s'arreter et
je lui obeis ^.
8 juin igso.
— Ce drole d'oiseau, ce Miller dont je me suis epris comme
une vieille demoiselle, semble capable d'ecrire aussi facilement
et aussi vite en frangais qu'en anglais. J'imagine que la deche
dans laquelle il a vecu dix ans a Paris lui aura permis d'apprendre
tous les argots.
II est fin critique ce type (car il semble exactement branche
sur les memes courants que moi) quand il parle de Balzac et
de Dostoiewsky. Savais-tu que c'est I'lrlandais James Hanley,
ecrivain d'un souffle a pen pres aussi interminable que le mien,
qui nous a amenes a Corwen? Eh bien le dernier ouvrage de
Hanley The Winter Song — je veux dire son dernier paru —
qui avait obtenu les critiques les plus elogieuses que j'aie jamais
lues dans tous les hebdomadaires litteraires et journaux du
dimanche, stagnait totalement et I'auteur en etait accable
lorsque Monsieur Miller (Miss Good, notre vieille gouvernante
a Montacute tout juste decedee a quatre-vingt-un ans n'aurait
pas plus delicatement amene son nom dans la conversation!)
ecrivit une preface qui fit tourner le vent et assura la fortune
du livre!...
Ton vieux J.
I . Allusion de John Cowper a lui-meme qui se met souvent au feminin dans sa corres-
pondance.
2 Powys avait perdu !a vuc d'un ceil.
340
g Janvier igjs.
J'ai medite et medite, a I'aube, tout en grimpant d'un pas
rapide a travers les bois touffus, les rocs, les ruisseaux et la col-
line jusqu'a un certain Rocher que j'ai baptise Bwch Dihangol
ce qui signifie chez nous (c'est-a-dire en Gallois) Le Bouc Emis-
saire — j'ai medite sur cette importante question d'esthetique
pure, digne malgre tout de la plus grande attention, celle de
savoir s'il est sage que tu dexterises ta vie ^ comme tu le fais,
et ma conclusion a ete que tu as raison — du moins en n'em-
ployant par le Je direct, VEgo absolu. Personnellement cela ne
me conviendrait pas sous la forme autobiographique ; mais en
fait (ainsi pensai-je a travers ce bois plein de rochers, gravis-
sant la coUine en direction du Bouc Emissaire) c'est une fagon
d'ecrire que j'emploie moi aussi, bel et bien — se servir de la
troisieme personne pour s'exprimer a travers elle — mais alors
en tant que romancier et conteur. Dans Porius par exemple,
je parade quelquefois sous le masque de Porius; mais avec plus
de naturel encore a travers I'enfance d'un jeune gargon avant
la puberte, entre neuf et onze ans, enfance a laquelle dans
Porius, et dorenavant dans tons mes recits futurs, jusqu'a la
mort, je retournerai toujours d'instinct, comme le faisait Myrddm
Wyllt c'est-a-dire Merlin le Fantasque, egalement surnomme
le Changeur de Forme.
Si bien que je fais comme conteur de fables ce que tu fais en
contant ta vie !
Je t'envoie nos tendresses ainsi qu'a Joan, les « miennes » ou
celles de mon oeil dextre.
J-
yfevrier 1953.
La description que tu as faite de ton premier repas a Mon-
tacute 2 est a lire et a relire, a mediter, comme si, d'une main
ferme, tu I'avais gravee dans le marbre... J'aime la fagon dont
tu paries de mon pere, j'aime la fagon dont tu paries de ma
mere — et d'ailleurs personne ne proposera jamais de meilleure
appreciation des Powys que ta petite fiUe qui les compare a
un Monstre Prehistorique, presque Mythique, comme la Licorne,
Behemoth ou le Dragon Originel.
1 . C'est-a-dire de I'^crire comme si c'^tait celle d'un autre.
2. J.C.P. vient de lire Seven Friends, ou Louis Wilkinson a consacr6 un essai a chacun
des trois freres Powys. Voir Granit, p. 34.
341
O comme tu as raison au sujet de notre manque d'esprit
(sauf Theodore de temps a autre), de notre attachement
maniaque a la Nature et a la Poesie et de notre pueril manque
de savoir-faire, de notre simplicite naive, et pour parler net.
de notre ignorance absolue des choses, que montrent bien les
exemples que tu donnes au sujet du barometre et de sa gradua-
tion — choses que tout le monde connait.
Sais-tu que je n'oubHerai jamais ce que tu m'as dit sur mes
« morceaux d'anthologie » a la De Quincey ! C'est I'exacte verite
car je me rappelle (et c'est la seule fois ou je me souvienne
avoir fait une imitation deUberee) comment a Breme, le jour
de la mort de la reine Victoria, j'ai du par respect pour la Vieille
Dame interrompre la conference que j'etais cense faire, et
comment j'ai entrepris d'ecrire a ma mere une de ces longues
lettres descriptives « du cher John » quand soudain, au beau
miHeu, contemplant les toitures, tourelles et clochers de la cite,
je me suis dit : « Seul De Quincey pourrait exprimer ce reseau
de sentiments etranges ou se melent la mort d'une vieille sou-
veraine et une armee tourbillonnante de souvenirs perdus
d'autrefois telles des feuilles mortes emportees au-dessus des
toits d'une ville ancienne avec, tout en bas, I'imperceptible echo
du conte de fees des Musiciens de Breme »...
Quant a Theodore, comme tu vols juste quand tu paries de sa
rehgion, de son cote gargouille gothique et de toutes ses allegories
d'une realite seconde. Et en posant la question « Quel ecrivain
pourrait-on dire moins de son temps? » et en disant que la
premiere guerre mondiale a fait comprendre sa conception
du bien et du mal et celle de ses Fables du Mystere des terri-
fiantes Humeurs de Dieu — de meme qu'elle a permis de mieux
comprendre Donne.
Mais n'est-ce pas revelateur de moi — et je parierais que Lulu ^
aurait ete du meme avis — que de tous nos poetes, Donne
soit celui qui me touche le moins. Je ne peux supporter Donne
— je le deteste cordialement ! Rien qu'a entendre son nom, il me
semble etre eclabousse de boue... je m'insurge contre Donne —
et suis a jamais le champion de WiUiam Gowper dont j'aime
chaque Hgne — et tout ce que j'apprends de lui — de plus en
plus et toujours davantage!...
Ton vieil admirateur
John.
1 1 Son frerc L]ewe]yn.
342
i^fevrier igsS.
... Ah non, je n'ai rien d'un original! Et je pense qu'en parcou-
rant I'histoire de la litterature de Homere et Hesiode jusqu'a
Kingsley Amis, je peux te le prouver. Les grands ecrivains ont
une personnalite bien a eux. Rabelais en avait une — et Milton —
et Sterne — et Dante — et Charles Lamb — et Wordsworth
— et Balzac — et Victor Hugo — et Goethe — et Heine — et
Dostoiewsky et Walt Whitman. Et aussi Theodore!... Et main-
tenant ecoute-moi bien! Pourquoi suis-je le plus Grand de
tous les Conferenciers? Simplement parce que je suis un acteur
ne, au sens spirituel (cela va sans dire car rien ne pourrait me
contraindre au travesti ni a farder ma vieille gueule ni a me
jucher sur des patins comme les acteurs de la tragedie grecque
et, j'imagine, ceux des comedies d'Aristophane)^ si bien que
meme sans creer, ou avoir une personnalite bien a moi comme
Sterne, Lamb, Heine, Rabelais, Theodore ou toi, je peux m'iden-
nfier aux ecrivains, je peux devenir tous ceux que je lis ou
que je rencontre et me perdre dans tout ce que je vois !... Je
ne suis qu'un meh-melo brumeux de Boswell, a la traine de
son vieux Sam J.S avec De Quincey dont I'imagination ins-
piree par 1' opium a depasse les limites de nos sens, mais plus
qu'aucun d'eux j'ai fait fondre et s'evaporer toute ma person-
nahte et je suis devenu une brume en suspens qui traverse
toute chose pour se dissoudre dans I'extase a I'interieur de tout.
Ton vieux Choucas
Car ici les Choucas sont rois !
traduit par Odile de Lalain
I . Allusion a La vie de Samuel Johnson par Boswell.
Ces lettres sont extraites des Letters to Louis Wilkinson (1935-1956)- Macdonald, 1958.
343
VII
SAGESSE
Les deux grands courants electriques
de ma vie, ceux qui ont acquis de
plus en plus de force sous tons les
changements et les hasards des cir-
constances, ont eu leur source, le
premier dans la decouverte progres-
sive et r affirmation progressive de
mon identite la plus intime, operation
double qui s'est poursuivie jusqu'a ce
que ma personnalite puisse couler
comme I'eau et se petrifier comme une
pierre; et le second dans le procede
magique qui me permet de me perdre
dans la continuite des generations
humaines.
Autobiographie, 588.
JOHN COWPER POWYS
UNE TECHNIQUE DE VIE
pour L.B.
Jouir du cosmos.
J. G. POWYS
Uhomme qui suit s'y prendre
pent etre heureux mime en enfer.
PROVERBE TIBETAIN
Qu'au terme de ses tourbillons et des regroupements divers de ses
elements, le cosmos ait produit — avec les rochers, les etoiles,
les arbres, les mouettes pillardes et les ours polaires — une crea-
ture capable de dire Je, c'est la un fait susceptible de faire naitre
Tetonnement, ou meme — pour peu que Ton songe a I'humaine.
trop humaine accumulation de fatras qui s'en est suivie — ■ le regret.
Mais le fait est la. Et cette realite psycho-cosmique s'accompagne,
a travers les siecles, d'un phenomene historique : le monde.
II
Le Je se trouve sous la coupe du monde, revetu de croyances,
barde de traditions; jusqu'au moment enfin oh. ce n'est qu'au prix
d'un effort de reflexion philosophique ou de quelque experience
radicale qu'il pent retourner a ce fait premier et retrouver
I'absolu de sa nudite originelle : ramene a I'essentiel, debarrasse
de son bagage socio-culturel, le Je suis. C'est I'espace le plus
difficile; espace oil (sauf si, prive de tout ce qui lui etait reconfort,
aneanti par cette prise de conscience fondamentale, le suicide
lui apparait comme la seule solution) le Je, contemplant d'un
regard objectif et solitaire le monde, la nature, le cosmos, redefinit
sa situation a traits precis et fermes, et imagine differentes choreo-
graphies possibles. Une methode. Une voie (au sens du grec
methodos) qui ]ui permette de jouir de son etre.
346
Ill
Le Je, replace dans cette situation primitive, ecoute ce que dit
Aristote dans sa Politique (Powys, du moins a ma connaissance,
ne s'y refere pas explicitement, mais c'est la en quelque sorte le
negatif si parfait de sa propre vision du monde que cet ouvrage
devait certainement lui etre connu) : « L'homme est par nature
un animal politique, fait pour vivre au sein de la societe, et celui
qui n'appartient pas tout naturellement a un fitat ne saurait
etre que dieu ou bete »; puis le Je s'eloigne a grands pas dans
Tobscurite, songeant aux crocodiles et aux anges, aux sauriens
et aux saints, riant tout seul.
IV
Entre Powys et la societe, il n'y a guere d'affinite. Par son attitude
antisociale, ou plutot asociale, il va plus loin qu'un simple indi-
\-idualiste. C'est un solipsiste, extreme, absolu, (comme Valery par
exemple, mais plus animal, moins raffine, se dissimulant moins
sous un vernis d'esthete). Pour les gens qui viennent en emis-
saires de la societe, Powys « est absent » (il evolue dans le domaine
des dieux et des betes) . Face aux valeurs proposees par la societe,
il fait par provocation I'apologie de la degenerescence antisociale,
de V introversion, de la. paranoia et de I'onanisme spiritueP-.
Cette gravitation en-dehors de I'orbite de la societe, arrachant
Powys a une vie qui serait faite de relations sociales pour I'amener
a vivre dans une espece de psychose creatrice, s'etend, par dela
la societe, a Fhumanite meme : Ilfaut aimer la vie — ou du moins se
cclleter avec elle pour en exprimer deforce ce bonheur delicieux auquel nous
czons droit. Mais il n' est pas obligatoire d' aimer I'humanite^. Pour le
'i-Tii-dieu ichthyosaure auquel Powys assimile son moi profond (et
cm ne peut s'ebattre sans contrainte qu'une fois debarrasse de son
masque social — chose qu'il faisait, sur le plan purement anecdo-
tique et biographique, en allant a Liverpool, et plus tard en allant
\i\Te en Amerique, et a un niveau plus profond en recourant a
sc^ diverses pratiques ritualistes) I'humanite n'est qu'un refuge
pr'j\-isoire, intermediaire, plein 6.' opinions denuees d'originalite. Non
seulement elle s'avere incapable de fournir a elle seule au moi
Fenergie necessaire (Le pouvoir qui provient de ce qui en nous est
pr^^iment humain ne jaillit pas, semble-t-il, avec assez de forc^,
dais encore, lors meme qu'au terme d'une regression qui ramene
fc moi en arriere, en dega de I'humanite, dans le subhumain,
Cc::e energie se trouve bien presente dans le moi, I'humanite la
r. Aci'.^gie des Sens (In Defence of Sensuality) (New York, Simon and Schuster), p. 192.
1. ;.:. , D. 103.
3. --... ?• 294.
347
gauchit et lui fait perdre de sa force : Inevitablement , toute relation,
avec d'autres entites altere la situation, contrairie son evolution, j> introdu::
le trouble et la confusion^. Ainsi rhumanite se trouve entraver le saui
ichthyen dans un super-element (coroUaire de cette regression i
une existence subhumaine), qui permet de trouver dans le cosmc:
un point focal, mi-decouverte , mi-creation"^.
Le moi, dans son etre le plus profond, a conscience d'un besoi'-,
imperieux... et ni le desir intense de faire progresser la communaute , ni Iz
soif des louanges decernees par cette meme communaute, ne suffisent a coir.-
bler son insatisf action fondamentale^ , besoin traduisant une inquietud-
intellectuelle , un mouvement de I 'imagination, des fremissements aqu>
tiques, une mise en question dangereuse et sans treve que ne saurait apaisi'^
aucune preoccupation concernant la nation ou meme V ensemble des natio^ii
du monde^. Bref Tame est un microcosme, non une « micropolis », et scr
but est de chercher a atteindre le bonheur qui decoule de notre participatic-.
a la vie du cosmos, non a celle de la politique ou de I'economie^.
Le monde lui-meme, tel qu'on le con^oit d'ordinaire, n'existe pas
aux yeux de la monade solipsiste, dont I'activite consiste a accu-
muler I'energie qui sourd de ses racines d'ichthyosaure pour la
faire jaillir ensuite dans son propre monde : Le monde reel est uu
illusion, nee de ces moments d' autodestruction negateurs oil, nous enfoui;-
sant dans la fourmiliere sociale, nous n'avons plus d'existence en tan:
qu'individus solitaires — oil, en d'autres termes, nous cessans de recricr
les univers particuliers que fait naitre la volonte de puissance de notri
imagination creatrice'^.
Dans ce detachement absolu qui le tient a I'ecart de la societe.
de rhumanite et du monde {les relations sexuelles harmonieusi:'"
constituant la seule exception a ce detachement), I'ego, ce loup
solitaire, est libre de vaquer a ses activites essentielles : meditation
jusqu'a atteindre un etat amphibie de I'etre, contemplation erori-
que et activite cosmogonique — mais une fois affirmes cette actixiie
et ce statut fondamentaux, Powys se retrouve, sur le plan socic-
humain et sur le plan des relations sociales, ou il lui faut malgre
tout evoluer quelque peu — bien que la ne soit pas le lieu veritable
de son existence — confronte a un certain nombre de problemes
pratiques a la fois dans sa vie quotidienne et dans sa conscience.
Dans la vie quotidienne, au cours de ses evolutions dans le voisi-
nage de I'humanite, voisinage etoujfant,fievreux, tracassier, mesquir.,
agite, dominepar les ambitions, la competition, I' action^, il faut que le mc-i
soit acharne (afin de ne pas perdre de vue un seul instant le desir
fondamental qui I'anime) et habile (c'est-a-dire a meme de se
1. Apologie des Sens (In Defeme of Sensuality ) .
2. L'Art du Bonheur (The Art of Happiness) (New York, Simon and Schuster, 1935), p.
3. id., p. 21.
4. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality) , pp. 169-170.
5. id., p. 99.
6. id., pp. 7z et 74.
348
defendre centre toutes les tentatives d'empietement qui ne peu-
\ent que I'irriter et I'affaiblir) : Celui qui veut etre un egoiste parfait
doit savoir allier la ruse machiavelique a I' absence de scrupules la plus
-.otaleK
Mais — et nous quittons ici les considerations sur 1' aspect pra-
tique de la question pour aborder le probleme de la conscience
morale — Powys lui-meme n'est pas debarrasse de tout scrupule
'.is-a-vis de I'humanite (scrupules ou il voit un heritage de la tra-
dition chretienne), et vis-a-vis de sa manifestation collective, la
societe; celle-ci doit avoir une organisation qui se prete aux reformes,
-jansformations et revolutions ne'cessaires\ pense Powys, qui, se disant
-ui-meme anarchiste, se trouve en accord avec I'ideal communiste
de justice sociale, et sympathise avec les theses bolcheviques.
L idee qu'il tenait a exprimer etait, pour reprendre les mots de
Thoreau, que « I'homme n'a pas obligatoirement pour devoir (c'est
'ous qui soulignons ici) de se consacrer tout entier a supprimer
--- mjustices, meme flagrantes; il conserve le droit malgre tout,
5ins qu'on puisse rien y trouver a redire, d'avoir d'autres inte-
rets ».
Le desir fondamental du moi — et, pour satisfaire ce desir, le moi
_f r.vi' se retirer avec froideur... loin de la fievreuse sympathies — c'est
de conquerir une paix exultante etroitement liee a des forces cosmiques
cu 'aucun systeme social, juste ou injuste, ne saurait reduire ni englober^.
Bien qu'il ne soit pas interdit au moi, selon Powys (qui partage
s-r ce point I'opinionde Thoreau), de prendre part a des activites
>: ciales, ni de faire preuve d'humanite, sa philosophie n'est cepen-
dant d'inspiration ni sociale ni humanitaire.
Ce qu'il y a de paradoxal, comme le fait remarquer Powys, c'est
cue I' egoiste solitaire est celui qui fait de loin le meilleur ami, pour peu
r..: les circonstances V exigent^. De meme, ce sont ces egoistes
t--\ant dans le desir d'une vie planetaire^ les instincts gregaires et la
r.-mpathie d'autrui, qui se montrent les plus aptes a communiquer
aux autres la sensation de I'existence. Groddeck — celui de tous
Ir5 psychanalystes avec qui Powys presente le plus d'affinites, bien
cu"a ma connaissance ce dernier n' ait jamais fait mention de lui
— ecrit a propos de Goethe : « II comprit le grand secret, et essaya
ce se conformer dans sa vie a cette decouverte, melant son exis-
icnce propre a la vie de la nature, et c'est cela meme qui nous le
rend si etrange et famiher a la fois, si froid et lointain, et debordant
cependant d'energie et d'un amour obstine de la vie ». En ce qui
: _ 'Art du Bonheur (The Art of Happiness ) , p. 27.
i P'.i'.osophie de la Solitude (A Philosophy of Solitude) (Londres, Jonathan Cape, 1933),
3. .iSr^'jgie des Sens (In Defence of Sensuality), p. 298.
4. A--:jbiographie, p. 565.
> Ac:!ogie des Sens (In Defence of Sensuality ) , p. 104.
349
concerne la societe, nous pourrions, allant encore plus loin, dire
que si les gens se fondaient moins sur elle pour etablir leurs valeurs
(ambitions visant a satisfaire une volonte de puissance mediocre,
efforts pour se forger une identite, etc.) et trouvaient ailleurs leur
raison d'etre, il deviendrait possible d'organiser la societe sur des
bases raisonnables — et de ne plus s'en preoccuper.
V
La question fondamentale qui se pose au moi dans son depouille-
ment est la suivante : comment vivre intensement^ ? II faut savoir
se servir de son corps pleinement, parvenir a un mode de relation
harmonieux avec la nature, et jouir du chaos cosmique — passer
maitre ainsi dans Fart de vivre, au lieu d'etre victime de la societe
(comme par exemple Leopold Bloom, cet anti-heros des temps
niodernes) , « ...regurgitant le contenu du journal et de la publicite,
vivant dans un enfer de desirs refoules, de souhaits informules.
d'angoisses paralysantes, d'obsessions morbides et de riens desse-
chants : esprit sans cohesion au coeur d'une ville sans structure »2.
C'est pour I'opposer a cette miserable nebuleuse vagabonde de cons-
cience humaine hagarde, qui n'a ni centre, ni circonfe'rence, ni arriere-plan ,
ni la moindre continuite ferme et absolu^ que Powys affirme ce desir
de la vie qui est le sien, et dont I'accomplissement est he a une
technique de vie particuliere.
Ce que je designe ici par technique de vie, Powys lui-meme le desi-
gne souvent par le terme philosophie, auquel il donne le sens de
perception archaique et innee du cosmos^, recouvrant une recherche syste-
matique de la sante, de lajouissance et de lapaix interieure^, une philosophie
vraie et vivante, pleine d'une sagesse riche de sensations et d' emotions'' .
Nous le voyons ailleurs se decrire comme unphilosophe megalithique' .
parler de son culte prehistorique , de son approche magique du monde,
de ses conduites mythologiques, de sa danse metaphysique, de sa petite
lie au milieu de V ocean houleux de confusion sans le moindre rapport avec
la philosophic^, de sa magic creatrice, de sa meditation planetaire, de sa
philosophie auto-therapeutique^, de son ensemble de pratiques mentales.
physiques etpsychiques^". Cette enumeration, qui n'est pas exhaustive,
montre combien le contenu que Ton donne d'ordinaire au mot
1. Nietzsche : « Vivre de telle sorte que notre energie connaisse son maximum A'intensiu
et dejoie — et tout sacrifier a cela. » (Aurore).
2. Lewis Mumford, La Cite dans I'Histoire (The Culture of Cities).
3. L'Art du Bonheur (The Art of Happiness), p. 163.
4. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality ) , p. 200.
5. Cymrique obstine (Obstinate Cymric).
6. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality ) , p. 200.
7. Cymrique obstine (Obstinate Cymric).
8. Malgre... (In Spite of) (Londres, Macdonald, 1953), p. 113.
9. Cymrique obstine (Obstinate Cymric) , p. 145.
10. Malgre... (In Spite of).
350
« philosophic », reste en dega de la pratique powysienne de la
philosophic — de meme que cc que Powys entend par sensualite
(dans son Apologie des Sens) va bien au-dela de I'usage qu'on fait
couramment de ce mot. C'est la de sa part strategic calculee : il
prefere reprendre des mots dejaexistantsetlcurdonneruncontenu
nouveau, de maniere a ne pas effaroucher I'homme moyen a qui
s'adresse, selon lui, ce qu'il ecrit. On pcut trouvcr cette strategic
discutable. EUc emoussc en effet la force de ses mots, rallonge
I'exprcssion de sa pensee, n'evite pas toujours la prolixite, et c'cst
a cause d'ellc que Powys n'a jamais reussi a ecrire cet Encheiridion,
un manuel semblablc a celui que Ic philosophe stoicien Epictete
redigea a I'usage de ses disciples, ni rien qui approche en precision
les Yoga-Sutra de Patanjali par cxemple, ou le Tao Te King de
Lao-tse.
VI
S'il nous fallait associer le nom de Powys a une philosophic quel-
conquc, nous le rapprocherions du sccpticismc — mais d'un scepti-
cisme qui depasse de loin le niveau du discours philosophique.
C'est cc scepticismc cnracine qui nous ramene en arriere, vers I'inte-
instinctif^, un scepticisme cosmique veritablement grandiose"^, cnfante
par un crane paleolithique battu par Ics vents et blanchi par les
pluies, plutot que I'aboutissement d'une meditation philosophique.
C'est ce scepticisme cnracine qui nous ramene en arriere, vers I'inte-
rieur, vers le bos, jusqu 'au moment oil nous sentons sous nos pieds ce sou-
bassement que constitue notre experience immediate de la vie^, sol neces-
''sa.YfL a. +«) \ta. ^ju us^^mrvft. " '/vrJtahlc^ . Qp^ ^S'-i-s^iciisne^ ^ '.a. dfi. 'jain ai 'r-s^
un stoicisme egalement megalithique, debarrasse de la croyance a
un systeme moral sous-tendant le drame cosmique, que contenait
la doctrine des stoicicns ; stoicisme comparable, pour prendre des
cxemples dans le mondc moderne, a celui du Vieil Homme
de Hemingway, du Sisyphe dc Camus ou des Noirs de Faulkner.
Ensuitc, on pcut trouver les correspondanccs les plus etroites,
dans le mondc occidental, avec les pre-socratiqucs grecs : Hera-
clite, Democrite, Pythagore et Empedocle — que Powys decrit,
dans une de ces formules raccourcies ct eclairantes dont il a parfois
le secret, comme des etres amphibies, un pied sur les sables du
rivage des traditions de I'humanite, V autre dans la mer salee de notre cosmos
non-humain^ — auteurs dc tcxtcs qui tiennent de I'oraclc, dc la
gnosc et de la mystique, plutot que fondatcurs de systemes philo-
sophiques.
1. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality), p. 201.
2. id., p. 153.
3. Philosophie de la Solitude (A Philosophy of Solitude) , p. 192.
4. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality) , p. 154.
351
Pour ce qui est des philosophes rationalistes, Powys voit chez
Socrate des raisonnements fastidieux, jilandreux, conceptuels ; (pour
Powys, radjectif « filandreux » constitue I'mjure supreme en
matiere de philosophie ; ce que lui-meme cherche a atteindre.
c'est un certain sens de I'epaisseur de ['existence^) ; chez Platon, il
voit des systematisations idealistes (car Powys, comme Nietzsche,
veut rester fidele a la terre) ; chez Aristote enfin, un imbroglio de syllo-
gismes (auxquels Powys prefere des logoi compacts, comme de?
galets sur le rivage) . Cependant, tout en manifestant a leur egard
un profond scepticisme, Powys sait apprecier les systemes meta-
physiques (comme il apprecierait des spectacles de « burlesque >■.
dit-il), trouvant une certaine delectation intellectuelle a suivre
par exemple les combes spacieuses de la philosophie hegelienne
aux circonvolutions thaumaturgiques^ .
Par ailleurs, bien qu'etant lui-meme farouchement agnostique.
il apprecie I'acuite psychologique et mystique^ des saints, le genre de
vie intellectuelle, mystique et imaginative que mena un Pelage* par
exemple, ou meme John Duns Scot^; et, en allant plus loin, et
pour passer de la religion et de la scholastique a la magie, Michael
Scot et son Livre'^.
En allant plus loin encore, et en nous ecartant toujours davan-
tage de la philosophie, nous le voyons regarder en direction du
chamanisme des Indiens d'Amerique, du taoisme chinois et de la
magie blanche des lamas tibetains.
Tout ce qui precede donne une indication du climat qui entoure
et des idees qui animent ce que j'appelle la technique de vie particu-
liere a John Cowper Powys.
VII
Constituant une sorte de prologue celeste a cette technique de vie elle-
meme, se pose le probleme des demeles de Powys avec ce qu'il
appelle la Cause Premiere, ou Ton doit voir comme une subsis-
tance d'un systeme plus ferme que ne devait I'etre finalement celui
de Powys, «un cor cosmique», comme dirait Korzybski', relevant
d'une conception plus etriquee des choses.
1. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality) , p. 298.
2. Autobiographie, p. 431.
3. Philosophie de la Solitude (A Philosophy of Solitude) .
4. Pelage, moine du v** siecle, qui refusait la notion de peche original et fut violemmem
combattu sur ce point par Saint Augustin. Saint Jerome, envoye en mission contra
lui, le traita de « sac plein de porridge ecossais ».
5. John Duns Scot (1266- 1308), theologien franciscain qui s'opposa au rationalisme
thomiste. II refusait de considerer la volonte comnie naturellement orientee vers le bien.
Ella paut done an touta lucidite se revoltar contra le Createur. (N.d.T.)
6. Michael Scot, magician ecossais du Moyen Age, auteur d'un « Livre de Magie », qui
connut una certaine celebrite. (N.d.T.)
7. Alfred H. Korzybski (1879-1950), logician d'origine polonaise emigre aux fitats-
Unis, auteur da Science and Sanity : an Introduction to a Mon-aristotelician System, et de
General Semantics. (N.d.T.)
352
Le concept de la grande Cause Premiere tout entier, d'une puissance supreme
et unique, englobant toute chose et situee au-deld de toute chose, ecrit-il,
est peut-Hre ahsolument errone et ne repose peut-etre sur rien. II se peut que
I'ultime secret des choses soit le Multiple et non I' Un. II se peut que les
athees aient raison. Peut-etre n'y a-t-il rien, dans toute la vaste etendue des
espaces injinis de la Vie, qui ressemble a un Dieu ou des dieux, quels qu'ils
soient. Dans cette hypothese, il est inutile que mon « ego-ichthyosaure » se
preoccupe d'une Cause Premiere. Alors, la Vie a toujours ete un jaillisse-
ment prodigue en meme temps qu'un gaspillage d' elements, particules
chimiques, organismes, electricite dynamique, esprits, demons, gaz, herbes,
fantomes, fees, furies, arcs-en-ciel, vibrations, et cela depuis toujours,
comme actuellement encore, etpour Veternite, « sans dieu », et « sans cesse » /
Mais pour moi, sij'exerce mon sens critique personnel, il n'y a guere de
difference sur le plan pratique entre le grand Etre Unique et le groupement
compact d'un Multiple chaotique. Ce que ma nature semble exiger, pour
des raisons obscures qui lui sont propres, c'est I' existence d'une ultime
Chose des Choses, d'un Dieu des Dieux, d'un Esprit des Esprits, ... qui
puisse me donner la satisfaction d'un dialogue avec un interlocuteur unique^.
D'apres ce passage, le besoin qu'eprouve Powys de trouver un
interlocuteur cosmique, quelque logicien divin qui se trouverait
derriere la scene, serait en apparence analogue a Facte de I'Ecos-
sais archetypique qui aurait, dit-on, invente Dieu afin d'avoir un
adversaire suffisamment coriace pour lui donner la replique. Dans
cette histoire de la Cause Premiere en effet, il est question de
discussion et d' argumentation plutot que d' adoration. Powys
n' adhere pas a la conception pantheiste qui fait du cosmos un
tout, il ne croit pas a un ordre rationnel sous I'apparence du Chaos,
il n' adore pas un Createur qui serait, en dernier ressort, bienveil-
lant, mais il est certain qu'il ressent le besoin de poser 1' existence
d'une Cause Premiere originelle, et si les rapports qu'il entretient
avec cette Cause Premiere n'atteignent pas la violence des paroles
de Lautreamont maudissant le Createur de la Vie (cette « foret
vierge, pleine de monstres et de cris, livree tout entiere a la double
frenesie du meurtre et de la naissance »), son attitude exprime
incontestablement agressivite et defi.
Pourquoi avoir eu recours a cette marionnette de Cause Premiere ?
Pourquoi avoir instaure ce dialogue theatral? Par amour de la
dispute metaphysique, comme nous I'avons suggere plus haut,
afin de parvenir a une perspective d'ensemble, de se hisser au-
dessus du monde et de I'humanite, et de voir les choses sous Tangle
de rfiternite. Apres avoir ainsi theatralise sa situation au sein du
cosmos et avoir defie celui-ci (car il faut non seulement jouir du
cosmos, mais aussi se dresser face a lui), il reste au moi a se laisser
descendre dans le chaos ambigu, insondable, en reconnaissant la
I. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality), pp. 24-25.
353
nature chaotique, anarchique et pluraliste de I'univers'^, et a consolider sa
fagonpropre d' apprehender I'univers, enforant un chemin profond et etroit,
en rassemblant, concentrant et coordonnant ses divers elements^. Dans sa
solitude (plus qu'une fagon sensuelle... — une fagon metaphysique
d'etre^), ne se fiant totalement qu'a lui-meme, le moi va essayer
de creer son propre monde, son bonheur propre, a partir des
elements de ce multivers qui I'entoure, et des demarches de sa
propre conscience. Powys, nouveau Moise, redescend de la Mon-
tagne dont il rapporte, non les tables d'une Loi quelconque,
mais la resolution de danser la danse du monde a sa fagon, et de se
construire une demeure bien a lui, dans les champs du chaos et
du hasard.
VIII
Si, pour reprendre, dans la perspective qui est la notre, les termes
de Binswanger dans sa Dasein Analyse^, ce que nous avons envisage
ci-dessus constitue le cosmodrame de Powys, et 1' aspect envisage
precedemment* son sociodrame, nous allons maintenant aborder
son psychodrame. Mais avant de voir la maniere dont ce drame (la
lutte que mene Powys contre ce qu'il appelle ses « insanites »,
obsessions, complexes et lubies) trouve sa resolution dans une sorte
de cosmo-danse ou de cosmo-poeme, il nous faut examiner les
deux couches qui recouvrent la conscience nue du moi — formant
ainsi le « costume du drame » — telles deux couches d'ecorce
rencontrees avant d'atteindre I'aubier et la seve de I'arbre de vie
de Powys. Ces deux couches sont la memoir e atavique et V illusion
vitale.
En ce qui concerne la memoire de race, Powys parle dn frisson
de memoire ancestrale que lui fait eprouver la lecture des vieilles
ballades anonymes, ou celle des Lais des Cavahers ficossais
d'Aytoun, qui suscite une emotion plus romantique encore, ou
meme les romans de Walter Scott; de cette sensation, qu'il attribue
a I'atavisme, il conclut a I'existence d'une memoire de race, qui
attend les esprits receptifs dans les ouvrages deja cites et d'autres
encore, et aussi dans des heux geographiques riches de I 'essence de
la contemplation de generations multiples^, ou meme dans certains
mouvements de I'atmosphere. Nul, je pense, ne refuseraitd'admet-
tre I'existence de cette sensation — et moins que tout autre I'auteur
de cet essai (bien qu'il soit tente de la tenir pour secondaire et
marginale) : sentir la terre retournee par la charrue sous vos pieds, et sur
votre visage un ventfroid et humide ; rester assis pres d'unfeu de bois ou de
1. Cymrique obstine (Obstinate Cymric)^ p. 157.
2. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality) , p. 133.
3. Introduction a I' analyse existentielle (Editions de Minuit).
4. Voir p. 347.
5. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality) , p. 172.
354
hraises a mediter des pensees sans fin, des souvenirs imprecis de la race
qui est la votre^. Cette sensation est-elle plus intense chez les etres
d'origine celte (ou plutot pre-celte) ? Ce qu'il y a de sur, c'est que
dans sa tentative pour remonter en-dega des structures mentales
normales afin de retrouver une emotion planetaire primitive, et ce
qu'il appelle la poesie naturelle et originelle de la vie humaine sur terre^,
Powys, obeissant a I'indication suggeree par son patronyme^ (qui
designait une des anciennes provinces du Pays de Galles), s'iden-
tifie avec la race celte et en particulier avec les premiers habitants
venus coloniser le sol du Pays de Galles, la nation la plus mysterieuse
qui ait jamais vecu sur terre hors des frontieres de la Chine^ , persuade que
ces peuples celtes (ou proto-celtes) possedaient une connaissance
secrete de la terre, que notre monde moderne aurait perdue.
Avant de rejeter ces theories en les traitant de radotage infantile
ou senile (on ne pent nier, en effet, que tout cela baigne dans une
lumiere un peu factice, et quand Powys se met a parler de son
sang de Berbere non-Aryen, on a le sentiment qu'il y va un peu fort!),
sans nous attarder sur les essais celebres de Renan et Matthew
Arnold, ni sur les remarques, moins connues celles-la, d'Elie Faure
sur Montaigne — souvenons-nous d' Andre Breton, autre partisan
farouche du primitivisme malgre tout ce que la ville a laisse de
traces dans le surreahsme, Andre Breton qui, diagnostiquant chez
I'homme des societes occidentales « un refoulement honteux de
son passe, en consequence durable de la loi du plus fort, imposee
il y a dix-neuf siecles par les legions romaines », tourne ses regards
en arriere vers la pensee vivace de « I'homme de nos contrees, tel
qu'il put etre avant que ne s'appesantit sur lui le joug greco-
latin »* puis tourne ses regards vers I'avenir, vers une resurgence
de cette conception poetique, dans laquelle il voit la reahsation
de quelques-unes des tentatives les plus audacieuses de I'intel-
ligence occidentale moderne (car le surrealisme a fait ses propres
tentatives, en recourant a ses techniques propres) : « cette poesie
oil le Je est deja intensement un autre puisqu'il assume toutes les
exigences, y compris celles de I'inanime »*.
Gardons ces references presentes a 1' esprit (les noms de Renan,
Arnold, Faure, Breton, entre autres — car ce n'est pas id le Heu de
les approfondir), et revenons a Powys et a son attachement (consi-
dere par lui comme un legs ancestral) a une contree celtique qui,
n'ayant pas eu autant a subir ce que Breton appelle « le joug
greco-latin », avait plus de chances de conserver la memoire
atavique a laquelle Powys — comme D. H. Lawrence ou J. M.
Synge — etait particuherement receptif, que cette presence soit
reelle ou imaginaire.
1. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality ) , p. 41.
2. Malgre... (In Spite of), p. 240.
3. Cymrique obstine (Obstinate Cymric) , p. 48.
4. Preface de I'ouvrage de Jean Markale, Les Grands Bardes Gallois (Falaize, 1956).
355
IX
S'il y a chez Powys un desir de I'archaique, desir qui lui fait explo-
rer les voies qui le ramenent a un logos archaique (qui represente
pour lui un moment megalithique celte), on trouve aussi chez lui
un desir de I'archetypal — et si, au cours de ses deambulations
galloises, il reussit par I'imagination a se voir, depuis I'apparence
physique jusqu'aux fagons d'etre, comme le poete et druide
Tahessin, en remontant encore plus loin dans le temps il a le
sentiment d'etre un avatar du Vieux Philosophe Kouang-tse, le
legendaire taoiste : En fait, je suis taoiste, dit-il^.
C'est dans un texte pen connu de cinq pages, paru dans le numero
de novembre 1923 de la revue The Dial, que Powys trace un por-
trait de Kouang-tse, qui est inevitablement un auto-portrait (por-
trait de Powys sinon tel qu'il est, du moins tel qu'il se voudrait) .
Chez Kouang-tse, qu'il appelle le philosophe qui rit et / 'enfant mys-
terieux du chaos, Powys trouve une pensee amoureuse de I 'idee de chaos
et un humour qui frappe par son caractere mordant, au gout amer
comme le terebinthe. II dit en fait que toute la philosophic de Kouang-
tse n'est ni plus ni moins qu 'une adoration du chaos, temperee — au-
dcla de tout Monisme et de tout Pluralisme — par un respect habile
et ruse pour I'Inexprimable que dissimule peut-etre le chaos; il
apprecie le caractere de ses remarques desordonnees, faites comme en
passant, sans lien nifil conducteur, dont on peut extraire un sue meta-
physique piquant.
Piquant et chaotique sont ici les mots-cles. Et c'estparce que Kouang-
tse est plus piquant et chaotique que Lao-tse, le philosophe
« classique », que Powys prefere la version du taoisme illustree
par Kouang-tse, disant que c'est la une philosophic plus subtile et
plus profonde que le taoisme de Lao-tse. C'est incontestablement une
philosophic plus audacieuse et plus divertissante. Le Tao avait
tres probablement trouve des interpretes longtemps avantl'epoque
ou Lao-tse le fit sien — et il est fort possible que les textes que nous
connaissons sous le nom d' Merits classiques du Taoisme representent
en fait I'expression philosophique d'un culte beaucoup plus primi-
tif et mythologique, que I'imagination poetique de Kouang
s'efforce de retrouver a tatons.
L' existence d'un taoifsme anterieur au taoisme de Lao-tse — et dont
Kouang-tse represente peut-etre encore un surgeon vigoureux —
est attestee par Lao-tse lui-meme, au chapitre 1 5 du Tao Te King :
« Ceux de nos ancetes qui reussirent a devenir des maitres avaient
en partage la subtilite, 1' esprit, la profondeur et la penetration.
Leur profondeur meme est cause qu'on ne peut les comprendre.
Je m'efforce de les rendre intelligibles. »^
I. Autobiographie.
I. D'aprfes la version anglaise de Carus.
356
Lao-tse apparait done comme celui qui a aplani une « voie »
avant lui beaucoup plus escarpee et chaotique, voie qui « etait
peut-etre la religion de la race humaine a une epoque incroyable-
ment lointaine de son histoire», et c'est Kouang-tse qui fait figure
d' Homme Originel, concentrant veritablement en lui-meme la
vie dans sa jubilation primitive. C'est dans I'aura de cet Homme
Originel que Powys s'avance a grands pas a travers le monde.
X
Laissons la la recherche de I'archaisme et de I'archetypal pour
nous tourner vers le psychodrame fondamental de Powys, homme
de notre temps essayant de retrouver derriere lui le chemin de
cette vie originelle et, devant lui, de cette vie supra-humaine dont il
postule I'existence, essayant, si Ton peut dire, de s 'originelliser, et
de cosmogoniser — plus les mots que nous emploierons seront grotes-
ques et mieux ils conviendront ici — cette existence que la societe
occidentale moderne a eu tendance a limiter a son aspect fonc-
tionnel de relations entre individus. Dans ce contexte, afin de
tracer les contours du territoire convert par les tentatives psycho-
logiques de Powys, il est preferable de definir des le depart ses
positions concernant les theories et les pratiques qui dominent
actuellement le paysage psychique.
Powys n'a guere de sympathie pour la psychanalyse. Si parfois
il va jusqu'a reconnaitre — de mauvais gre — que dans certairis
cas, elle peut presenter un interet therapeutique, et qu'elle a deli-
vre des gens qui avaient besoin de I'etre du poids dupeche^, il fourre
tout le reste dans le meme sac de pseudo-philosophie et de pseudo-
science^, de systemes ideologiques fondes sur de pures hypotheses, dit-il, la
pensee de Freud se trouvant quaUfiee de manie pathologique de la
theorie, de moisissure d 'idees perverse^ et de generalisations abusives*.
II y a par ailleurs des points — ainsi cette conscience d'appar-
tenir a une race — sur lesquels Powys peut sembler moins
eloigne de Jung (par example il est effectivement plus proche du
concept jungien d'inconscient coUectif, cet heritage phylo-
genetique, ainsi que de la theorie selon laquelle la libido serait
une source d'energie indifferenciee, et pas simplement un chau-
dron ou bouillonneraient les instincts sexuels refoules). Mais
il ne veut pas voir des missionnaires zurichois venir parcourir
son continent obscur, apportant avec eux les tares de la pensee
moderne : manque de penetration, malignite, prejuges, attachement sans
imagination a la lettre des choses, dogmatisme suffisant, psittacisme
1. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality) , p. 140.
2. id., p. 238.
3. Malgre... (In Spite of), p. 311.
4. Autobiographie.
357
pedant^. Son scepticisme radical le met a I'abri de toutes ces
accusations, et I'energie employee a subsister dans un chaos
cosmique fait le reste.
Powys a sa conception personnelle du continent obscur, des puis-
sances qu'il recele et des possibilites qui s'offrent au moi qui en
trouve I'acces. Si le moi se tourne normalement vers I'exterieur.
vers la nature et la societe, il possede aussi un cote obscur, reservoir
inepuisable d'energie magnetique illimitee^.
C'est dans cette aire anormale de I'etre que les saints ont place
la Conscience (liee a Dieu), et les savants I'lnconscient, alors
qu'clle est par nature un gouffre sombre et vacant^ — unpas nous-mimes
qui fait partie de nous^ — et c'est la, dans ce non-nous, que se trouve le
pouvoir createur, qui n'est pas seulement I 'esprit, la psyche, le moi,
I 'ego, mais aussi la force agissante, I'energie, la volonte, le noyau magne-
tique de notre personnalite^ . C'est a cette energie, que I 'esprit ordinaire'"
refuse de reconnaitre, que Powys souhaite avoir recours, sachant
qu'en agissant de la sorte, il va ouvrir les vannes psychologiques^ et
mettre en evidence / 'absence d 'unite, le pluralisme reconfortant et la
liberie anarchique que dissimule le manteau hypocrite de I 'Ordre et de la
Loi^, le monde des personnes et des prisons.
Pour Powys, la psychanalyse telle qu'elle est pratiquee d'ordinaire
reflete / 'esprit ordinaire^, le but vise etant I'integration des individus
au niveau de leur personnalite sociale (tous ces docteurs de I'dme
adorent le mot «integre»''), au lieu que I'unite qu'on pent trouver a
I'interieur du domaine anarchique des pouvoirs createurs (unite
que I'on decouvre par hasard, et que le recours a diverses pratiques
plus ou moins rituelles rend moins ephemere) ressemble a I'unite
plurielle d'une formation d'oiseaux en vol : JVous devrions essayer
d'acquerir une personnalite desintegree, une personnalite pareille, pourrait-
on dire, a une troupe d'oiseaux^.
C'est la un terrain difficile; car une fois les definitions sociales
abandonnees, le moi se trouve confronte avec le vide, ce qui peut
provoquer une profonde angoisse, difficilement supportable. Si
ce peut etre une terre de merveilles, il ne faut pas cependant
exclure I'eventualite d'un effondrement psycho-somatique total
(masque, mais pour un temps seulement, par des imprecations
prophetiques, ou, disons, des orchestrations psychedeliques; .
Ayant ainsi expose la complexite humaine — cosmique, per-
sonnelle et psychique — telle que la congoit Powys, nous pouvons
1. Philosophie de la Solitude (A Philosophy of Solitude), p. 51.
2. Cymrique obstine (Obstinate Cymric), p. 159.
3. id., p. 177.
4. Philosophie de la Solitude (A Philosophy of Solitude) , p. 44.
5. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality), p. 145. En anglais : the worldly bourgeois-spirit.
6. id., p. 67.
7. Malgre... (In Spite of), p. 276.
8. id., p. 277.
358
maintenant examiner les efforts qu'il a faits dans ce domaine
(techniques, pratiques et disciplines diverses) et partant, les
accompiissements et \es jomssances que Yotv peut y iTouvet.
XI
Devant un homme qui se declare par nature fetichiste, magicien
et ritualiste, les psychanalystes ne peuvent que lever les sourcils
ou les bras au del, et I'abandonner a son triste sort — c'est-a-
dire au chaos, a I'animisme, au fetichisme, au polytheisme, au
pluralisme et a la magie creatrice^.
S'il prend conge de la societe occidentale moderne (qui met
1' accent sur le fonctionnel et I'activite pratique), cependant Powys
veille aussi a prendre ses distances vis-a-vis des fanatiques de
I'orientalisme, du moins sous son aspect mystique, occultiste^ et
theosophique. II declare ne ressentir aucune inclination pour la meta-
physique orientale et le mysticisme hindow", affirmant qu'il reste egoiste
et sensuel sans le moindre scrupule, et que son entreprise n'a rien
d'une entreprise spirituelle. Ce qui I'interesse, c'est une zone
d 'essences psycho-sensuelles^, et son paysage psychique est occidental,
ou peut-etre plutot nordique, paysage heracHteen plein de duali-
tes, de contradictions et d' antinomies : A I'heure et a I'endroit oil le
bonheur domine dans notre vie, regne la lumiere changeante d 'unjour d 'orage\
Tenant convaincu du plurahsme, Powys ne se departit pas d'une
certaine mefiance a I'egard de toutes les philosophies basees sur
un principe unificateur. L '« Hedone Monochrom » jaillit du confiit
entre le Temps et I'Intemporel, non de I' obliteration de I'm ou I'autre
aspect de cette perpetuelle antinomies ; de meme il se defie de toute
identification avec un principe universel : // semble beaucoup plus
sage a man esprit nordique de preserver de fagon claire et nette la distance
qui separe toute chose de toute autre, et de permettre a chaque moi de
satisfaire son egoisme en se tenant a Vecart de I'universelK Powys est
favorable a I'interpenetration, mais non a une fusion ou une
identification totale. II n'y a pas de del : La suggestion d'une dimen-
sion autre, d'un « del » oil se trouve aholi a jamais tout dualisme turbulent,
represente simplement un element de I' experience totale, et c'est une erreur
psychologique de mettre I 'accent sur cette dimension comme etant la Jin
derniere du debate Ainsi Powys, libre sur le plan metaphysique et
1. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality ) , p. lOl.
2. id., p. 180.
3. Philosophie de la Solitude (A Philosophy of Solitude).
4. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality), p. 98.
5. id., p. 30.
6. id., p. 98.
359
speculatif de I'obsession de I'Unite^, vit, se meut et existe dans un
monde essentiellement chaotique^, dans un certain rapport abyssal avec
les puissances elementales'^ qui n'implique aucune foi mystique dans une
quelconque anima mundi ou Sur-dme derriere Vapparence des choses^. II y
seulement le moi (le pouvoir createur) et le chaos, et la jouissance
lorsqu'ils entrent en contact I'un avec I'autre, ce qui prelude a la
creation d'un cosmos mental.
Si, ainsi que I'ecrit Powys dans une enumeration pleine d'hu-
mour^, il y a pour les Catholiques le Ciel, pour les Protestants le
Jugement Dernier, pour les pantheistes I'Etre Unique, pour les
Musulmans le Paradis et pour les Bouddhistes le Nirvana, il ne
dispose pour son propre ego-ichthyosaure que des elements du
cosmos, et de sa propre volonte-de-puissance (puissance-de-
bonheur) .
XII
Suivant la formule de Novalis, « le bonheur a sa methode », et
pour Powys la premiere etape de cette methode, c'est la soUtude.
« Toute sagesse veritable », declara a Rasmussen le chaman
esquimau Igjugarjuk (Powys evoque son propre temperament de sor-
cier) « ne pent se decouvrir qu'a I'ecart des hommes, dans la
grande solitude ». Et Powys lui-meme ecrit, en des termes qui
font penser aussi a Thoreau et Nietzsche : Ce n'est que dans les
profondeurs d'une solitude absolue qu'un homme peut se defaire de tous
les ideaux contestables de sa race, et de toutes les idoles auxquelles s'atta-
chent les ambitions humaines, et regarder autour de lui avec une froide
objectivite, en se disant : « Me void, avec mon moi-ichthyosaure et mes remi-
niscences ataviques qui remontentjusqu'au monde vegetal etjusqu'au monde
mineral, avec en moi des premonitions prophetiques tournees vers l'avenir»*.
Powys est, pour reprendre un adjectif nietzscheen, I'Hyper-
boreen; il parle lui-meme de son cwur boreal^ et de ses humeurs
hyper boreennes^, poursuivant a I'ecart, dans la grande solitude, son
travail sur lui-meme en vue d'atteindre a la puissance.
Mais ce n'est pas une tache aisee que de parvenir a cette soHtude
cosmogonique, non plus que d'y maintenir son moi : La solitude ...
est un etat spirituel que seuls peuvent atteindre ceux qui sont, pourrait-on
1. Autobiographie, p. 59.
2. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality), p. 126.
3. id., p. 271.
4. id., pp. 106-107.
5. Autobiographie, p. 190.
6. Autobiographie, ji. 294. Cf. Nietzsche : « Nous sommes des Hyperboreens. Nous avons
une claire conscience de I'eloignement dans lequel nous vivons. Pindare connaissait
notre existence : Vous ne trouverez ni sur mer ni sur terre la route qui mene au pays des Hyper-
boreens... Au-dela du Nord, au-dela de I' ocean et des glaces, se trouvent notre vie et notre bonheur. »
360
dire, nes de multiples fois et qui ont parcouru de longues routes plane-
taires^. C'est la en fait le secret essentiel^, car une vie solitaire bien
reussie est une ceuvre d'art difficile a realiser^.
II faut en effet pour cela non seulement se depouiller de toute
definition qui serait accordee par la societe, ainsi que des refe-
rences qui vous conferent traditionnellement une identite — chose
deja assez difficile en soi — mais, une fois qu'on existe, a la suite
d'un acte mental radical, en tant que corps asocial, sans traditions,
depersonnalise, il faut encore reduire par la pensee ce corps
meme aux os du squelette, jusqu'au depouillement que lui donne la
fatalite primordiale de I'inanime^. C'est seulement au terme de cette
operation mentale, de cette ascese, que Ton pent se mettre reelle-
ment au travail : plus notre conscience se depersonnalise et se desubjecti-
vise, plus elle devient ce que Von pourrait appeler conscience pure et sans
melange, plus complete et plus rapide sera son evolution^, qui la menera
de jouissances primaires a une existence de plus en plus subtile.
Que Powys ait decouvert par hasard cet acte mental fondamental
qui consiste a se penser comme squelette — le supreme tour de
magie, comme il I'appelle — ou, que, comme cela est plus vrai-
semblable, il en ait eu connaissance au cours de ses lectures, le fait
est qu'il s'agit la d'une technique archaique que Ton rencontre
dans le chamanisme siberien entre autres. « Avant meme d'entre-
prendre I'acquisition d'un ou plusieurs esprits auxihaires, qui sont
comme les nouveaux " organes mystiques " de n'importe quel
chaman, le neophyte esquimau doit subir avec succes une grande
epreuve initiatique. Cette experience exige un long effort d' ascese
physique et de contemplation mentale ayant pour but I'obten-
tion de la capacite de se voir soi -meme comme un squelette »" ; on
retrouve cette technique dans le yoga tibetain, selon les textes du
tantrisme traduits par Evans-Wentz dans son ouvrage Le Toga
Tibetain' :
... Visualise-toi toi-meme devenu instantanement
un squelette blanc lumineux et enorme,
d'oii sortent des fiammes si grandes
qu'elles remplissent le Vide de I'Univers.
Ceci constitue le moment radical de la re-naissance, moment ou
I'energie peut trouver a se renouveler, au-dela de I'opacite du
monde des objets, et ou la reahte peut etre re-creee par F esprit
souverain, en relation reelle avec I'energie primordiale et les
1. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality), p. 133.
2. id., p. 122.
3. Philosophic de la Solitude (A Philosophy of Solitude), p. 81.
4. id., p. 203.
5. Malgre... (In Spite of), p. no.
6. Mircea Eliade, Le Chamanisme ct les techniques archaiques de I'extase (Paris, Payot, 1968).
7. Le Toga Tibetain (Paris, Maisonneuve, 1964).
361
elements : nous possedons le pouvoir de re-creer I'univers en partant
des profondeurs de notre etre^.
Au commencement de cette re-creation, il y a la pure faculte
psycho-sensuelle de jouir du cosmos, ce chaos d' elements; elle
seule pent donner a un univers sa densite poetique.
XIII
Dans Thalassa", Ferenczi, ce psychanalyste a imagination debri-
dee, avance I'hypothese que I'etre humain, dans son evolution
depuis son origine oceanique, souffre d'une frustration genetique
fondamentale. C'est la une hypothese que Powys pourrait
reprendre a son compte. Son moi-ichthyosaure cherche a retour-
ner au niveau de son origine premiere, essayant de retrouver le
chemin d'une jouissance elementale, d'une extase originelle
trouvee dans le contact sensuel avec la matiere.
Le progres a eu pour consequence une perte de densite psychique.
en raison du desinteret qu'ont entraine les exigences pratiques
pour cette region de la nature humaine qui n'est ni inconscienU
ni rationnelle, region de la passiviU animale et de la quiescence vegetative^.
Ceci explique que Powys fasse I'apologie du sommeil (qui en-
traine une regression dans cette zone de passivite et de repos), du
reve et de 1' absorption sensuelle : L'dme se nourrit de rives comrne
un grand bceuf immortel d'herbe tendre. Elle se nourrit de sensations
comme une grande hyacinthe mauve se nourrit de rosee, de pluie et d,
rayons de soleil diffus"^.
Ici Powys rejoint Bachelard : « La reverie nous apprend que
I'essence de I'etre c'est le bien-etre, un bien-etre enracine dans
I'etre archaique »s; et, au-dela de Bachelard, il rejoint Jung, pour
qui Vanima represente le principe feminin de I'ame et transmei
cette reverie cosmique qui restaure les relations perdues avec le
monde elemental.
Si Bachelard parle de « reverie cosmique », Powys, lui, park
d'une meditation a demi enracinee dans la matiere^ qui repond a un
besoin vital, mi-sexuel, mi-spirituel. Ailleurs, il parle de trouv-y
« I'eternel feminin » dans la Matiere elle-meme\- ailleurs encore.
du frisson oublie que Von eprouve a etreindre ou se laisser etreindre par la
matiere mime du cosmos^.
La contemplation erotique est au coeur de la pensee powysienne
et si parfois ce besoin trouve a se satisfaire dans la contemplatior.
1. Autobiographie, p. 326.
2. Petite Bibliotheque Payot.
3. Philosophie de la Solitude (A Philosophy of Solitude), p. 40.
4. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality), p. 193.
5. Gaston Bachelard, La Poetique de la Reverie.
6. Philosophie de la Solitude (A Philosophy of Solitude), p. 160.
7. Autobiographie, p. 477.
8. Malgre... (In Spite of), p. 91.
362
avide du corps de representantes anonymes du sexe feminin, si possible a
leur insu^ (car Powys aime que les femmes qu'il contemple
reposent dans un etat d'inconscience totale), ce besoin peut aussi,
de fa^on moins aleatoire, et avec moins de risques que leur per-
sonnalite ne vienne faire irruption, s'etendre de maniere diffuse
au paysage reel en vagues d'erotisme cosmique : L'trotique -—
toutes les sensations erotiques possibles et imaginables — peut s'associer
a cette humeur contemplative de la maniere la plus belle, la plus durable,^
la plus excitante qui soit. En fait, le vrai rythme essentiel et la reciprocite
secrete de la contemplation ne sont rien d' autre qu'une sublimation de
I'extase erotique. C'est avec un veritable desir amoureux^ que Von
contemple I'humus, les sables de la mer, I'herbe des prairies, les roches
montagneuses , la boue au bord du chemin, la mousse sur un mur, les flaques
sur la chaussee, les lichens sur un arbre et la fumee bleue des maisons
dans la campagn^. Bachelard va meme jusqu'a dire que Ton peut
trouver dans le mouvement des eaux d'une riviere la sensation
que Ton cherche aupres d'une femme dans I'etreinte sexuelle.
En quoi il se peut qu'il sous-estime par trop ce qu'il y a de speci-
hque dans le contact sexuel, mais on peut cependant admettre
qu'une diffusion des energies erotiques est a la fois possible et
souhaitable*.
XIV
.\ssiege par une civilisation toujours plus bruyante, envahissante,
epuisante (a cote de nous, dit Powys, Thoreau et Whitman
a\-aient la tache facile...), et en proie aussi a ses propres demons
interieurs (il n'a pas en effet une nature /aa/e) , Powys considere
que pour atteindre a cette tranquillite qui rend possible la contem-
plation cosmique, et rendre durable cet etat — que les poetes,
philosophes et peintres Ch' an designaient par les mots mo-k'i,
le premier designant I'obscurite, le silence et la paix, et le second
r union sexuelle — , un combat mental est perpetuellement necessaire^.
C'est ici qu'interviennent des rites specifiques; 1' esprit si expose,
a I'etat de veille comme dans le sommeil (de meme que Bachelard,
Powys prefere le reve diurne au reve nocturne, ce dernier etant
provoque par des facteurs objectifs, tandis que le premier se
laisse plus facilement controler), I'esprit toujours menace de
se perdre dans un vague informe ou de se trouver en butte a des
« idees fixes » steriles, est en mesure, grace a 1' observation de ces
Autobiographic, p. 278.
Lust dans le texte (N.d.T.)
Apologie des Sens (In Defence of Sensuality) , p. 130.
Cf. Herbert Marcuse, Eros et Civilisation (Editions de Minuit).
Apologie des Sens (In. Defence of Sensuality) , p. 170.
363
rites, de se ressaisir et de se concentrer, retrouvant ainsi le niveau
de son experience originelle et creant son univers poetique non
pas a partir de rien, mais a partir de I'origine.
Ces rites et rituels psycho-physiologiques (c'est-a-dire la repeti-
tion de divers gestes archetypiques grace auxquels la psyche
retrouve et preserve son pouvoir) sont nombreux et tres varies.
I'ensemble constituant une sorte de yoga un pen primitif. Afin de
le differencier par rapport a d'autres systemes plus elabores, nous
pourrions le qualifier de « yoga hyperboreen » — (le yoga lui-
meme en tant que technique a peut-etre eu racine dans des pra-
tiques plus archaiques, proches du chamanisme) . Powys lui
donne le nom de magie psychologique^ , le terme magie signifiant ici
(comme le Sanscrit siddha ou le tibetain diros-grub) un pouvoir
capable de s'exercer sur I'ensemble des energies psycho-soma-
tiques et de canaliser ces energies dans une direction donnee.
Dans ce domaine, les mots-cles sont la concentration et la conti-
nuite. C'est ainsi que nous voyons Powys parler d'un ensembU
d'habitudes mentales, physiques et psychiques^, et de postures rituelles^ :
pour se livrer a ses meditations, il s'allonge dans une certaine posi-
tion precise'^ ou s' assure — ceci etant exprime en des termes qui
font songer a I'asana du yoga — que le corps est dans une position
assise confortable^ ; ou bien il s'impose chaque matin une meditation
planetaire, couche en position fatale^ dans son lit, position qui est
une tentative pour retourner a un etat de fiasion. Ces positions
suppriment I'instabilite nerveuse et permettent a I'esprit de se
concentrer sur des symboles rituels choisis', ou alors sur des images
creees par I'esprit (actes qui creent des images'^). Ces rituels et ces
rites s'accompagnent d' incantations , qui les remplacent totale-
ment a d'autres moments : incantations qui peuvent etre des
mantras entierement de I'invention de Powys, murmurees a \^oix
basse, ou des formules depourvues de signification prononcees a
haute voix ou lues des yeux (I'absence de sens etant plus religieusi
que r intelligible^ ; c'est ainsi que Powys lit Joyce), ou encore la
lecture de livres ecrits dans des langues qu'il ne connait pas bien
(le grec par exemple, et plus tard le gallois), oii la magie des mot;*
se suffit a elle-meme, un mot a demi-connu devenant a lui seul
un symbole, et s'accroissant d'un sens qui deborde sa signification
litterale. II parle aussi de prieres, qu'il definit comme ce qui se
1. Ma Philosophic (My Philosophy) (in Obstinate Cymric), p. i8o.
2. Malgre... (In Spite of) , p. 130.
3. Apologic des Sens (In Defense of Sensuclity ) , p. 12.
4. Autobiographic, p. 100.
5. Malgre... (In Spite of), p. 123.
6. Ma Philosophie (My Philosophy) (in Obstinate Cymric) .
7. Autobiographic, p. 100.
8. id., p. 68.
9. id., p. 67.
364
produit chaque fois qu'un etre vivant se ramasse farouchement en lui-
meme etfait appel a sa vitalite leplus intime^ ; et il adresse ces « prieres»
a des idoles, des images, des fetiches, batons et pierres, Soleil,
Lune et Terra. L'esprit ne s'abandonne pas passivement aux
impressions qui lui parviennent de I'exterieur ou de I'interieur,
la volonte exerce sur elles son controle, le flux de conscience peut
etre dirige^, enrichi et approfondi jusqu'a ce que le flux mouvant
devienne ml (but iiltime vise par les techniques de concentration
dans de nombreuses disciplines spirituelles) ; un oeil qui, concen-
trant en lui I'energie psychique, medite^ (I'un des mots chers a
Powys...) sur la matiere : celui qui peut controler ses pense'es a trouve
la clef de voute du cosmos'^.
Pour s'adonner a ces pratiques, Powys recherche une vie de routine
primitive dans une toute petite maison", ou il serait debarrasse de
possessions superflues, et ou lui qui etait jusqu'alors oblige, afin
de pouvoir survivre au milieu des exigences de la societe, d' avoir
recours au subterfuge et a la ruse, menant ainsi une sorte de vie
souterraine, il puisse concentrer son existence jusqu'a un point
ultime.
Mais de tous les rites et rituels, le plus primaire et celui auquel
Powys recourt de fa^on permanente est I'art tout simple de la
marche. Celui qui possede un baton qu'il appelle « Sacre » (le
baton comme support de la puissance magique est une constante
des religions archa'iques) ne pratique evidemment pas la marche
dans le seul but de se maintenir en bonne sante. De meme que
chez Thoreau (que le lecteur se reporte a I'essai intitule La
Marche) — qui, lorsqu'il marche, perd toute notion de situation
dans I'espace, et done de simple deplacement geographique, et
finit par se deplacer au cceur de la mythologie, il y a dans les habi-
tudes ambulatoires de Powys, avec leur aspect ichthyosaurien, une
connotation sexuelle : dans Facte de la marche, il fait 1' amour
avec la Terre; et dans leur aspect surhumain, ses habitudes le
conduisent a la meditation, constituant ainsi ce que certains des
philosophes Ch' an, repugnant a adopter Vasana ritualiste du
yoga hindou, appelaient « meditation ambulatoire ». Culte de la
Terre et meditation cosmique sont done les buts vises dans ses
vagabondages par ce Protee-pelerin, et I'une des images les plus
emouvantes que puisse nous proposer un livre moderne, ou notre
monde contemporain, montre Powys vieil homme, apres I'une
de ces promenades rituelles dans les coUines galloises (oii il finit
par acquerir la petite maison d'ermite dont il revait) se frappant
1. Autobiographie, p. 327.
2. Cf. Malgre... (In Spite of).
3. Brood dans le texte.
4. Philosophie de la Solitude (A Philosophy of Solitude) , p. 82.
5. Autobiographie.
365
le front sur I'une de ces pierres plates , froides et mouillees de pluie, avtc
des taches de lichen gris vieux de dix mille ans'^.
XV
... Depuis le debut des temps, ecrit Powys, depuis les plus anciens
temoignages de I'histoire humainejusqu'd cejour encore, c'est la poesie, et
la poesie seule, qui nous a reellement sufji, parce qu'elle repond au besoin
passionne qu'eprouve V esprit humain de reagir, comme dirait Spinoza,
« d'une maniere adaptee a notre experience de la vie »^. Dans la poesie.
Powys voyait relement qui representait le resultat parfait de
ses multiples unions avec le corps mineral de la terre, et il conce-
vait la creation du poeme comme le rite ultime.
Pour lui, ce mot : poesie, trop souvent et mal employe, designait
un art de simplifier I'univers et de le ramener a des contours precis'^, ces
contours, dans leur simplicite, contenant neanmoins toute la force
organique et la presence sensuelle du corps de I'Universel lui-
meme. La poesie, pour Powys, est une essence de cette experience
de la terre, faite d'ww petit nombre de choses simples et elementales :
le soleil, la lune, I'herbe, les arbres, I'eau, la terre^, constituant une
mythologies.
Dans le monde qui I'entourait, il ne voyait guere de manifestations
de cette poesie. Ce qu'il y voyait, c'etait des etudes scolastiques
filandreuses d'une part, et de I'autre, les gesticulations artistiques
desesperees defantochesfrenetiques^. ha, poesie des derniers hommes, non
celle du sur-homme, tout entiere impregnee de transcendance
immanente.
Si I'art de la vie consiste a creer un moi original et unique, on peut dire
qu'ici la reussite de Powys est totale. « Tons les hommes » ecrit
Remy de Gourmont dans Le Chemin de Velours, « par cela meme que
leur cerveau fonctionne, se representent un monde; mais peu
d'hommes se representent un monde original. Considere comme
une entite, 1' ensemble des cerveaux humains est pareil a un four
a porcelaine d'oix sortent successivement des millions de pieces
identiques et banales; une sur un million apparait bizarrement
craquelee, roussie, fumee, rayee d'etranges dessins imprevus et
fous, gondolee, creusee, soufflee, deformee, ratee : cette piece de
porcelaine, c'est la representation du monde congue par les esprits
superieurs, par les genies ».
1. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality), p. 202.
2. Malgre... (In Spite of), p. 256.
3. Apologie des Sens (In Defence of Sensuality), p. 305.
4. id., p. 309.
5. Philosophic de la Solitude (A Philosophy of Solitude), p. 52.
366
C'est a cette piece de porcelaine taoiste que nous songeons en
considerant la representation powysienne du monde. Et, en pen-
sant a la vie de rhomme dont elle symbolise le monde propre,
nous pouvons dire avec Kouang-tse :
C'est ainsi que Hiu Teou vecut une vie heureuse
au Nord de la riviere Ting et que Kong-Po s'ejouit
sur la montagne Kong-tcheou.
KENNETH WHITE
traduit par Michelle Tran Van Khai
367
MA PHILOSOPHIE A CE JOUR
TELLE QUE ME L'INSPIRE MA VIE AU PAYS DE GALLES
Ce que j'entends par « ma philosophic », c'est I'idee (ou les idees)
que j'ai sur la reahte essentielle du monde ou nous vivons, et
c'est aussi I'idee (ou les idees) que j'ai sur le meilleur moyen de
s'adapter a la vie en ce monde. Et puisque ces deux questions
ouvrent necessairemicnt un debat sur le hbre-arbitre et le deter-
minisme, le bien et le mal, le juste et I'injuste, le plaisir et le
devoir, I'egoisme et I'altruisme, la science et la rehgion, la sym-
pathie et I'amour, la soUicitude et I'amour, I'amour et la pitie,
I'amour et I'estime, I'amour et le respect, I'amour et I'admira-
tion, I'amour et I'affection, I'amour et I'humour, I'amour et la
sagesse, I'amour et I'intelligence, I'amour et le bon sens, la culture
et I'education, le gout et le savoir, I'instinct et la raison, imagi-
nation et la volonte, la sensuahte et la purete, la luxure et la
chastete, Faction et la contemplation, le hasard et le destin, les
manoeuvres propitiatoires et la connaissance, la tolerance et le
fanatisme, la sagacite et I'ingeniosite, I'agnosticisme et le dogma-
tisme, la foi et la raison, Fhumanisme et le catholicisme, le prag-
matisme et Tilluminisme, enfin I'Homme et Dieu, il faudra bien
que je m'en tienne a quelques points particuherement significa-
tifs, choisis pour eclairer mon propre jugement autant que celui
d'eventuels proselytes. Dans cet effort pour apprehender la vie
avec philosophic, j'ai decouvert que le principe essentiel, le
novum organum, le baton de pelerin, les bottes de sept-lieues, le
velo de tout un chacun, c'est I'humilite. Apres I'humiHte, je
placerais I'orgueil, un orgueil qui fonctionne, selon toute appa-
rence, comme I'humiHte et qui produit en tout cas les memes
efFets. J'ai decouvert que la sagesse est de me considerer, au plus
profond de moi-meme, comme un chetif insecte, comme un
banal ver de terre, a la fois humble et inofFensif. Adopter cette
attitude, c'est situer ce que j'appelle I 'illusion vitale a son niveau
le plus bas, c'est etre pret aux coups, aux rebufFades, aux trau-
matismes, aux injures, aux incomprehensions, aux Froideurs, aux
dedains, aux inimities, aux antipathies, aux repulsions qui, tot
ou tard, sont infliges par la vie a la plupart d'entre nous.
368
Ce qu'il y a d' extraordinaire dans cette illusion vitale qui consiste
a s'imaginer petit, chetif, insignifiant, c'est qu'on evite ainsi de
gaspiller sa vie dans des projets ambitieux, dans I'absurde pour-
suite d'une carriere, dans de ridicules efforts pour se faire connai-
tre, pour atteindre a la celebrite, pour devenir ce que les journaux
appellent un grand homme, c'est-a-dire un etre grotesque dont
la stupidite n'a d'egale que la suffisance. Depuis bien longtemps,
je suis arrive a la conclusion qu'il n'existe pas dans la vie de
finalite universelle et, apres avoir considere ma propre nature,
celle du monde et celle des gens avec qui je vis ou qui traversent
regulierement mon existence, j'ai pris une decision, curieusement
identique a celle que prennent tous mes semblables : j'ai resolu
de vivre d'abord pour satisfaire mon propre besoin de sensations
agreables et, sur ce point, je dois ajouter que, contrairement a
I'attente des cyniques et des pessimistes, je n'ai pas trop mal
reussi. Dans cette recherche comme d'ailleurs dans toutes les
autres, j'ai decouvert que I'important, si Ton veut parvenir a
ses fins, c'est de se raconter des histoires, de fabuler, de s'ima-
giner, le plus concretement possible, dans telle ou telle situation
qui repond a nos desirs les plus ardents. Jamais, au cours de ma
vie, je n'ai pris en defaut cette technique qui permet d'obtenir
ce qu'on desire en I'imaginant intensement, et qui illustre par-
faitement la valeur de ce don divin qu'est la satisfaction-des-
desirs-par-l'illusion. Nos hommes de science ont beau fiilminer
leurs stupides anathemes, c'est grace a ce don divin que notre
multivers eternellement malleable est sans cesse cree et recree,
detruit et refa^onne. Un desir ne se realise pas par la volonte
mais par I'imagination. II nous suffit d'evoquer, d'imaginer
intensement notre a\'enir pour lui donner une existence. Ceci
est vrai pour la planete tout entiere, dont I'avenir, loin d'etre
predetermine, reste plonge dans I'ombre. Get avenir s'ouvre a
toutes les possibilites, merveilleuses ou terribles. Mais il demeure
un abime de neant tant que nous ne I'avons pas comble en y
projetant nos desirs, que nous soyons insectes, vers de terre,
plantes, oiseaux, betes sauvages, dieux ou demi-dieux.
Que dire des deux grands problemes que j'ai poses des I'abord,
Pelerin de la Vie inspire par les montagnes galloises et tout
impregne de psychologic galloise, que dire de la nature du monde
et de I'adaptation de chacun a la vie en ce monde? Eh bien,
voila. Avant meme que j'aie atteint la trentaine, mon ami de
Liverpool, Tom Jones, qui compte un barde parmi ses aieux,
me confia qu'il avait adopte la philosophie du poete Keats et,
peu a peu, j'ai fait mienne cette conception pragmatique et
pluraliste des choses a laquelle William James, pousse par une
sagesse profondement instinctive (c'est-a-dire ni trop rationnelle,
ni trop logique, ni trop mathematique, ni trop scientifique), a
369
fini par rallier son imagination si vive et son intelligence si
originale.
A mon avis, la nation galloise est de loin la plus pure parmi les
nations chretiennes et, de ce fait, I'esprit gallois se formalise moins
des assauts du paganisme que de I'indifference du siecle. L'ennemi
n° I n'est pas la chair ni le diable; comme pour les premiers Chre-
tiens, c'est le monde. Au Pays de Galles, c'est I'imposture coutu-
niiere a ce monde qui constitue la cible naturelle de I'ecole du
dimanche, derniere institution veritablement paleo-chretienne
d'Europe. Or, quand j'adopte le pluralisme de William James,
je me debarrasse d'un seul coup de tout I'univers fini, totalitaire
et trinitaire de I'apologetique chretienne. Je me debarrasse meme
de I'univers dechu et repentant de Berdiaeff, autour duquel tourne
une pitoyable meute celeste qui ne cesse de gemir et d'aboyer
vainement pour reveiller nos coeurs endurcis, obstinement opti-
mistes, gorges de sensations, et jouissant d'un bonheur paien.
Et quand je regarde ce multivers chaotique, irrationnel, aleatoire,
heterocHte et pluraHste qui demeure, ne I'oublions pas, tout
aussi terrestre, aussi elemental, aussi merveilleux, aussi
insondable, aussi plein de « sons et d'airs melodieux »i, de
murmures et de mysteres qu'il I'etait avant que la Sainte Triade
n'ait absorbe ces merveilles et emprisonne la magie de 1' exis-
tence dans un Cercle rationnel, ineluctable, sanctifie, « dont
le centre est partout, la circonference nuUe part, et que nous
appelons Dieu », quand je regarde, disais-je, ce multivers tel
qu'il est reellement, avec ses mysteres, ses oasis aimables et
ses lies fortunees qui existent tout autant que les desastres
et les fiascos de la creation (ceux-la « aussi innombrables que
les grains de sable sur la plage », comme le dit, dans une
version a usage scolaire, I'Honnete Citoyen au debut des Achar-
niens d'Aristoplane) j'avoue que, cultivant I'illusion vitale, a la
fois humble et orgueilleuse, d'etre un insecte et un ver de terre
et cependant un magicien de nature quasi divine place au sommet
de la vague de la creation par la force du desir et de I'imagina-
tion, je prefere suivre de mon mieux le bon sens magnanime et
indulgent de maitres aussi profanes, aussi secuhers qu'Homere,
Aristophane et Rabelais plutot que de m'employer a decouvrir
le secret de Jesus, a trouver la voie de I'initiation spirituelle ou a
percer le mystere de la communion des saints.
II me semble que, pour moi, le moment est venu de purger mon
esprit de toute hypocrisie ; et je crois qu'aujourd'hui c'est notre
conception de I'amour et notre discours sur I'amour qui consti-
tuent la pire des hypocrisies. Get amour (surtout pas de majus-
cule!) est une des formes les plus minables qu'ait prises notre
christianisme decadent. Je ne propose pas de mettre tout le
I. La TempHe, III, 2, 145.
370
christianisme au rebut, mais cet « amour » christianise est telle-
ment gorge de sexualite, d'une sexualite sublimee, anti-seminale,
secretant une sentimentalite purulente, qu'il rend possible, dans
son intensite morbide, une association centre nature, incestueuse,
entre les figlises et la sexualite. Saint Paul, qui etait un fin psycho-
logue et aussi le plus honnete et le plus profond de tous les apo-
logistes Chretiens, de tous les auteurs du Nouveau Testament et
peut-etre de la Bible tout entiere, etait bien pres de redecouvrir
une vertu paienne, divinement naturelle, plus ancienne que le
Tao, lorsqu'il decrivait aux Corinthiens « amoureux » la qualite
et la force de Vagape. Et, instinctivement, les vieux theolo-
giens avaient trouve la bonne traduction pour agape : non pas
« amour », mais « charite ». Naturellement, amoureux qu'ils
sont de I'amour, les chretiens de I'epoque moderne jugent que
la charite est une vertu bien froide — tout comme la justice, la
misericorde, la bienveillance, la compassion, la tolerance et
I'humour. On en revient done a I'amour assaisonne de senti-
mentalite et de sexualite, et il s'agit bien sur de I'amour de
Jesus, de I'figlise, des Saints ou de I'Humanite. Comme si une
creature vivante, abandonnee de Dieu, pouvait aimer pareille
abstraction! « S'il n'aime pas le frere qu'il a de ses yeux vu,
comment pourrait-il... » Mais, anonyme « John de Dyfi-dwy »^
entre dans la vieillesse, j'ai decide de me debarrasser I'esprit
de ces fariboles sur I'amour. Desormais je me contenterai de
traiter mes voisins avec le plus d'egards possibles, et d'etre,
dans la mesure de mes moyens, juste et misericordieux envers
les mechants, patient et indulgent envers les bien-pensants. Ma
philosophic presente — car n'importe quel pauvre bougre a
parfaitement le droit d'utiliser ce terme venerable et d'appeler
philosophie ses petits accommodements avec I'existence — me
permet, fort heureusement, de laisser libre cours a I'instinct
irresistible qui me pousse a prier. Je n'ai nul besoin d'invoquer
dans mes prieres I'inconnue metaphysique des neo-thomistes.
Je peux toujours adresser ma priere, si je prefere, au dieu de
Jacob. Ou bien elle peut etre d'une portee plus generale, sans
destinataire particulier. Je suis un insecte perdu dans un multi-
vers plein de prodiges, mais j'ai « de la religion » : je suis ce
qu'on appelle « une mante religieuse ». Mais en laissant de cote
la question de savoir qui peut bien « exaucer » mes prieres, je
peux defendre cette habitude qui me procure de grandes satis-
factions en arguant que, fort vraisemblablement, si elles atteignent
un degre suffisant d'intensite, les ondes psychiques de nature a la
fois vitale, magnetique et telepathique, emises en direction de la
personne ou de I'animal dont le bien-etre m'est cher, que cet
I . La Dyfrdwy (« riviere sacree y>) : la Dee, qui traverse tout le Nord du Pays de Galles
et passe a proximite de Corwen.
371
etre humain ou cet animal soit pres ou loin, mort ou vivant,
ont un effet magique. Ces demons de vivisequeurs, apres avoir
tourne en derision la magic de I'homme primitif et aneanti d'un
ricanement nos superstitions, voudraient a present nous sou-
mettre a leur magie noire ! Mais s'ils pensent nous imposer leurs
sacrifices au dieu Baal, moi je pourrai toujours prier pour que
des forces plus puissantes, retournant centre eux leurs machina-
tions, les empechent d'asservir le monde. Comme je voudrais
qu'au cours des experiences abominables qu'ils effectuent dans
leurs innombrables Laboratoires de Recherche, ils voient mourir
leurs victimes d'une mort subite, paisible et heureuse, qui laisse
la curiosite des tortionnaires totalement insatisfaite ! Mais je dois
resister a cette penible propension qui me pousse a m'opposer
par telepathic aux agissements du nouveau Saint Office de la
Nouvelle Croyance, et a emettre des ondes magnetiques pour
defendre des victimes a I'egard desquelles, comme dirait Saint
Paul, nous manifestons quelque « indigence d'esprit ».
J'en arrive a une nouvelle directive que je trouve parmi les « plis
cachetes » que la Nature a laisses au Vieux Marin^ : il m'est
prescrit de prendre plaisir aux choses, aux gens, aux situations,
aux paysages, aux objets, aux etats du corps que la providence,
le hasard, le destin, I'imbecilite des autres ou ma propre stupidite
me proposent ou m'imposent. Je croyais autrefois qu'on pouvait
saisir le bonheur au vol par un acte de la volonte, ou bien le
gagner avec de la ruse et de la sagacite. J'ai change d'avis. J'en
suis venu a considerer le bonheur comme quelque chose qui va
et qui vient comme le vent, au gre de ses propres impulsions
arbitraires et imprevisibles. Mais le plaisir, c'est autre chose.
Le bonheur, c'est la passivite; dans le plaisir, on est actif. J'ai
fini par decouvrir qu'il y a du plaisir a prendre dans I'effort, dans
la lutte obstinee ou se depense cette part de I'ame qui constitue
ce que j'appellerai « les muscles du plaisir ». J'ai decouvert que
presque toujours, la sensation agreable qui resulte de cet eflfort
se double immediatement d'une prise de conscience encore plus
desirable : on prend un reel plaisir a la situation physique et
psychologique dans laquelle le hasard ou le destin nous a places,
de fa^on ephemere ou durable. Me forgant ainsi a prendre du
plaisir, j'ai decouvert que la foi etait necessaire, la foi dans ma
capacite a gouter cette lutte obstinee avec le destin. Mais quelle
que soit I'importance que j'accorde a cette experience du plaisir,
ou meme a la lutte que je livre pour gouter ce que le hasard,
ou le destin, precipite sur moi, ou ce a quoi subtilement il me
pousse, ou encore ce qu'il m'incite a batir autour de moi, une
philosophic de la vie trouvera toujours en chemin des ecueils,
des obstacles difficiles a surmonter, et chez un etre aussi voue
I. Cf. The Ancient Mariner de Coleridge.
372
que je le suis a 1' introspection et a la conscience de soi, les pires
inhibitions afflueront toujours, attirees par la reussite meme de
tel ou tel effort, comme les mouches par la charogne. II suffit
que j'aie conscience d'eprouver un plaisir veritable pour que
soudain quelque diablotin surgisse de sa boite dans un jaillis-
sement de flammes bleues. Le simple fait d'avoir regu le don
miraculeux de la vie semble suffire a faire sortir de quelque
Golgotha planetaire les larves et les lemures, les loups-garous et
les vampires, dont la necrophilie insane flaire la mort cachee
dans nos extravagances les plus vitales. Nombreux sont, j'ima-
gine, les vieux renards comme moi qui, decides a consacrer
leur vie a la quete de la sensation plutot qu'a celle de la renom-
mee ou de la reussite, plutot qu'a I'art, a la religion, a la science
ou a r amour de I'humanite, ou meme au bien-etre de leur pro-
geniture, s'apergoivent souvent que ces sensations deux fois benies
sont hantees. A peine se sentent-ils heureux que leur plaisir est
gate, souille par la have puante de quelque gnome immonde!
Helas! lis sont assaillis par des furies a la fois physiques et
psychiques, ce qui montre bien dans quel asile de fous pent aller
se loger une conscience aussi sagace, aussi sainement optimiste
que la mienne. D'ou viennent ces monstres? De quel Erebe
interieur innommable, peuple d'avortons monstrueux sur-
gissent-ils pour nous faire danser la gigue du degout? De I'm-
conscient? Je me refuse a le croire. Et qu'a present la Dee sacree,
que les cretes perilleuses et les etangs aventureux de Cader IdrisS
que le sommet mysterieux d'Eryri^ ou est peut-etre enseveli I'an-
cetre des dieux et des hommes, I'artificieux Cronos, m'accordent
le courage de dire haut ce que, depuis pen, la Nature rn'affirme
avec force : ce maudit Inconscient n'existe pas. L'oubU est a la
portee de tons, et les plus heureux d'entre nous sont ceux chez
qui les roues de la memoire tournent le plus vite. Je refuse a
croire a I'existence de cet horrible Styx que nous sommes censes
transporter avec nous, fardeau plus pesant que celui de Chretien
dans le Voyage du Pelerin, Heu ou grouillent, se demenent,^s'accou-
plent, gemissent, sifflent et mordent des avortons issus d'ignobles
copulations. D'ailleurs aucun homme sain d'esprit ne I'a jamais
vu. C'est I'Enfer des predicateurs d'autrefois. Nous sommes de
miserables vers de terre et des insectes debiles, mais aussi des
etres dotes, comme les dieux, du pouvoir magique de creer, et
lorsque nous sommes tourmentes, comme c'est souvent le cas,
par les delires, les terreurs, les fantasmes et les illusions, la meil-
leure politique est alors, je I'ai decouvert au cours de ces douze
dernieres annees, de devenir chacun notre propre psychiatre,
1. Cader Idris (« la chaise d'Idris ») ; massif montagneux du Merionethshire. Idris
est un h6ros de la litterature bardique.
2. Eryri : nom gallois du massif du Snowdon.
373
pour conjurer ces horreurs en fonction de notre experience
individuelle. Tout ce que je peux dire, c'est que toute ma vie
j'ai connu ces egarements. II faut, je crois, que nous soyons
sans cesse un peu fous, sans nous laisser abuser par nos propres
manoeuvres : c'est la meilleure garantie contre la camisole de
force. Nous faisons ainsi d'une pierre deux coups : en laissant
libre cours a nos innocentes deviations par rapport a la norme,
nous nous dirigeons d'un pas ferme, delibere, vers cet Inconscient-
mirage. Nous I'assiegeons, nous finissons par occuper la place, et
resolument, comma le sage Pwyll Pen Annwn^, nous transfor-
mons en un jeu theatral le plus grand des perils. Alors, encercles
par les demons qui, pour chacun d'entre nous, se trouvent
representer le Cauchemar, nous avons le choix entre deux tac-
tiques. La premiere est d'obeir au sublime Logos qui nous invite
a « plonger dans I'element destructeur », en d'autres termes a
nous precipiter sur I'objet, a le saisir, a I'etreindre d'une maniere
encore plus violente, encore plus eperdue, encore plus scanda-
leuse que le miserable cacodaimon ne le croyait possible. Ainsi nous
surprenons le Monstre, nous I'empoignons malgre notre degout,
nous conjurons notre inertie malefique et meme, pareils a Ajax
frappant Hector d'une pierre, nous I'envoyons « rouler comme
une toupie ». Quels raffinements 1' esprit n'invente-t-il pas quand
il veut s'infliger ce genre d'angoisses! Beaucoup d'entre nous
en ont fait la cruelle experience. Nous savons comme Glendower
« appeler les esprits des vastes abimes » sans avoir besoin d'ecouter
a la porte d'un inconscient imaginaire. Je n'ai plus de dents,
mais les choses qui me faisaient jadis grincer des dents et me
mettaient les nerfs en pelote, m'obsedent toujours. Les sorcieres
ne sont jamais loin. Pourtant, quand elles voient mes gencives
degarnies, elles filent! L'astuce supreme est de donner a I'ima-
gination autre chose a faire que de jouer avec les ombres que
projettent les gnomes issus de notre esprit. La solution, c'est de
harceler sans treve les demons, de les reduire en poussiere — et
ainsi, d'aneantir leurs ombres. Mais je connais une autre methode,
celle-la diametralement opposee a la premiere. II ne s'agit plus
d'attaquer de front, mais au contraire de decamper, de fuir,
tout simplement. Toute ma vie, je n'ai cesse de fuir, et surtout,
je me suis fui moi-meme. Ma philosophic autotherapeutique doit
affronter ici une nevrose pour laquelle, dans cette psychanalyse
a usage personnel, j'ai du trouver une nouvelle appellation. Je
I'ai nommee « antinarcissisme », puisqu'elle est a I'oppose du
narcissisme.
Ma personnalite, pourtant simple et transparente, n'est qu'un
element parmi tons les objets, toutes les situations, toutes les
I . Pwyll, prince de Dyfed, heros du premier recit du Mabinogion. II se d^barrasse de
son rival Gwawl en le faisant entrer dans un sac.
374
scenes de I'existence que je ne peux aneantir en les etouffant, en
les devorant, en les digerant : je sais cela d'experience. Et pour
hater ma fuite, je m'insere dans leflux cosmique, c'est-a-dire dans
■.a dissolution, I'ecoulement de toutes choses, organiques ou
inorganiques, chimiques ou morphologiques, planetaires ou
dlementales, dans le flux perpetuel des grands courants, a la fois
centrifuges et centripetes, qui parcourent notre com du multivers.
C"est le hasard ou I'occasion qui font que j'absorbe en moi-meme
1 element destructeur, ou que je le fuie en m'integrant au flux
multiversel du Tout. Et certains jours, d'aiUeurs, je pratique les
deux methodes.
Mais comme tons les animistes et tons les ritualistes naturels,
comme tons les magiciens et tons les fetichistes instinctifs, je
irouve, faible comme je suis, beaucoup de force et de reconfort
aupres des devins de I'Antiquite. Quand mon esprit bat des ailes
comme un moustique ou se tortille comme un vermisseau, je
puise un nouvel elan dans les paroles d'Heraclite : PavToc pst xal
ovSev y.ivei, tout coule, rien ne demeure. Ma philosophie, telle qu'elle
est maintenant constituee, apres avoir butine comme une abeiUe
et s'etre tortillee comme un ver sur les pentes et sous le terreau
des Berwyns pour atteindre sa presente intimite avec la Nature
et la Realite, est done bien arretee — a ceci pres qu'il faut bien
accepter, a la fin du compte, cet agnosticisme qui est aii prmcipe
et au terme de toute pensee humaine lorsque celle-ci s'mterroge
sur I'existence probable de plusieurs forces creatrices que, dans
notre dimension presente, nous pouvons appeler dieux ou deesses,
et sur I'existence improbable d'un quelconque Absolu, seul et
unique, que ses emanations soient Trinite ou Quinconce. EUe
n'est pas moins bien arretee dans sa conclusion revolutionnaire :
je dois me contraindre a prendre plaisir aux choses et si possible
aux gens que le hasard ou le destin a places avec moi sur ce
recif de corail en temoignant d'une indifference aussi absolue
pour leur bien-etre que pour le mien. « Parfait! », me repon-
drez-vous, « mais le probleme des problemes, celui de I'au-dela,
qu'en faites-vous? » Certes, on estime d' ordinaire que la question
est d'importance; et, en un sens, je suppose qu'elle Test Mais
pour un etre tel que moi, dont la vision du monde est aussi simple
que celle d'un boeuf, ou, si vous voulez, d'un ane, ou encore,
comme je I'ai dit plus haut, d'un ver de terre; pour un etre qui
ignore I'ultime secret, meme dans une dimension unique, du
multivers chaotique oti nous vivons; et enfin pour un etre qui
s'abandonne, comme moi, totalement aux sensations,^ qu'elles
soient de nature physique ou psychique, il est difficile d'imagmer
cet « autre monde », ce « monde a venir », tout consacre qu'il soit
par I'attente generale et le desir individuel. II n'est pas impossible
qu'un autre monde nous attende. Ce n'est pas une idee absurde.
375
Mais il est egalement vrai que I'idee d'aneantissement et d'extinc-
tion nous traverse frequemment I'esprit et qu'elle s'appuie sur
un instinct ancestral, elle aussi. En realite, les deux possibilites
existent : certains etres ont peut-etre trouve le moyen de pro-
jeter dans une autre dimension quelque essence residuelle d'eux-
memes, tandis que d'autres preferent en finir une bonne fois
pour toutes le jour de leur mort. Je ne me risquerai pas a contre-
dire mon ami le poete Anderson^, qui oppose a mon illogisme la
necessite rationnelle d'une unicite de I'univers fondee sur I'uni-
cite de Dieu, et qui juge que ces verites decoulent inevitablement
de I'unicite de la nature et de I'unicite de la pensee meme. Dans
cette perspective, il est parfaitement naturel que tous les grands
mystiques placent Fame individuelle en contact si intime avec
Dieu, ou si Ton veut avec I'ame de I'univers, qu'on pent raison-
nablement la considerer comme partie integrante de I'ame
unique de cet univers unique. Tout cela, certes formule en termes
plus logiques et plus mathematiques que je ne peux le faire, n'est
que la vieille reponse des metaphysiciens a ce qui n'est, somme
toute, qu'une autre metaphysique : car c'est ainsi que, dans mon
empirisme pragmatique et modeste, m'apparait tout materialisme
deterministe. Je suis fier, en effet, d'etre un de ces empiristes qu'on
traite de charlatans, ou meme de clowns, parce qu'ils s'entetent
a ne rien refuser du contact immediat avec la vie, tant sur le
plan psychique que sur le plan physique, tout choquant, tout
ahurissant, tout apaisant, tout traumatisant, tout exaltant, tout
terrifiant que soit ce contact, et qui, jouant d'emblee le « mul-
tiple » contre « I'un », en font les premisses de leur « philosophic »
elaboree de brie et de broc, au jour le jour. Dans ce multivers
qui est le mien et qui n'a ni finalite ni unite, je peux, pour me
batir une philosophic de I'existence, utiliser n'importe quelle
gifle cuisante regue de la vie, n'importe quelle illumination
exquise trouvee dans la nature ou dans un livre, au memx titre
qu'une axiomatique. Mon systeme de recettes mentales ou de
gestes mentaux constitue done (non sans I'inevitable difference
que comportent toutes les Renaissances de ce type) un retour
au chaotisme, a I'animisme, au fetichisme, au polytheisme, au
pluralisme, et meme a quelque chose qui ressemble etrangement
a la magie des ages heureux qui precederent notre epoque ou.
en matiere de religion comme en matiere de science, nous voyons
des partis et des dictateurs s'arroger le pouvoir totalitaire de
detenir toute la verite et le pouvoir infaillible de la prononcer.
Mais si Ton considere le comportement desastreux de I'extreme-
gauche comme de I'extreme-droite aujourd'hui, on constate que
I'ideal de la fourmiliere ou de la ruche semble gagner la chose
politique apres avoir conquis la science et la religion. II n'y a
I. J. Redwood- Anderson, a qui Powys d6diera Homere et I' Ether.
376
rien la qui puisse plaire a un etre libre, ver ou moustique, tel
que moi. C'est pourquoi, la religion ayant manifestement cor-
rompu la science et la politique (sans d'ailleurs s'epurer pour
autant), je decide de retirer a la science, a la religion, a I'uni-
\ersalite, a la divinite, a I'orthodoxie et a la saintete tout le
respect que je leur accordais, et de transferer completement ce
respect sur les formes immediates de la vie qui m'entoure. A
la suite de quoi, et bien que je n'aie rien d'un comedien-ne, j'ai
decide d'opposer I'humour et les blasphemes, ou du moins un
accueil tres profane, a tons les nouveaux totems de la science,
de la religion et de la politique. Et j'ai decide de suivre I'exemple
de Rabelais et de Walt Whitman, ces ennemis de toutes les
orthodoxies, et de venerer avec toute I'humilite et tout le respect
dont je suis capable toutes les manifestations du naturel et de
I'organique. II faut, en effet, que la philosophic rejoigne le bon
sens, le sens commun, le sens le plus simple, le plus ordinaire, le
plus humain, le plus naturel. C'est une evidence ineluctable. En
verite, si le mariage du bon sens et de la philosophic n'est pas
rapidement arrange et consomme, I'avenir de notre monde nous
reservera des surprises. Cependant, puisqu'on considere aujour-
d'hui revolution comme un simple changement, et peut-etre
comme une degradation (bien que ceci depende evidemment du
point de vue de qui on se place) il y a de soHdes raisons, et cer-
taines si epouvantables que nul ne pent rester indifferent, pour
que les moins aguerris d'entre nous se mettent a elaborer une
maniere de philosophic personnelle. Or j'ai decouvert recem-
ment que Ton pouvait jouer de fagon merveilleuse avec la psycho-
logic de I'habitude. Et si la pratique repetee de ces gestes men-
taux tend a glisser vers une zone d'experience plus proche de la
magic prehistorique que de la rehgion et de la science, eh bien
tant pis! Meme si les gens ne prennent guere au serieux leur
« philosophic », tout jeu innocent, tout manege theatral auquel
ils se livrent tire a consequence : la philosophic est la fine
fleur de notre instinct ludique. Si le revolutionnaire transfert de
respect que j'essaie de promouvoir du mieux que je peux, au
moins pour les cxcentriques de mon espece, devait susciter des
conversions, la vie, j'en suis sur, serait plus facile et plus agreable.
Je dois cependant preciser ce que j'entends par ce respect que j'ai
resolu d'arracher aux choses « divines », « spirituelles », ou
« sacrees », a la « sainte sexuahte » ct a la « beaute solennclle
de I'amour » pour I'etendre a ma famille, a mes voisins, aux
chiens et aux chats, aux macaques de I'officc le plus proche de
la Sainte Inquisition, aux etres vegetaux, mineraux, et aux ele-
ments qui les entourent. Car avant d'offrir ce respect reveren-
cieux et terrifie a ces etres ordinaires, il est un point sur lequel
j'entends dissiper toute confusion : je veux liberer cette emotion
377
de la papelardise, de la solennite, du silence religieux, de la
superiorite pontificale, de I'affectation liturgique, du snobisme
sinistre qui i'accompagnent, sans oublier que la familiarite avec
certains etres « engendre le mepris » et que 1' humour, le blas-
pheme et I'impiete qui, dans certaines circonstances, vont aussi
profond que 1' existence meme et ont une valeur esthetique indi-
cible peuvent aussi, manies par certains, nous ecoeurer par leur
mediocrite, leur insipidite, leur sottise. Comme tout ce^ qui se
passe dans cette dimension, cela depend. Mais j'ai au moins une
certitude : il faut que Thomme se tourne sans cesse vers le passe
pour reparcourir les immenses etendues temporelles qui le
separent de son ancetre, I'homme des cavernes. Certes, je peux
me raconter toutes sortes d'histoires sur I'avenir du monde et
sur mon avenir individuel, mais je ne dois pas pour autant oubher
que I'aptitude que je possede, que chacun d'entre nous possede,
a elaborer I'avenir, le precieux avenir (qui s'elabore non pas
par I'effet de la volonte mais grace aux histoires que nous nous
racontons), provient en partie du passe de la race, et en partie
de notre passe individuel.
Je ne saurais trop me repeter que I'objet de notre introspection
ne doit pas etre un Inconscient imaginaire mais les souvenirs
parfaitement conscients (pourvu qu'on se donne la peine de les
retrouver) que nous ont legues les hommes et les femmes des
ages neohthique et paleolithique. La ruse la plus ingenieuse de
ces demons subtils que sont les apologistes chretiens a ete de nier
qu'il y ait jamais eu de progres sur cette planete dechue. II y a
eu deux sortes de progres : le progres scientifique, qui nous rem-
pht aujourd'hui d'un orgueil si tragique, et le progres realise au
niveau des nerfs, de I'imagination, de la sympathie, qui nous
inspire une fierte si comique, si hypocrite ! Oui, la sympathie que
se vouent les etres humains a fait des progres. Oh, rien de bien
spectaculaire, mais, apres tout, revolution est un processus lent.
Et je prie afin de ne jamais oublier que dans ces deux sillons
paralleles ou le progres avance avec une lenteur infinie, il existe,
quel que soit le point ou Ton s'arrete, une bonne et une mauvaise
science, une bonne et une mauvaise religion, une magie blanche
et une magie noire. En surface, les distinctions entre ce qui est
bien et ce qui est mal changent constamment, mais sur les
questions fondamentales, quand le choix depend du bon sens
naturel et de la simple bonte paienne inherents a la nature
humaine, il est impossible de ne pas distinguer la bonne conduite
de la mauvaise. Tout au long de I'histoire intermittente de la vie
humaine sur cette terre, depuis les luttes tribales de I'homme des
cavernes et de I'homme des tertres jusqu'a nos scientifiques
guerres mondiales, les hommes ont toujours su etablir la distinc-
tion entre la « bonne » et la « mauvaise » fa§on de mener leur
378
\ie. lis distinguent entre la bonne et la mauvaise guerre, la
bonne et la mauvaise paix, entre le bon et le mauvais gouver-
nement, entre la bonne et la mauvaise religion, la bonne et la
mauvaise vie de famille. Et Forigine de la difference n'est ni la
Parole surnaturelle de Dieu emanant du coeur de I'individu, ni
Tautorite d'institutions telles que I'Eglise et I'Etat. Elle procede
de la bienveillance instinctive de I'homme, qui existe a I'etat rudi-
mentaire chez les animaux ou les oiseaux, et qui nous vient de la
nature elle-meme, ou plus precisement, comme les siecles nous
le revelent pen a peu, d'un principe qui dans la nature lutte
centre un principe adverse. L'experience de ces douze dernieres
annees m'a enseigne que, lorsque (ce n'est pas rare!) mon esprit
devient un champ de bataille ou s'affrontent ces deux antago-
nistes, la politique la plus sage consiste a suivre d'abord mes
propres desirs legitimes et naturels, et ensuite les desirs naturels
des autres etres vivants, hommes, femmes, enfants, animaux, s'ils
se tournent vers moi en quete d'assistance, de reconfort, de
sympathie. J'ai aussi decouvert que la sagesse consiste a se debar-
rasser de I'hypocrisie, a trancher net ce lierre qui etouffe I'arbre
de vie, en accomplissant chaque jour de fa^on consciente et
deliberee (au diable I'Inconscient!) une action ou une serie
d" actions que nous savons par instinct proceder du « principe
du mal » et contre lesquelles le « principe du bien », en chacun
de nous, ne cesse de lutter. Nul mortal ne pent passer sa vie a
combattre le mal et a defendre le bien. II serait meme dangereux
d'essayer! Par un de ces etranges paradoxes, une de ces etranges
inconsequences qui sont I'essence meme de la vie, essayer serait
faire preuve de perversite. Je dirais volontiers que nous faisons
le jeu du mal lorsque nous nous efforgons de depasser notre
condition d'homme et de femme, lorsqu'a longueur de journee
nous tendons toutes les fibres morales de notre etre au lieu de
nous accorder resolument, en toute bonne conscience, le delas-
sement, le repos, la paix, le contentement, le bien-etre, I'inde-
pendance que procure I'absence de honte et de scrupule lorsqu'on
commet une mauvaise action avant de dire ses prieres et
d'eteindre la lumiere. J'ai enfin reconnu que le principe fonda-
mental, la verite la plus profonde que j'aie jamais atteinte au
fond de cet ocean tourmente et insondable qu'est 1' existence,
c'est que nous devons nous laisser vivre tout en nous forgant a
prendre du plaisir a des situations qui peuvent fort bien etre
penibles — si penibles qu'un beau jour, voila notre belle philo-
sophic par terre, pantelante, aussi vaine qu'une poupee eventree.
Si laisser vivre, pour moi, cela signifie simplement garder son sang-
froid meme si le ciel vous tombe sur la tete, eviter comme la
peste ces acces de desespoir et de colere, ces eclats de fiireur mor-
bide que designent des expressions telles que « envoyer tout
379
fai-
promener », « piquer une crise », « voir rouge » ou « sortir de ses
gonds ». Perdre ainsi son calme philosophique, c'est se flanquer
a soi-meme un coup de poing en pleine figure, et le seul resultat.
c'est que les feuilles bruissent plus tristement, la pluie tombe plus
melancoliquement, le vent hurle plus diaboliquement, le rideau
claque plus desesperement, et les Parques, les destinees, les hasards
et les ironies se font du coude, nous montrent du doigt et eclatent
de rire.
Je ne cesse de me repeter qu'un etre tel que moi, avec ses
blesses, ses lachetes, ses susceptibilites, avec ses mille et une
manies, phobies, nausees, angoisses, terreurs, s'il veut avoir une
« philosophic », doit pouvoir ou bien, a certains moments cru-
ciaux, rentrer en lui-meme, ou bien sortir de lui-meme comme
s'il etait une volute de fumee, et meme peut-etre se projeter —
procede bien connu des primitifs — dans un objet jusque la
inanime, mais qui n'est plus inanime puisque votre anima, voire
ame ainsi exteriorisee, en a pris possession. En tout etat de cause.
le but recherche est atteint : n'oublions pas que I'imagination
est infiniment plus capable que la volonte de reussir ces tours
de passe-passe. Avant tout, I'esprit doit se detacher de la situation
oti il se trouve, se contempler dans cette situation avec un deta-
chement amuse qui resiste a tons les inconforts, sauf evidemment
aux douleurs insupportables, et refuse de ceder la^ place aux
eclats de fureur tout comme aux sentiments de dignite offensee
dont se gaussent si fort les quatre elements, la terre,^ Fair, I'eau
et le feu. Bien sur, me direz-vous non sans raison, j'ai bien de la
chance d'etre un ver ou un moustique humain et d'habiter un
pays comme celui-ci, plutot que d'etre un cancrelat pareil au
malheureux heros du chef-d'oeuvre de Kafka. Soit. Et pour cette
raison meme, il est possible, souhaitable, ineluctable que me>
oracles verbeux se trouvent quelque peu deprecies aux yeux de
certains. Mais supposons que je sois clone sur mon ht dans une
de ces petites maisons toutes semblables, noircies par la fumee.
quelque part entre Birmingham et Wolverhampton, et que j'ai e
seulement de pales souvenirs de jeunesse, randonnees de vacances
dans la region avec etape a I'auberge ou chez d'aimables logeuse^.
Je ne suis pas sur que certaines des grandes verites des Anciens
sur lesquelles repose ma philosophic ne me permettraient pas.
apres tout, de m'en sortir. Peut-etre, quand je verrais des gouttes
de pluie sur ma vitre, ou la fumee de la maison d'en face, ou une
branche de frene portant encore tres exactement onze feuilles.
telle ou telle pensee celebre d'Herachte, de Pythagore, de Rabe-
lais, de Goethe ou de Walt Whitman me tirerait d' affaire, trans-
formant en un triomphe le combat qu'en « Cymrique obstine -
je mene pour me contraindre a jouir de la vie. Tout cela est daris
la nature; tout cela est dans notre conscience individuelle. Notre
380
esprit solitaire, isole, contient toute I'experience planetaire de
rhumanite. II faut acquerir I'art de se detacher de tout et de tout
observer avec un certain recul. Inutile d'eprouver du remords a
I'idee que nous ne sommes ni « aimants » ni « aimables ». Comme
le dit Whitman, ce n'est pas 9a qui empeche de dormir les betes
ou les oiseaux ! Nous ne sommes pas en ce monde pour « aimer »
quiconque, et moins que tout, I'absolu ou le Logos de I'absolu.
Nous sommes la, un point c'est tout. Alleluia! Je suis un gueux.
Nous sommes tons les gueux d'un multivers pluraliste, irrationnel,
heteroclite; et pourtant, dans notre crane depourvu de cornes
se trouvent les divinites, majeures ou mineures, le salut, la
redemption, I'incarnation, la reincarnation, le ciel, I'enfer, le
purgatoire, le Saint Pere de I'figlise de Rome, le Petit Pere des
Peuples. Oui, notre esprit solitaire, isole, les contient tons, et il
observe le monde avec lucidite, avec calme, avec humour :
comme le dit le poete, ce sont les annees qui font I'esprit philo-
sophique. Et si les annees ne vous ont pas apporte les honneurs,
I'argent, la puissance, la revanche, la gloire ou des petits-enfants,
ce n'est deja pas si mal si vous en avez retire une certaine dose
de sagesse. J'incline a penser que ce sont des mots tels que con-
traste, compensation, equilibre, relativite, paradoxe, incoherence, incom-
patibilite qui indiquent, si je puis dire, d'ou « souffle le vent »
de I'esprit philosophique. Et si notre reflexion nous pousse vers
la politique et I'economie, nous constatons le conflit qui oppose
I'ideal americain de la libre entreprise fonde sur le profit et
I'ideal sovietique d'un service public rendu obligatoire au moyen
de tout un systeme de sanctions et de prebendes par un Etat qui
peut tout, qui voit tout, qui possede tout et qui detient le mono-
pole des cultes. Etre pris dans I'horrible tourbillon de la « libre »
concurrence ou subir I'abominable tyrannic d'un Etat tentacu-
laire : tels sont, egalement detestables, les termes du dilemme;
et I'Eglise catholique et romaine n'ofTre sa « troisieme voie »
celeste qu'a ceux qui consentent a renier leur detachement ter-
restre. Dans ces conditions, je ne vols pas pourquoi je ne me
baisserais pas pour ramasser des perles de sagesse quand j'en
trouve, sans me soucier des prejuges des temps modernes. Ainsi
par exemple, quand bien meme la science et les mathematiques,
non moins que la metaphysique et la theologie, s'accordent pour
reconnaitre que I'univers est un; quand bien meme ces dernieres
tirent la consequence logique de cette unicite et soutiennent qu'il
existe, derriere cette unicite et I'incluant tout entiere, un Etre
universel qui est I'Absolu, je ne vols pas, quant a moi, pourquoi
je ne persisterais pas^dans mon habitude de penser et d'eprouver
par tons mes sens un multivers pluraliste aux horizons infinis
sur lequel, encore qu'y abondent les demi-dieux, ne regne nulle
divinite unique et transcendante. Mais nier I'existence d'un Dieu
381
unique et d'un univers unique, ce n'est pas dire necessairement
qu'il n'existe pas d'au-dela. Cela est si vrai qu'il m'est apparu
recemment que la forme ou I'image particuliere que je prete
a mon ame pourrait fort bien accroitre ou diminuer les chances
qu'a celle-ci, je ne dirai pas d'acceder a I'immortalite, mais de
survivre a son corps. Et moi qui, chaque matin, I'estomac vide,
marche vers un certain rocher couvert de lichens qui est devenu
pour moi la representation materielle du noble esprit du myste-
rieux poete Taliessin, sinon pour adorer, du moins pour prier,
ou en tout cas me prosterner (pratique certes credule mais inof-
fensive, et corrigee par la presence, a I'arriere-plan de mes
pensees, des truculentes mythologies d'Aristophane et de Rabe-
lais), j'en suis venu a considerer mon ame comme un lambeau
de nue porte par le vent, comme un sinueux panache de fumee,
ou encore comme une mouvante brume telle qu'on en voit se
modeler aux objets et en epouser les contours, ou meme, bien
qu'on nie souvent ce pouvoir a ces apparitions innocentes a
I'etat naturel, aller chercher partout, grace a une sorte de vam-
pirisme ethere, le secret cache des choses. Ne voit-on pas, meme
si I'evidence en est inquietante, que notre vie apres la mort ne
saurait etre ni la recompense decernee arbitrairement a ses obse-
quieux fideles par un dieu jaloux et tyrannique, ni la dispensa-
tion d'un univers moral au seul profit d'une secte d'affides,
mais au contraire I'invention supremement habile et calculee
d'un ingenieux ver de terre humain qui tire un plaisir si intense
des sensations que lui procure I'ici-bas qu'il espere en trouver de
semblables dans I'au-dela? C'est pourquoi, une fois accompli
ce transfert de respect par lequel nous nous mettons tout sim-
plement a respecter la nature, les inventions humaines, la vie
et la mort, les hommes et les animaux (et non plus la presence
divine dans la nature, la saintete de la famille, le caractere sacre
de la sexualite, la suprematie de I'fitat, la majeste de la Beaute,
les mysteres de la Verite ou la nature divine de 1' Amour), les
idees que nous avons sur le bien et sur le mal, les voix qu'entend
notre conscience et les verdicts qu'elle rend se trouveront profon-
dement et sainement ameliores; par la, je veux dire que s'en
trouveront augmentes notre bien-etre, nos satisfactions et nos
joies dans la vie. Rien de cynique, de sardonique ou de satanique
dans ce que je tente d'exposer. Les intentions veritables d'un
ecrivain ne peuvent manquer d'apparaitre, quand bien meme
son style serait obscur et recherche; chez moi, la prolixite naive
et spontanee prouve assez la candeur. Mais il est evident que je
parle seulement pour ceux qui, comme moi, ayant grandi dans
la tradition chretienne et absorbe non seulement la culture mais
aussi les superstitions de I'Occident, n'en ont pas moins decide
de secouer un peu tout cela, de tout passer au crible. Telle que
382
je la conQois, ma tache consiste a tenter d'unir plus etroitement
ma « philosophie » a ma vie quotidienne et a celle des etres,
hommes ou femmes, jeunes ou vieux, qui ont comme moi le
sentiment que notre itineraire moral et social nous a conduits
a une faille, un goufFre qu'il faut franchir soit en sautant, soit
en batissant un pont.
En d'autres termes, tel un ver de terre confiant a d'autres vers
de terre le secret d'une nouvelle methode pour avancer dans la
boue, je m'efforce, chemin faisant, et quelles que soient ma ver-
bosite et ma volubilite naturelles, de transmettre aux autres
membres de la tribu une technique elaboree au cours de ces
douze dernieres annees pour me rendre la vie plus facile, une
technique toute simple, aussi simple qu'une baguette de sourcier.
Je ne saurais determiner avec une absolue certitude I'influence
(si I'on pent parler d'influence) qu'ont exercee sur moi les mon-
tagnes galloises, ou les livres et les journaux gallois au cours de
ces annees. Cette « influence » serait bien moins mysterieuse,
bien plus evidente si je ne souffrais pas d'une infirmite conge-
nitale qui m'empeche de comprendre le parler gallois : je n'ai
pas I'oreille musicale. Mais que ma rebeUion s'inspire ou non de
ces pierres posees, j'ai decide, contrairement a Chretien dans le
Voyage du Pelerin, de rejeter le fardeau du remords, de secouer
le poids mortel de ces rites pompeux, de ces totems et de ces
tabous que doit recuser toute philosophie qui veut vraiment
revenir sur terre et subir les assauts physiques, nerveux et men-
taux de notre existence quotidienne au point ou nous sommes
de la longue spirale du Temps et de I'Histoire. Ce qu'il y a de
paradoxal, c'est que tant de gens soient convaincus de I'unicite
de Dieu, de la Nature, de I'Univers et acceptent neanmoins d'etre
multiples, chaotiques et divers en eux-memes. Nous devrions
reconnaitre la nature chaotique, anarchique, pluraliste du multi-
vers dont nous habitons une des dimensions innombrables et, au
contraire, nous nous protegeons de digues et de fosses, nous nous
enterrons, nous nous retranchons, nous recherchons a tout prix
I'integration, la concentration et la coordination. J'ai decouvert
qu'il est bon, a certains moments, de marcher sur les flats, de se
laisser emporter par le grand ecoulement du temps — PavTa psi
y.cd ouSev jxevst — et de tirer parti des situations inepuisables ou
le hasard m'a place, comme par magic. L'etre humain pent a
certains moments projeter la conscience qu'il a de lui-meme d'une
part dans ses mains et dans ses genoux, qui evoquent 1' aspect
manifestement simiesque de son squelette, et d' autre part dans
son ame errante, pareille, si je puis dire, a un nuage, et par conse-
quent, comme le notait Hamlet, pareilles a tant de creatures non-
humaines. Avec mon corps simiesque done, et pourvu d'une
conscience dont je ne peux concevoir qu'elle existe sans une
383
enveloppe corporelle (de nature atmospherique, electrique ou
radioactive) qui lui serve de vehicule, je suis pret a entreprendre
la tache que je me suis assignee : me forcer a trouver du plaisir
dans la situation etrange, mysterieuse, inepuisable ou je me
trouve. Quand je suis dans une maison, je me force a apprecier
les objets qui m'entourent, meme s'ils ne sont pas a mon gout.
II en va de meme si je suis dans un lieu public, une rue, une
boutique, une gare, une cour d'usine, un bureau. Quand je suis
a la campagne, je me force a apprecier le terreau, I'humus, la
boue, la terre retournee, la poussiere de la route et aussi les
cailloux, les rochers, le sable, le gravier, I'ardoise, le granit, la
craie et aussi les arbres de toutes especes, les mousses, les herbes,
la moindre plante, le moindre petale bourgeonnant, epanoui ou
fane, selon le cycle des saisons.
Si je dresse ces listes, un peu fastidieuses et par trop evidentes, de
choses organiques ou inorganiques, c'est pour raontrer quelle
intemperance il y a dans mon desir de tout ravir, de tout devorer
et de tout digerer, de tout posseder, aspirer ou absorber en moi-
meme, et afin de bien dire que, dans cette jouissance, les prefe-
rences d'ordre esthetique ou poetique sont negligeables ou meme
parfaitement inexistantes. II s'agit en fait d'un effort pour faire
jouer tous les sens a la fois en une sorte de psycho-synthese, une
fusion mysterieuse du moi avec le non-moi ou, pour dire les choses
autrement, une fusion (par I'intermediaire des sens corporels)
de I'ame douee de conscience avec ces divers objets ou formes,
organiques ou inorganiques, animes ou inanimes, dotes d'ames
particulieres ou d'dmes generales, qui entourent I'enveloppe imme-
diate de notre ame particuliere. II est certes difficile de se forcer
a prendre plaisir a certains decors; mais il n'est pas plus aise de
forcer les mots a exp rimer exactement de que je veux dire lorsque
je parle du moi prenant plaisir au non-moi. C'est, je I'avoue, sur des
points comme celui-ci qu'un homme tel que moi, naif partisan
du pragmatisme et candide adepte de I'empirisme, revele sa vraie
nature. II s'en trouvera meme pour murmurer le mot de charlatan
et je ne nierai pas que je suis une sorte de charlatan-amateur, qui
chemine peniblement le long des sentiers malaises de la meta-
physique. C'est cela (car ce sont nos faiblesses qui font de nous
ce que nous sommes, et de nos vices nous pouvons exprimer
une sagesse aussi pure qu'un nectar) qui exphque I'humble reve-
rence que m'inspirent les menues circonstances de la vie quoti-
dienne, et I'envie que j'eprouve de juger Spinoza au niveau des
mousses, de mettre Kant a I'epreuve des touffes de bruyere, et de
placer Bergson sous le vent d'une charogne de mouton grouillante
de vers. Mon numero de mabinog-kenog^ , autrement dit ma fagon
a moi de mettre ma philosophie en pratique au moins de temps
I. Mabinog-henog ; jeunesse-vieillesse.
384
en temps, ce n'est pas autre chose que I'art de detacher la cons-
cience du « Je suis moi » de son mode de fonctionnement neces-
saire et naturel, de la detacher du profil simiesque qui est le mien
lorsque mes mains reposent sur mes genoux et (pourquoi pas?)
de la detacher meme de ce crane prehistorique qui est le mien.
II faut la liberer parfaitement de toute enveloppe materielle :
alors elle pourra sortir de cette volute errante qui est la forme que
lui donne ma fantaisie. Mais lorsque j'aurai mene ma conscience
jusqu'a cet etat desincarne, je ne la laisserai pas pour autant
croire qu'elle fait partie d'un Esprit Divin Unique ou de I'Ame
Generale du cosmos universel. Ma methode empirique est par
essence si peu mathematique, si totalement illogique et irration-
nelle, que je suis tout pret a choquer mes amis philosophes et,
suivant WiUiam James et Walt Whitman (noms auxquels je
n'hesiterai pas a ajouter ceux d'Aristophane et de Rabelais, ces
maitres de bon sens), a recuser les pretentions de la logique meta-
physique et celles de la mystique, et proposer a la place une ana-
lyse pure et simple de mon experience. Car ce que je ressens
vraiment, c'est la conscience de soi d'un ego capable de se dire
a lui-meme « Je suis moi » et d'eprouver un sentiment de totale
independance a I'egard de son propre corps — encore que cette
independance soit tres differente de celle qu'il eprouve pour toutes
les autres formes de la matiere. Ce que ressent cet ego dote d'une
conscience, c'est qu'il possede, comme la lune, deux faces : I'une
est tournee vers le monde visible, et comprend son corps; 1' autre
est totalement obscure. C'est de cette face obscure qu'il salt tirer
toute sa force, sa puissance, son energie magnetique et son extra-
ordinaire capacite d'endurer. Ce cote obscur lui apparait en fait
comme le reservoir sans fond d'une energie magnetique illimitee.
Alors, parvenu a ce point dans mon examen de ce que je ressens
reellement lorsque, comme on dit, je m'arrete de penser, j'atteins
le noeud, le centre meme de la question : independant de son
corps (bien que cette independance ne soit en rien comparable a
celle qu'il eprouve a I'egard des autres objets materiels), cet ego
conscient que je suis, en depit du vide absolu qui regne dans cet
arriere-plan obscur dont il a le sentiment de tirer son pouvoir,
salt fort bien qu'il lui est impossible d'echapper a son destiii
naturel et ineluctable, qui veut qu'il soit necessairement place
en un point de I'Espace et du Temps. En reahte et dans la pra-
uque, la position de I'ego dans I'Espace et le Temps est deter-
minee par la position du corps avec lequel, malgre son indepen-
dance essentielle, il se sent en rapport plus direct qu'avec aucun
autre objet materiel de la dimension ou nous existons — quelque
effort qu'il fasse pour s'imaginer aussi libre qu'un nuage._
Le plus curieux, c'est que ce moi pent se concevoir (et j'imagine
qu'il en va ainsi de chaque conscience humaine) , independamment
385
du corps qu'il habite, en mouvement constant a la surface du
globe. Mais il y a mieux : tandis qu'il s'imagine ainsi en mou-
vement a la surface du globe, ce moi se pense dote de tous les
sens du corps qu'il a quitte. Cependant, si je pousse I'analyse, je
dois m'avouer que ce moi, quoiqu'il puisse se liberer par la pensee
de tout vehicule visible et se considerer comme invisible a lui-
meme, ne pent echapper a la necessite de se sentir situe a tout
moment dans I'espace et dans le temps. Avec un pen d'intros-
pection, voila done, selon ma « philosophic » — ou, si Ton pre-
fere, selon le bon sens naif d'un rat de bibliotheque perspicace et
industrieux — oil en sont les rapports entre mon ame individuelle
et le multivers ou elle a ete jetee. Le moi qui s'eprouve comme tel
se pose face au non-moi ou aux choses qui I'entourent et, dans
cet affrontement, il utilise les sens d'un corps bien determine
dont le crane, les mains, les genoux ressemblent de fagon frap-
pante a ceux d'un singe. A ce point de la confrontation, si, en
un temps et en un lieu determines, le non-moi, en s'exer9anT
sur le moi conscient par I'intermediaire des sens du corps humain,
produit des acces de bien-etre ou d'inconfort, de douleur ou de
plaisir, d'enthousiasme ou de desespoir, d'esperance ou d'an-
goisse, de joie ou de degout, de satisfaction ou de repugnance,
de vive curiosite ou d'indifference desabusee, il est possible
alors (c'est du moins ce qu'un ver de terre pourrait murmurer,
ou un moustique fredonner a un autre) de se soustraire au
destin et au hasard et de determiner par nous-memes quels seront
les effets de cet acte sur nous-memes et, indirectement, sur nos
compagnons et nos voisins, dans la mesure oii nous pouvons agir
sur eux. En d'autres termes, notre moi conscient qui s'eprouve
comme tel pent tirer une energie inflexible et une irreductible
force de defi des trefonds du neant qui constituent son autre
face; et, fort de cette energie magnetique puisee en lui-meme —
c'est-a-dire fort de sa propre force — il pent se contraindre a
prendre plaisir sinon a 1' affrontement lui-meme, du moins a
r effort qu'il fait pour y prendre plaisir. Mais ici mon ami
metaphysicien s'interpose : « Et I'eternite? » Et tout ce qui
echappe au Temps et a I'Espace de notre monde, tout ce dont
procede la Sainte Trinite, I'lmperatif categorique qui nous
enjoint d'aimer le Bien et de hair le Mai, et la certitude meta-
physique que le Progres humain lui-meme n'est qu'une illusion?
Je repondrai seulement ceci : de la vision des choses telles qu'elles
s'offrent au moi conscient lors de son affrontement avec le non-
moi, je conclus qu'il n'y a aucune raison d'aller chercher I'eter-
nite. De meme qu'etendant au maximum le champ de notre
conscience nous n'avons rien trouve de ce qu'on appelle I'lncons-
cient, de meme, employant nos sens a tirer laborieurement le
maximum de plaisir du multivers qui s'offre a nous et nous
386
appuyant seulement sur la reserve d'energie qui est en^ nous,
nous ne serons pas mal avises de conclure que Teternite n'est
pas ce desir pris magiquement pour une realite qui pourrait
bien se realiser malgre toutes les demythifications scientifiques,
mais bien plutot une sorte de symbole logico-mathematique
denue de toute realite palpable et qui ne jDeut jamais etre vecu.
Mon propos, ici, est de tenter precisernefit ce que n'ont jamais
accompli les grands philosophes de hi metaphysique : dire en
termes ordinaires et decrire selon I'experience quotidienne ce
que nous, qui ne sommes pas mathematiciens, ressentons vrai-
ment lorsque, pour reprendre les termes philosophiques, le moi
afFronte le non-moi. Par « moi » j'entends le « je » qui en nous
dit mon corps, ma peur, mon espoir, ma pipe, ma montre, mes
bottes, mon ame. Quand il dit « mon ame », le « je » se per§oit
comme quelque chose qui, certes, pent rester invisible ad' autres
entites, mais n'en reste pas moins le refuge, le vehicule, la
« matiere », la « substance » etheree, plus vaporeuse, plus
transparente, plus tenue qu'une brume — ce a quoi je pense
vaguement, obscurement lorsque je parle de ma conscience. Et
si, par un effort acharne, la conscience de moi-meme pent reduire
cet obscur et impalpable « quelque chose » a presque rien, elle ne
se heurtera pas moins a I'impossibiUte d'arracher jamais au
Temps et a I'Espace ce mysterieux Moi ou Ego, ou Ame, ou
Psyche qui est mon « Je ». En d' autres termes, quand j'evoque
cette conscience qui, dans la conscience qu'elle a d'elle-meme,
est moi-meme, je ne peux que I'imaginer existant quelque part
dans I'Espace et le Temps — bien que, parfois, je ne sache pas
oil j'en suis.
Bien souvent, j'ai observe en moi-meme un phenomene des plus
inquietants, He a ces introspections naives et fort peu mathema-
tiques : j'ai le sentiment que je deviens fou, sentiment si desa-
greable qu'alors, plutot que d'attaquer de front comme le recom-
mande mon premier Logos (plutot que de plonger dans I'element
destructeur) , j'ecoute mon second Logos et je me murmure la
grande incantation, le mot de passe universel : PavTa pet xal ouSsv
pievei, tout coule, rien ne demeure. J'invoque HeracHte, le vieux
pessimiste si peu mathematicien, pour qui toute vie etait un champ
de bataille et, grace a lui, j'imite le systeme stellaire tout entier :
je fuis. Pourtant, la conscience nue que j'ai de moi-meme comme
entite existant dans I'Espace et le Temps et exposee a I'univers
tout entier du visible, me joue rarement ces tours pendables,
et je peux sortir de la plupart des crises de nature affective,
physique, nerveuse ou psychologique en forgant ce^ « moi »
hyperconscient a prendre plaisir a tout ce qu'il voit, touche,
entend, sent et goute autour de lui a un moment donne — ou,
du moins, a prendre plaisir a la joie quelque peu belliqueuse que
387
procure I'effort de prendre plaisir a tout cela. II y parvient parce
qu'il est fort de cet insondable reservoir d'energie qui semble etre
tout ce qui existe dans I'obscur abime que contemple I'autre face
de cette « lune capricieuse » que je suis. Imagine-toi, severe
lecteur, fatigue, degoute par la ronde familiere des soucis quoti-
diens qu'apportent famille, carriere, metier, sante — ■ la tienne
ou celle d'une personne chere — cette ronde a laquelle ton esprit
s'est encore laisse prendre; tu t'arretes sur le chemin de la maison,
et tu regardes alentour. Depuis un quart de million d'annees, des
bipedes conscients d'eux-memes ont agi de meme quelque part
a la surface du globe entre I'aire de la chasse au mammouth et
la caverne familiale ou, disons, entre le lieu ou ils ont chasse pour
nourrir leurs rejetons et celui ou ils vont revenir, heureux ou
bredouilles. Et, comme toi, ils se sont arretes en chemin, ces
anthropoides, ces homines sapientes au facies simiesque, et, vague-
ment, confusement, obscurement, ils ont loue le ciel d'etre encore
en vie. Et toi, en ce jour ou tu t'arretes, ou tu t'interroges et
ou tu secoues ton crane ras d'homme paleoHthique, exprimant
ainsi ta resignation etonnee et ton endurance invaincue, pourquoi
ne vois-tu pas que ton ego est absolument seul, et pourquoi ne
prends-tu pas courageusement la decision de jouir de tout ce
que tes sens peuvent saisir de la terre brune, du ciel gris, de Fair
mouille, meme si le vent t'apporte I'odeur d'un cadavre de mou-
ton et si dans cette puanteur s'engouffre comme dans un corridor
de morgue I'idee du cancer ? Mais je vais etre tout a fait franc
avec toi, severe lecteur, et te dire le fond de ma pensee. II est une
chose dont il faut se debarrasser avant tout pour pouvoir suivre
avec une conscience liberee rm. philosophie du deft par les sens : c'est
ce sentiment fort repandu mais eminemment discutable de supe-
riorite morale qui prevaut non seulement dans les envolees meta-
physiques des predicateurs et dans les incantations solennelles
des officiants, mais egalement dans certains des passages les plus
noblement inspires de nos grands poetes. Encore ne s'agit-il pas
seulement de superiorite morale. La tribu prehistorique nous a
legue des totems et des tabous qui, au cours des siecles, se sont
trouves affermis par la feroce persecution des mecreants victimes
de I'union de I'figHse et de I'Etat, c'est-a-dire d'une permutation
consacree entre les notions de Dieu et de Roi; et ces totems et
ces tabous ont annexe a leur cortege de sycophantes, comme
dirait Aristophane, non seulement la philosophic, mais aussi la
litterature, I'art, les honneurs, le gout et I'esthetisme. Dans notre
univers mental et affectif, c'est ainsi tout un cUmat cultural et
meme spirituel (pour employer le mot le plus equivoque et le
plus trompeur de la langue) qui se trouve sature de ce mysti-
cisme d'un genre particulier qui reste tout a fait etranger a
ce que nous savons tous par instinct, c'est-a-dire que le mystere
388
est inherent a la Nature, et a la nature humaine en particulier. II
en resulte que plus nous introduisons le divin dans nos sentiments,
plus nous croyons nous distinguer et nous elever. Le but que poursuit
ma philosophie tatonnante mais obstinee, c'est un mysticisme de
la Nature aussi reverentiel et peut-etre parfois aussi extatique,
en tout cas presque toujours aussi generateur de plaisir, que celui
qui, lorsque nous allons chercher Dieu, nous convainc que nous
eprouvons des sentiments hors de la portee de « I'homme sensuel
moyen ». Prenons, par exemple, le magnifique poeme que
Wordsworth a consacre a Tintern Abbey. C'est Fun des plus
beaux poemes de notre langue. Ceci dit, je conjure mon lecteur
de bien remarquer que si, dans ce grand jeu d'orgue, I'introduc-
tion de Dieu, meme sous la forme d'une essence spirituelle de
nature pantheiste repandue dans I'univers tout entier, pare
I'auteur d'un surcroit de noblesse et de distinction et fait du
poeme une plus grande ceuvre d'art, elle investit les sentiments
que nous inspire la nature d'un effroi quasi mystique qui confere
a ceux-ci une sorte d'existence independante. Si, comme Words-
worth, nous avons le privilege de ressentir cette emotion spiri-
tuelle, nous en tirons, bien sur, un sentiment d'orgueil et de
superiorite a I'egard des ames plus frustes. Mais ici je supplie
mon lecteur de m'entendre bien. Je suis un vieux fidele de
Wordsworth et depuis plus de soixante ans je nourris ma vie
interieure en m'inspirant de ce grand poete si original, qui savait
trouver a ses perceptions sensorielles de subtiles correspondances
intellectuelles et affectives. Cependant, cher lecteur, avec toute
la perspicacite que tu peux apporter a I'examen non seulement
du poeme le plus sublime de Wordsworth, mais de bien des
passages parmi les plus emouvants de notre litterature, assigne-
toi, je te prie, la tache quelque peu sacrilege d'analyser la diffe-
rence entre le sentiment que nous inspire des vers comme
Ces instants d'inejfable transport
Oil s' allege pour nous le fardeau du mystere
Et I'inintelligible enigme de la terre
et le malaise quasi physique que nous eprouvons lorsque le poete
declare qu'il a senti
Une Presence qui le trouble
Et lui donne lajoie de sublimes pensees
car tu ne manqueras pas d'estimer avec moi qu'il y a certes un
mystere dans « la lumiere du soleil couchant », mais que ce mys-
tere n'a nuUement besoin d'une « Presence qui y trone » pour
provoquer en nous un sentiment d'effroi emerveille ou pour
accroitre le plaisir exquis que nous prenons a nous perdre dans
le paysage. La vie deroule devant nous un mystere assez beau,
assez majestueux, assez tragique pour que nous puissions nous
passer des rengaines de I'extase mystique. Je n'ai rien contre
389
le pantheisme en poesie. Seulement, humblement, petit mou-
cheron plaintif s'adressant a son voisin au fil de I'eau, je pro-
teste contre Fidee que je serai un etre plus noble, plus grand,
plus eleve, un etre dote d'une intelligence plus haute si, par le
simple plaisir des sens (ne fut-ce qu'en percevant « une Presence
a tout melangee et partout repandue »), j'accede a la notion pure-
ment metaphysique d'un Univers unique et d'un Dieu unique qui
en est Fame. Quoi qu'il en soit, ce que je tente de formuler pour
mon propre usage, c'est une philosophic (si ce nom convient pour
designer les quelques indices d'origine terrestre recueillis par des
etres non moins terrestres dont le souffle vacillant symbohse assez
bien cette animula vagula qui est en nous) qui tout a la fois m'aidera,
m'affermira et me soutiendra dans ma recherche des sensations
particuUeres oii ma vie trouve sa substance et sa raison d'etre.
Comme je Fai dit, j'ai resolu de vivre Finstant qui passe en m'obU-
geant a prendre plaisir aux objets immediats du monde qui
m'entoure, qu'ils soient animes ou inanimes, dus a Fhomme ou a
la nature, artificiels ou elementaux, humains ou non. Dans la vie
reelle, c'est-a-dire dans la vie quotidienne, la vie oii Aristophane,
Rabelais et Shakespeare nous projettent de force, tout de meme
que, pour ma part, je m'efforce de projeter dans la viedes elements
cette brume qui les penetre et s'en nourrit comme un vampire, et
dont j'aime a imaginer qu'elle compose Fanonyme animula vagula
du ver ou du moucheron que je suis — dans la vie reelle, done, un
des pires trouble-fetes n'est-il pas cette maudite conscience que
nous avons toujours de nous-memes, qui s'entete stupidement a
vivre dans le passe et dans Favenir, et qui gache toujours ce qui
est dans sa vaine aspiration vers ce qui n'est pas? Mais lorsque
nous luttons contre quelque chose, que nous soyons athletes,
artistes, gens de ferme, ouvriers ou menageres encombrees d'en-
fants, de maris stupides et de tout le pandemonium; lorsque,
dis-je, nous sommes engages dans cette saine belhgerance contre
le destin, est-ce que nous ne les oubHons pas, toutes ces pseudo-
raisons de sombrer dans une humeur morose? Plus il y a d'oubU
dans une vie de mortel, mieux cela vaut. Le souvenir est toujours
un mauvais souvenir : les Journees du Souvenir, les Remords
eternels, les Promesses sacrees — « Voila de quoi vous souvenir,
voila de quoi vous repentir! » Ah, ce passe, avec ses anciennes
amours, ses affronts, ses griefs, ses haines, ses orgueils, ses dedains,
ses terreurs, ses tabous et ses totems ! Comment pourrais-je secouer
les vieilles peaux du souvenir et pousser mon humble cri de
moucheron « Hie et nunc! Hie et nunc! »; comment pourrais-je
conjurer un passe tragique et un avenir lourd de menaces si mon
ame afFolee, cette volute de vapeur errante qui flotte, se tord et
tourbillonne, ne parvient a obtenir, sinon de son succes, du moins
de son eflfort, quelque legere pulsation de plaisir, qu'il soit sensuel
390
ou tout simplement sensoriel? « Mais », dira-t-on, « si vous aban-
donnez Tunicite de Dieu et de son Univers, la Charite chretienne,
et tous les Imperatifs categoriques qui nous viennent de plus loin
que I'Espace et le Temps, comment done allez-vous pouvoir
mener une vie bonne, respectable, inoffensive et paisible, avoir
une conduite sage et genereuse, et etre heureux vous-meme ou
aider les autres a I'etre? » Eh bien, je repondrai sans hesiter : il
y faut tout juste un peu de bonte paienne et ordinaire, profane et
tetue, sauvage et impie. Et, par bonte, j'entends gentillesse, dou-
ceur, simplicite, civilite, consideration, amitie, sympathie, humi-
lite, tolerance, hospitalite, generosite, et surtout un bon naturel.
II faudrait un psychologue doue d'imagination, pourvu d'un
certain interet pour I'anthropologie (ou meme pour la paleon-
tologie), et dote d'un humour susceptible de le proteger contre
le dogmatisme theologique de tant de rationalistes, pour ecrire
un jour une oeuvre historique ou seraient montres non seulement
tout le mal qu'a cause a I'humanite la croyance en un Univers
unique regi par un Dieu unique usant de la cruaute, de la tor-
ture, de I'esclavage, de la tyrannic, de I'ignorance, de la terreur,
de la detresse ou de la douleur, mais aussi tout le bien, toute la
gentillesse, la generosite, la civihte, la tolerance et I'indulgence
— tout I'humour, en somme — qu'on doit aux epoques et aux
pays, aux conditions et aux circonstances oil la conscience indi-
viduelle etait libre des imperatifs categoriques venus « de plus
loin que I'Espace et le Temps », et ou le Dieu unique de ce que
William James a si bien nomme l' Univers-en-bloc etait si peu
manifeste qu'en tout etat de cause on pouvait I'exclure. J'emploie
un masculin, car c'est tres rarement un feminin, encore que Ton
puisse concevoir I'Un comme la Sur-dme d'Emerson ou la Pre-
sence de Wordsworth. Peut-etre suis-je un glosateur de Panta-
gruel converti par le Pays de Galles et la mythologie galloise au
feminisme aristophanien quand, m'inspirant du sage Henry
Adams pour mon education, je note (comme d'ailleurs me le disait
dans ses lettres feu mon noble ami « White of White » du comte
d' Antrim, et comme Whitman le propose dans son Carre deifique)
que, lorsque la mysterieuse Unite logico-theologico-metaphy-
sique laisse entrer dans ce que Rabelais appelait « le Cabinet
prive de ses menus plaisirs » un element feminin, alors ce speci-
men inculte et instinctif de I'humanite vient creer I'equilibre,
voire meme le desequilibre necessaire a I'avenement de la
sagesse supreme. Ma philosophic (bien que ce ne soit pas plus
la mienne que celle de Pantagruel, ou celle de La Huppe a
Coucouville-les-Nuees^) commence et finit par la proposition
suivante : nous ne connaissons rien de la veritable realite de la
vie et nous sommes tous, hommes et femmes, dans une situation
I. Allusion aux Oiseaux d'Aristophane.
391
pire encore que celle du celebre Eunuque qui, bien qu'il n'eut
jamais entendu parler de I'existence du Saint-Esprit, n'en accep-
tait pas moins avec un enthousiasme touchant le mystere de la
Trinite — alors que nous autres, nous ignorons s'il existe une
vraie realite, car la realite est peut-etre, si on me permet ce
paradoxe, absolument relative pour chaque creature de ce multi-
vers. J'ai beau ecouter respectueusement mon gourou metaphy-
sique lorsqu'il m'explique que le but de la vie c'est la vie heroique,
experience que I'Absolu accomplit avec nous et en nous, je reste
un Cymrique obstine voue au culte de la sensation, et j'entends
toujours au fond de mon coeur la protestation de la terre, de
I'eau, de Fair et du feu qui me rappellent ma philosophic,
laquelle est aussi celle d'une multitude d'etres infra-humains
vivant au pied des Berwyns. lis me disent, les elements, que le
but vers lequel tend toute existence individuelle n'est pas la vie
heroique mais plutot la satisfaction, le contentement, le plaisir
que Ton peut tirer de la vie tout court — et meme de la necessite
oil nous sommes de la vivre. Mais ne te meprends pas, patient
lecteur. Certes, c'est aux pics et aux monts de Gader Idris et
d'Eryri visibles d'ici par temps clair que j'ai, avec mon ame-
nuage, derobe le secret de la superiorite du bon sens sur la
saintete, des vertus paiennes sur la crainte de Dieu, de la simple
bonte terrestre sur la mystique de 1' amour. Mais ce n'est pas seu-
lement lorsque je me trouve sur ces lieux magiques que je mets
ma philosophic a I'epreuve de la realite quotidienne, que je la
plonge dans I'element destructeur, que je I'oppose aux vicissi-
tudes de I'existence. Ne va pas croire que si je devais quitter le
Pays de Galles et m'installer quelque part entre Birmingham et
Wolverhampton, j'en serais reduit a psalmodier « Gloire au Sei-
gneur! Gloire au Seigneur! » apres avoir abandonne mes melo-
pees, mes danses rituelles autour de Ceridwen^ et de son chaudron.
Ne t'imagine pas que si je devais travailler dans une usine, une
ferme ou un bureau au lieu de gagner ma vie a debiter des oracles
verbeux, il ne me resterait plus qu'a adorer Jesus, quitte a eclater
de temps a autre en horribles blasphemes. Je crois sincerement
(et je parle en toute humihte car je connais ma faiblesse) que
meme alors je continuerais a vivre pour mes sensations et que je
me forcerais a prendre plaisir au monde qui m'entoure.
Pour en venir maintenant aux rapports de la philosophic avec la
morale, je crois qu'il convient de nous laisser guider par le bon
sens, et nous en remettre entierement aux lois de notre pays pour
nous defendre contre la tentation du vol, de la diffamation, du
viol ou de I'assassinat. Nous devons, il me semble, garder notre
I. Geridwen, deesse brythonique qui apparait dans le Hams Taliessin. Elle prepare
dans son chaudron une potion magique pour donner la connaissance a son fils. Cf.
Granit, p. 41 1.
392
*fil
philosophic pour ces moments, si frequents dans 1' existence, ou
la distinction entre le bien et le mal n'est pas si evidente. Le
domaine de la philosophic, au sens ou je I'entends, est cette region
mouvante de la conscience ou le choix de chaque instant n'est
pas entre le bien et le mal, mais plutot entre 1' euphoric et la
depression. Nous sommes pour la plupart condamnes a un dur
labeur, mais notre philosophic ne vaut pas grand-chose si elle ne
nous rend pas assez sages et assez ruses pour que nous sachions
de temps en temps interrompre notre travail, en prendre a notre
aise, et « inviter nos ames » au banquet. Quelle que soit la haine
que nous portons a notre travail, quel que soit le degout que nous
inspirent les lieux ou nous vivons, il y a une sorte de joie a accepter
ces contingences, car meme si cette joie resulte d'un effort, elle
acquiert une sorte de spontaneite a mesure qu'elle puise de
I'energie dans son propre mouvement et dans la furie de notre
effort. J'ai decouvert que la plupart des philosophies sont beau-
coup moins efficaces, beaucoup moins utilisables en cas de
besoin que, par exemple, le catholicisme remain, et c'est parce
qu'elles n'offrent pas I'equivalent pratique et poetique du rosaire
ou des litanies de la Vierge. Les Hindous et les Musulmans qui
s'agenouillent sur des tapis ou qui se tapent le crane sur des
briques ou des pierres beneficient du meme avantage sur un rat
de bibliotheque pseudo-philosophe tel que moi. Nous autres, qui
sommes sceptiques et agnostiques, nous devons arracher quelques
pages (que dis-je, bien des pages!) au breviaire du pretre. Car
tant que nous sommes dans cette enveloppe corporelle, nous
avons besoin que nous soient rappelees sous des formes corporelles
nos verites pratiques et intellectuelles. Afin de ne pas me laisser
damer le pion par ces freres spirituels que sont les membres de
cette tribu recemment decouverte en Afrique orientale, qui appar-
tiennent a la civilisation acheuleenne apparue sur la terre il y a
quelque deux cent cinquante mille ans, je me suis invente une
technique ou plutot, sous I'influence des lieux prehistoriques
que sont Cader Idris et Yr Wyddfai,j'ai pris I'habitude innocente
et profitable, chaque matin avant de me lever, de saisir mes
chevilles avec mes mains. Et ainsi, apres avoir joint fermement
mes quatre membres simiesques, je me trouve plus ou moins dans
la position ou mes ancetres ensevehssaient leurs morts, ou dans
celle de tons les foetus. Alors je me force a prendre plaisir a toute
I'activite biologique de la planete, dans la mesure oii je peux la
saisir par I'esprit, et aux sensations trois fois benies que la journee
m'apportera si tout va bien — a commencer par la sensation de
chaleur, puisque je prends de I'age! Dans cette position, malgre
I . Yr Wyddfa, le plus haut sommet du massif du Snowdon, ou, selon la tradition, est
enseveli le giant Rhitta Gawr.
393
I'obscurite, je parviens a imaginer et a adorer le soldi et la lune.
Et je ne crois pas qu'une philosophie puisse inventer un meilleur
mot qu'adorer pour exprimer cette emotion faite a la fois d'emer-
veillement et de gratitude (j'entends ces mots dans un sens pro-
fondement religieux), emotion qui est naturelle au moderne
homme des cavernes que je suis. fitreignant ainsi mes chevilles
dans la position de I'ensevelissement ou de la gestation, je peux
evoquer ces corps celestes et, comme le dit le livre de prieres,
les adorer de tout mon corps, mais aussi avec ce nuage mouvant de
brume vaporeuse oil je reincarne mon ame. Le grand avantage
de cette metaphore du nuage sur la representation medievale de
I'ame comme une petite poupee qui s'echappe, toute surprise,
de notre bouche a notre mort et s'en va expier ses peches, c'est
qu'elle correspond a la nature multiforme de notre conscience.
Naguere, quand la realite me paraissait diabolique ou divine,
seduisante ou repoussante (c'est-a-dire avant I'apparition de ces
nebuleuses psychiques qui aujourd'hui ne cessent de me tour-
menter, me laissant entrevoir des phenomenes qui depassent
sans les abolir ces categories bien simplistes), j'imaginais mon
animula vagula comme un atome irreductible, infrangible, en
d'autres termes comme une sorte de forteresse-miniature inex-
pugnable ou je pouvais me refugier a volonte. Aujourd'hui au
contraire, comme si j'avais compris qu'un danger inconnu
mena^ait ce moi-atome, je me suis deliberement pulverise en frag-
ments si minuscules qu'on pent plutot parler d'un nuage de
brume a travers lequel passent sans m'atteindre les balles, les
bombes, les boulets ou les fleches de I'ennemi : je demeure intact,
comme si mon identite proteiforme de meduse pouvait se recons-
tituer apres avoir ete traversee par une torpille. Voila comment la
philosophie pent transformer certains vers de terre, voila ce
qu'est capable d'accomplir une certaine humilite psychique. II
ne m'a pas echappe que le Barde Supreme, Taliessin, parle
d'apporter a Ynys Prydain^ non pas la sagesse de I'Asie mais celle
de I'Afrique, et cela compte beaucoup pour moi. Je ne dirai pas
que la sagesse, sous ses formes les plus nobles, est toujours un
retour a un culte ancien, meme s'il prend des formes nouvelles.
Je crois au contraire que la sagesse authentique s'acquiert par
I'observation attentive de la nature. Mais a bien considerer les
choses, n'est-il pas vrai que sur les enormes spires du progres
humain, les changements dont nous profitons tons proviennent,
dans leur immense majorite, de quelques idees archaiques qui,
au hasard d'une rencontre avec un nuage de vapeur errante,
ont reussi a germer?
Le plus grand obstacle sur la voie d'une sagesse authentique murie
I. Ynys Prydain, « I'ile de (Grande) Bretagne ».
394
par I'experience, c'est le culte de la modernite pousse jusqu'a la
superstition. Entretenez en vous remerveillement, I'efFroi et I'extase
sensuelle que connaissait deja I'homme des cavernes et ne negligez
pas sa paillardise scandaleuse et impie : vous verrez alors dispa-
raitre ces deux superstitions qui regnent en souveraines sur cette
epoque perturbee, I'idee de I'fitermte et I'idee de I'lnconscient.
En vous reglant sur la sagesse de la nature, vous ne vous rallierez
pas pour autant a ce qu'on appelle « le materialisme » ou « le
determinisme ». Bien au contraire, vous serez liberes de tous les
systemes a priori que sont les Ideologies. II y a une humilite
subtile a s'abandonner aux elements et, ce faisant, a participer
de I'infinie patience des entites animales et vegetales qui tirent
leur subsistance des elements, humilite qui s'accorde fort curieuse-
ment avec certaines des intuitions les plus mysterieuses du
taoisme et du christianisme, pourvu que ces regies psychologiques
soient considerees d'un point de vue pragmatique, et nuUement
systematique. Notre fil d'Ariane, c'est I'humilite et si I'humilite
vaut pour nous autres humains, pourquoi ne vaudrait-elle pas
pour Dieu lui-meme ? EUe peut nous aider au moins a aller voir
ce qui se cache derriere 1' adoration servile que nous vouons a
r« efFroyable puissance », a la « terrible majeste », a la « formi-
dable saintete » de Dieu. Si, au lieu d'etre le ver de terre que je
suis, j'etais le mystere sublime de I'absolu, je n'aurais pas grand
merite a etre saint et pur. Le contraire serait difficile, impossible
meme! A mon avis, il arrive un moment ou la « joie solennelle »
qu'apporte le culte de la « terrible purete » de la Toute-Puissance
se trouve minee, admirablement et irremediablement, par cette
sagesse de I'humilite — qu'on ait acquis cette vertu en observant
la nature comme c'etait le cas pour Goethe et son ceil « physio-
gnomique », ou en goutant les joies de la nature comme le
faisait Wordsworth a une epoque de sa vie ou son regard seul
alimentait ses sensations. Ce moment est atteint lorsque I'humilite
nous murmure qu'il y a plus de christianisme, plus de taoisme
a adorer un dytique, un triton, un moustique, une mouche, une
spore de lichen, un pedicelle de mousse, un petale de saxifrage
qu'a adorer cette « Presence » beaucoup plus diffuse qui « trone »
dans la lumiere du soleil couchant. La verite, c'est que, guide par
son intuition psychologique, Saint Paul — si Ton se refere a ce
passage a la fois remarquable et mysterieux ou il parle des
« choses qui sont », a I'oppose des « choses qui ne sont pas » — est
alle beaucoup plus loin que n'aurait pu I'imaginer ou meme le
concevoir Jesus de Nazareth dans la recherche de ce que j'appelle-
rais volontiers le « secret africain », qui etait latent dans la reli-
eion chretienne, mais est en fait plus ancien que le Christ ou
meme le Tao. Et de cette humihte paleohthique, a la fois pri-
mordiale et naturelle, je crois qu'on peut distiller une sagesse
395
capable de nous proteger centre toutes les tentations de ce
« monde » que Jesus ne cessait de denoncer avec fureur. Tout
cela se trouve dans I'esprit de Fhomme, de chaque homme; plus
nous nous efforcerons de vivre en harmonie avec I'humilite
mysterieuse des elements, plus nous nous forcerons a prendre
plaisir aux sensations que peuvent susciter a un moment deter-
mine les emanations de la terre et de Fair, les inventions
humaines, les entites vivantes humaines ou infra-humaines, et
mieux nous saurons apprecier « le secret africain » ou « la
philosophic africaine », expressions qui se justifient si Ton consi-
dere quels benefices nous avons tires du Lieu ideal de I'humihte
humaine, de la terre des descendants du fils de Noe dont le
sort fut de servir ses freres, et moins nous aurons besoin de ces
« refuges » spirituels, de ces redemptions, de cette haine de la
sexualite, de ce mepris des sens, de ces subtiUtes, de ces cruautes,
de ces sophistications qui nous sont venues d'Asie.
Les Gallois sont a coup sur le plus profondement chretien de tons
les peuples anciens : j'entends par la qu'ils sont fideles aux ensei-
gnements de Jesus tels qu'ils nous ont ete transmis par les Evan-
giles. J'ai pu le constater au cours de douze annees passees a
Edeyrnioni : il m'a suffi de voir combien les enfants sont heureux,
naturels, confiants. Au contraire il y a dans notre temperament, a
nous autres Anglais, une brutahte contenue qui eclate parfois, et
atteint alors a un tel sadisme que nous avons du fonder une Societe
ad hoc qui protege nos enfants contre notre propre cruaute. Ici, a
Edeyrnion, une telle societe n'aurait aucune raison d'etre. J'ai
beaucoup voyage mais ce pays, qui « fait face au soleil couchant »,
est le seul et unique paradis des enfants en ce monde. Pourquoi?
Tout simplement parce que le paysage gallois est impregne des
enseignements de Jesus. « Venez a nous », soupirent monts et
ruisseaux comme si, eux aussi, ils avaient conscience, en cette
heure tragique, des vapeurs infernales en train de s'echapper des
fissures et des crevasses en d'autres parties du globe. Et il serait
conforme a la nature paradoxale de la vie (car la presence du
paradoxe prouve toujours qu'on « brule », qu'on approche de
I'endroit oil la realite se cache) que la race qui s'est accrochee
le plus longtemps a la lettre insensee des Ecritures (par un tour
de magie sans doute rendu possible par le sang iberien qui coule
dans nos veines et qui nous vient d'Afrique, comme la sagesse
de Tahessin) soit celle chez qui le christianisme a effectue sa
plus recente mutation psychologique, progressant par rapport a
Saint Paul tout comme Saint Paul avait progresse par rapport a
Jesus. Ce progres, ce n'est pas chez les gens raffines, perspicaces,
instruits, ambitieux d'Ici-Bas qu'il faut le chercher, ni dans
I . La vallee de la Dee entre Corwen et le Lac Bala.
396
I'Au-dela aupres des etres subtils et pleins d'Amour qui « com-
prennent tous les systemes », mais plutot chez les esprits timides,
elementaux de notre planete, toujours « pris » dans la sensation,
qui sont au septieme del lorsqu'ils pergoivent les jeux d'ombres
et de lumieres sur I'Y Gader et I'Yr Wyddfa et qui trouvent
assez de mystere dans leur existence de ver ou de moucheron
sur les rives fangeuses et primordiales du lac Bala.
Moi qui ne suis qu'un individu pretentieux, un pedant, un char-
latan, un clown, j'ai eu acces a cette nouvelle culture toute magi-
que, au sens spenglerien du terme, qui est en train de naitre sur
cette terre maculee de sang. Tel le petit bonhomme de Caer-
Einion^j'ai recueilli au milieu de ces landes solitaires couvertes
de bruyere, dans ces noirs chaudrons creuses dans le roc, des
gouttes dangereusement revelatrices de cette « sagesse africaine »
introduite a Ynys Prydain par les Iberiens bien avant que le
christianisme venu d'Asie n'eut atteint Glastonbury, Rome ou
Saint David's^ — et je dirais meme bien avant qu'il ne fut ne en
Asie. De longues promenades faites a jeun dans les landes des
Berwyns permettent a I'amebrumeuse (Fame, ce vampire du sang
de tant de dieux!) de se penetrer des secrets d'humilites immemo-
riales dont seule pent rendre compte Vagape paulinienne. Oui,
j'ai decouvert les secrets de I'humilite, de cette humilite qui est
le plus subtil organum novum et antiquum qu'ait jamais trouve la
philosophic pour acceder a la Sagesse de la Vie. Ces secrets m'ont
donne aussi fortement I'impression d'etre initie aux mysteres de
I'existence que lorsque je lis Rabelais, Goethe ou Walt Whitman.
II me suffit de parcourir la lande jusqu'a un lieu que je connais
bien et oii je suis presque sur de ne rencontrer ame qui vive. Et
je ne decouvre pas seulement les secrets de I'humilite. Le mystere
de la relation obscure et fluctuante qui unit I'homme a la nature
s'eclaircit peu a peu dans mon esprit quand je bute sur les pierres
d'un pare a moutons abandonne construit sans mortier, qui se
dissimule derriere des reseaux inextricables d'ajoncs, de cama-
rines noires et de fougeres, ou derriere des marecages hordes de
lichens rouges et d'herbes etranges qui ressemblent peut-etre a ce
qu'en botanique on appelle les potamogetes. Je regarde les trois
especes de mousses d'un vert intense qui alternent avec d'autres
d'un jaune ou d'un rouge eclatant et, en cette arriere-saison, je
parcours du regard les plantations forestieres ou les melezes
moribonds aux couleurs fauves ressemblent a de gigantesques
peaux de sauvages, etendues au flanc des collines, leur nudite
1. Le petit bonhomme de Caer-Einion : Gwion Bach, a qui Ceridwen a confie le soin
de remuer la potion magique, est « fils de Gwreang, de Llanfair Caereinion, dans le
Powis ». Sur la metamorphose de Gwion Bach en Taliessin, voir Jean Markale, Granit,
p. 411. Llanfair Caereinion est un bourg du Montgomeryshire.
2. Bourg gallois, lieu de pelerinage ou sont les reliques de Saint David, patron de la
nation.
397
zebree par les sombres et grises branches des epinettes. C'est alors
que je m'emploie a « isoler » les profonds mysteres du monde
inanime qui procurent des joies ineffables telles que les evoquait
Wordsworth essayant de decrire ce qu'il avait ressenti dans sa
jeunesse devant des paysages pareils a celui-ci, qui le « hantaient
comme une passion », et exer^aient sur lui « la joyeuse tyrannic
des sens vainqueurs, d'oii la pensee etait bannie, et oii I'oeil regnait
sans rival ». Je suis en droit d'isoler ces extases car si WiUiam de
Cockermouthi se tenait pour un maitre a penser tout comme Jesu?
de Nazareth et Paul de Tarse, nous avons le droit de developper
I'enseignement de tousles maitres; car tout savoirhumain appar-
tient a I'homme ou a la femme qui salt s'en servir tandis que le
monde continue a tourner. Seules les pieuses maledictions des
sinistres Inquisiteurs pourraient nous empecher de lui donner
une signification nouvelle. Oui, je veux dissocier ces divines sen-
sations de la divinite qui a ete si inutilement associee a celles-ci
et si funestement projetee sur elles. En ce moment meme, comme
si souvent quand il s'agit de demeler des sentiments inextricable-
ment enchevetres, j'aimerais rappeler des Champs Elyseens le
noble Remy de Gourmont, ce Frangais maintenant oubUe au
profit d'un autre type de genie fi^angais beaucoup moins empreint
d'humanisme, de Remy de Gourmont qui a su si bien pratiquer
la dissociation des idees. C'est en efFet par cette voie que Ton
accede a une pratique judicieuse ou ingenieuse de la methode
mentale que je preconise ici. La verite toute laique (mes voisins
d'Edeyrnion qui sont, comme les premiers chretiens, verses dans
les subtiUtes de la psychologic religieuse le diraient moins cru-
ment) est que les sages therapeutes de I'ame humaine ont aujour-
d'hui tendance a dissocier le mot « bien » de sa relation pernicieuse
avec le mot « Dieu ». Ce serait faire preuve d'une ecoeurante,
d'une monstrueuse arrogance morale que de denigrer, par simple
malignite, les subHmes souflfrances des zeles serviteurs de Dieu
et les actes heroiques qu'ils ont accomplis au cours des siecles.
Mais Fheroisme humain parle directement au coeur humain, et
celui qui souflfre et parfois meurt pour quelqu'un d'autre, que cet
autre soit Dieu, la Patrie, la Cause, le Parti, le chef, la femme,
r enfant, le pere, la mere, I'ami, accepte de souffrir et de mourir
pousse par un instinct en dega de toute parole, plus profond que
n'importe quel mobile; ou bien encore, comme c'est le cas pour
tant de consents, tout simplement sous I'effet de la pression sociale,
ou pousse par la crainte d'etre pris pour un poltron, ou par un
sentiment de defaite ou par I'idee qu'il se fait de lui-meme. Cette
remarque ne vaut pas seulement pour I'hero'isme mais aussi pour
la « civihte » sous toutes ses formes : en particuher la bonne
I. Wordsworth est ne a Cockermouth.
398
humeur, la bonte, la maitrise de soi, la magnanimite, la gene-
rosite, la compassion, la tolerance, la courtoisie, la politesse, et
les egards de toutes sortes pour les sentiments, les sensations, les
nerfs d'autrui. Cela n'a absolument rien a voir avec « I'amour ».
Nous ne sommes nuUement obliges d' aimer qui que ce soit : ni
Dieu, ni nos voisins, ni nos parents, ni nos amis, ni nos ennemis.
Nous avons I'obligation d'etre aimables, prevenants, tolerants,
indulgents, compatissants a leur egard mais nous ne leur devons
pas de I'amour. On pent se contraindre a s'amuser mais non a
aimer. L' amour est comme le bonheur. II va et vient au gre du
vent, on ne sait jamais trop pourquoi. Ce serait une erreur tragi-
que que de vouloir a tout prix faire dependre de I'amour la bonte,
I'humilite, la loyaute, la patience et surtout la comprehension
mutuelle. L'amour est trop lie a la sensualite, au systeme nerveux
et a tant d'autres elements dangereux et instables de notre exis-
tence! D'ailleurs I'amour est aussi trop penetre par la haine.
Ce que nous appelons ici notre philosophic de la vie n'a de valeur
pratique que s'il en est fait un usage quotidien et meme un usage
de tons les instants. Nous aimerions qu'elle prenne la place occupee
depuis plus de deux cent mille ans par la religion et I'amour, ces
deux explosifs nucleaires de notre univers psychique. Ce n'est
pas un Anglais du xx^ siecle, mais un Grec de I'Antiquite^ qui
se fehcitait de ce que la vieillesse lui avait epargne les emois de
I'amour.
Puisque nous sommes des gens simples, patients, appartenant a
un monde dont les regies ont perverti la Nature et bouleverse
I'ordonnance instinctive de ses plans seculaires, pourquoi ne nous
mettrions-nous pas tacitement d' accord, sans propagande, sans
fanfare, sans complot, pourquoi ne deciderions-nous pas d'avoir
toujours « le sourire aux levres » et d'obeir strictement a la loi,
tandis qu'en secret nous nous conterions des histoires a propos
d'un monde radicalement different ou ces terrifiantes fantas-
magories que nous appelons notre « inconscient » et notre
« conscience » disparaitraient dans I'oubli, en meme temps que
nous ferions preuve envers nous-memes et nos voisins d'une
indulgence tranquille pleine de comprehension? Tolerer les autres
avec humour tout en vivant pour d'inoffensives sensations est le
seul moyen d'empecher ces totems et ces tabous diaboliques que
sont la sexuahte, la race, la rehgion, la classe, le parti, I'ideologie
et tout le reste de nous renvoyer en enfer. Comment se fait-il,
alors meme que nous essayons peniblement d'obeir a la nature,
comment se fait-il que depuis les origines, et tout au long des
siecles, nous ayons ete successivement hantes puis harceles puis
sauves de nos terreurs et de nos remords par ces premonitions
surnaturelles? Comment I'horrible crainte de Dieu, comment la
I. Socrate. Cf. Platon, RSpublique, I, 329.
399
suave extase d'en etre sauve en Jesus-Christ sont-elles devenues
la folic millenaire de notre ame occidentale? Comment la Cons-
cience des saints, comment I'lnconscient des savants ont-ils reussi
a se loger dans notre cerveau confus? Tout simplement en pro-
fitant de ce qu'il existe, au fond de notre esprit, le vide obscur
d'un neant absolu d'oii, semble-t-il, notre ame individuelle tire
sa force et sa puissance. Des le debut, Dieu et le Diable, notre
conscience et notre inconscient nous ont attaques par derriere.
lis ont profile du fait que notre esprit est tourne vers I'exterieur,
vers la Nature; et ils se sont installes la ou il n'y a qu'un gouffre
sombre et vacant, ils se sont fixes pareils a des sangsues, irreels,
venus du neant, conduisant au neant, polls imaginaires sur une
queue imaginaire necessitant une operation imaginaire.
Le Cardinal Newman enseigne que la conscience est la preuve
la plus convaincante de 1' existence de Dieu. Mais ce que la Nature
nous enseigne — et par Nature je ne veux pas dire « la campagne»,
ou un paysage de champs et de bois, de montagnes et de lacs,
mais tous ces elements inanimes dont on pent ressentir la presence
aussi bien dans une ville surpeuplee que dans la solitude de la
campagne — toutes les fois qu'elle trouve une intelligence assez
simple et assez humble pour I'ecouter, c'est que tant que cette
conscience qui halt 1' amour et ce Dieu de haine et d' amour ne
seront pas emportes par un torrent purificateur de bon sens et
d'humour, il ne faut guere esperer que se constitue un parlement
efficace a I'echelle planetaire ou que prennent fin les vengeances,
les persecutions, les tyrannies, les cruautes, les dictatures. Je suis
plutot indocile, mais ce que la nature m'a appris, alors que je
m'embourbais dans les tourbieres et que je trebuchais parmi ces
rochers « aux etranges inscriptions », essayant de fixer dans ma
memoire sinon I'appellation botanique exacte, du moins I'image
distincte de ces mousses aux couleurs surprenantes, alors que les
courlis en leur saison et les corbeaux toute I'annee accompa-
gnaient de leur battement d'ailes, la-haut dans le ciel, mes ientes
cogitations de couleuvre, c'est que tous les cultes, toutes les divi-
nites, toutes les philosophies, toutes les prodigieuses inspirations
de Jesus, toutes les troublantes intuitions psychologiques de
Saint Paul, proviennent purement et simplement de I'esprit
humain. EUe m'a appris aussi que cet humour, qui agit comme
un necessaire contrepoids et qui parvient a neutraliser la nocivite
de ces angoisses alors que nous nous effbrgons non seulement de
prendre plaisir a la vie mais aussi de considerer avec le meme
plaisir la perspective infiniment satisfaisante de la delivrance par
la Mort, est issu de I'esprit humain le plus ordinaire, de I'esprit de
I'homme, de I'esprit de la femme, tel qu'il a ete perverti il y a
deux cent cinquante mille ans par la peur des dieux, des demons,
des fantomes et des monstres ou tel qu'il est perverti aujourd'hui
400
par ce totalitarisme absolu qui regnepartout, alafois supra-present
et infra-present, dont le centre est partout, la circonference nuUe
part. Oui, tout, toute cette grandiose illusion du surnaturel, pro-
cede de I'esprit humain. L'esprit humain ne la trouve pas en
dehors de lui-meme, il ne la decouvre pas dans la nature et nuUe
puissance surnaturelle ne la lui revele. Elle est dejd Id. fitre homme,
c'est etre sujet a cette terrible maladie qui, si elle n'est pas aussi
vieille que la terre, est anterieure au dernier craquement de la
croute terrestre. II s'est toujours trouve des sorciers avides de
puissance et des guerisseurs adorateurs du Demon pour aider a
la naissance de ces peurs ataviques. Dans les cavernes et les forets
de la prehistoire, Fhomme imaginait les divinites d'une maniere
plus poetique, plus spontanee, moins morale, moins logique que
I'homme ne con9oit aujourd'hui la Sainte Trinite. Les sentiments
de remords, de culpabilite, d'humiliation que nous inspiraient
jadis les foudres de Jupiter, I'egide d'Athena, les fleches rapides
d'ApoUon, les maledictions des firinnyes, et qui etaient suivis
de repentirs propitiatoires, de prieres, de flatteries, de furieuses
implorations, ne different nullement de ceux qu'aujourd'hui
suscitent en nous le Courroux du Pere, le Sang du Fils et le
Souffle de I'Esprit Saint. lis naissent naturellement dans notre
systeme nerveux a nous autres humains, tout fragile qu'il soit.
lis proviennent du coeur et de l'esprit humain et nullement de
Teternite, des cieux, d'une autre dimension, de Dieu, du Logos
ou du Saint-Esprit. Ce que les sorciers et les prophetes de I'age
des cavernes ont du vociferer il y a deux cent cinquante mille
ans, nos apologistes nous le murmurent a present d'une voix
cajoleuse, dans un langage habile et rafiine. Or mon sejour au
Pays de Galles m'a appris a accueillir ces messages. Les plus
terribles nr^^&ofjisismK ftt hji, ^bis, h/;^.v.WA^ -wyPxW.WJ/OTA ^iuc&
sont aussi naturelles qu'elles I'etaient a I'age des cavernes : tout
aussi naturelles, tout aussi inevitables, et tout aussi fausses. Le
principal atout dont disposent les adeptes du surnaturel est une
evidence : nous sommes tous nes pour souffrir de la meme mala-
die, et tous nes pour lutter, du moins si nous voulons etre des
esprits Hbres, contre notre predisposition naturelle a cette mala-
die. Et pour « avoir une philosophic » (j'entends par la un sys-
teme qui assure la sante, le plaisir, la paix de l'esprit) il est
essentiel que nous en fabriquions une nous-memes, pour nous
personnellement ou pour les hommes et les femmes qui nous
ressemblent. Ce que j'essaie de presenter dans cet essai, autant
pour m'aider moi-meme que pour aider les autres, ce sont les
principaux procedes, les principales pratiques relevant d'une
sorte de psychomagie, et les principaux signes sur la terre comme
dans le del qui me permettent enfin (et je dois bien reconnaitre,
alors que je vis au pied d'Yr Wyddfa et du Cader Idris, que c'est
401
la sagesse meme) de proteger, de diriger, de comprendre ma vie
quotidienne pendant les annees qu'il me reste a vivre. Bien sur,
j'ai ete influence par des auteurs aussi classiques qu'Homere,
Aristophane, Rabelais, Shakespeare et Goethe — car je ne suis
pas seulement un ver de terre a la fois pedant et plein d'humilite
sournoise, et a bien des egards aussi denue de scrupules qu' Uriah
Heepi lui-meme, mais un rat de bibliotheque obsequieux aussi
zele que Boswell^ ! Gependant, la plupart des precedes mentaux,
moraux et esthetiques que je te presente de fagon quelque peu
cavaliere, 6 lecteur difficile, ont surgi en criant « nous void! »
tout simplement grace a I'influence qu'a cue sur les nerfs et les
sens d'un natif du Derbyshire baptise « John » un canton du
Merionethshire appele Edeyrnion, d'apres le nom d'un fils de
Gunedda*. Oui, c'est en nous-memes et non dans un au-dela
temporel et spatial que depuis deux cent cinquante mille ans
ces verites qui nous paraissent si terriblement logiques, si
terriblement rationnelles et si terriblement scientifiques, naissent
pour nous tourmenter. J'emploie a dessein le mot « scientifique »
car c'est seulement a nos chercheurs-inquisiteurs, ces moutons
de Panurge, qu'echappent le dogmatisme religieux, le fanatisme
autoritaire, I'absence d'humanite et de « philosophie » qui
caracterisent certaines branches de la science moderne ou revivent
tous les sombres mysteres, toutes les sorcelleries, toutes les immo-
lations d'autrefois.
Ge n'est pas de quelque fiternite imaginaire, ni des profondeurs
insondables d'un Inconscient, imaginaire lui aussi, qui serait
nous-memes sans etre nous-memes, que proviennent nos senti-
ments de culpabilite, de soHtude planetaire, de perdition spiri-
tuelle, de peur devant la mort, qui ne sont que des obsessions
humaines, trop humaines. Ges sentiments sont bien plus proches
que nous I'imaginons des terreurs qu'eprouvent les animaux, les
reptiles, les oiseaux, et meme (car qui pent en nier la possibi-
Hte?) des terreurs des vers et des terreurs des insectes. Gette
philosophie qui est mienne et que je ne fais qu'esquisser dans ce
bref expose, car il ne s'agit manifestement que de notes ecrites
entre la Gaveme et le Marais par un Frere Espoir a I'esprit tres
peu philosophique, possede au moins une vertu qu'on ne ren-
contre pas dans tous les systemes metaphysiques : contrairement
au cercle divin dont le centre est partout, elle refuse de revenir
pour finir a son point de depart. A la figure du cercle elle prefere
une ligne sinueuse animee d'un mouvement vers I'avant, si
irreguhere, si ondulante, si hesitante, si vaporeuse soit-elle. Ge
matin meme, alors que je me reposals appuye contre un rocher
1. Personnage de David Copperfield.
2 . Le biographe de Samuel Johnson.
3. Chef gallois qui apparait dans le Mabinogion, ancfitre de Porius.
402
isole sur les hautes terres couvertes de bruyeres non loin d'ici,
j'ai ressenti au plus profond de moi-meme que mon romancier
prefere, Dostoiewsky, avait tort lorsqu'il laissait entendre que sans
le Christ-Dieu de notre croyance occidentale et sans la Conscience
qui en nous obeit a un Imperatif sumaturel, le mal et la cruaute
innes de nos coeurs se dechaineraient en une orgie de perversites
telle qu'aucun enfant sans defense ne serait a I'abri d'une mort
horrible au milieu de hurlements de joie demoniaques. Je me
refuse a le croire. Malgre tons les evenements recents, je crois
toujours comme le bon roi Gargantua et son vaillant compagnon
Frere Jean des Entommeures que les hommes et les femmes,
pourvu qu'ils ne soient pas rendus fous par la faim et la terreur
ou par la honteuse stupidite et I'habilete diabolique de leurs
dirigeants, sont naturellement bons, naturellement bienveillants,
naturellement endurants et, en fin de compte, naturellement
capables de se passer de 1' amour chretien, de vivre et d' aider les
autres a vivre grace a des ressources toutes paiennes : un peu de
tolerance et de bonte humaine, un peu d'humour et de bon sens.
JOHN COWPER POWYS
traduit par Didier Coupaye
avec la collaboration de Michel Cresset et Claude Levy
Ce texte est tire du recueil d'essais Obstinate Cymric (Carmarthen, The Druid Press,
1947)-
403
VIII
MAGIE
Ce qu'il nous faut (et la clef de notre
equilibre est en nous), c'est revenir
audacieusement a une vue magique
de la vie.
Autobiographie, 565.
TR ARGLWTDD HEB SAETH
Powys a voulu achever son premier roman gallois sur une vision, celle
qui survient a Meredith apres la mort de son pere, le grand heros Owen
Glendower. Elk contient en quelques images fulgurantes les hantises
majeures de Powys. Celle, tout d'abord, d'une memoire ancestrale et
impersonnelle qui suit depasser les limites douloureuses de la memoire
individuelle et coupable. Savoir oublier les horreurs, et notamment
la mort du pere, etait dejd la kfon de Wolf Solent, et Pon ne peut qu'etre
frappe par les correspondances entre les illuminations ultimes de ces deux
ceuvres. Le champ de boutons d'or qui reconfortait Wolf de ses richesses
interieures liees aux souvenirs de Venfance, a travers ses vagues dansantes
evocatnces de Weymouth, etait encore une vision de la terre; ce sont bien
de ces vagues d'or que, onze ans plus tard, nait cette lumiere doree que
contemple Meredith, mais elle est desormais projetee dans I'espace. Cette
lumiere qui console est-elle une illusion des sens? Le dernier mot de la
sagesse powysienne veut qu'on s'arrete aux sens, h I'apaisement d'une
vision dont peut-etre I'efFet etait plus proche de la verite que sa
cause.
Quant au theme de la bete a comes, il a toujours hante Powys, que ce
sou dans Les Sables de la Mer ou dans Camp xctx?incM,' mais il
etait alors symbole de rivalite dangereuse, de lutte a mort fatale pour
run des deux antagonistes; ici, Vhomme et le cerf demeurent chacun face
a face, dans une rencontre immobile et eblouissante depourvue de toute
haine : le fils blesse, I'anti-heros qui cherchait a depasser I'humaine
condition SI souvent amoindrie par la frustration et le ressentiment,
est_ devenu ce visionnaire apaise, riche de sa depossession, ce Seigneur
qui n'a plus besoin de ses fleches.
DIANE DE MARGERIE
406
LE SEIGNEUR SANS FLfiCHES
Ce fut seulement lorsque I'aube grise, froide et triste, pleine
de la lassitude des grands espaces, commenga de poindre sur
Mynydd-y-Gaer, que Meredith dit adieu a Broch et entreprit
de descendre les pentes couvertes de fougeres qui menaient a
la maison du garde-forestier de Carrog.
Le geant lui avait assure qu'il pourrait suivre, la nuit d'apres,
toutes les instructions du Prince au sujet de la « poignee d'osse-
ments » qui devait etre enterree sous ce pilier de forme etrange,
que certains appelaient une croix et qui portait en efFet une
croix sur le cote, qui s'elevait au centre de la pierre des Druides
dans le cimetiere de Corwen.
... Meredith etait inquiet en descendant cette longue pente
sombre dans I'aube grise. Devait-il ou non visiter pour la der-
niere fois les mines noircies de Glyndyfrdwy? Devait-il ou non
appuyer I'oreille contre cette grande pierre que I'aieul de son
pere avait placee a I'entree du tertre de leur famille? EUe etait
sans doute envahie maintenant d'herbes et de fougeres. Peut-
etre I'eniplacement en etait-il indistinct, s'il n'etait pas perdu
pour toujours... Quelqu'un etait-il jamais venu la ecouter depuis
lors ? ^ Les esprits des morts eux-memes mouraient-ils tandis
que I'univers suivait son cours? Non, il ne s'arreterait pas, il
irait a cheval vers le sud, d'abord le long du lac Tegid, puis a
travers les montagnes, droit vers les forets de Tywyn!
Tout etait obscur sous ses pas. II devait avancer prudemment a
cause des souches d'epineux, des tiges d'ajoncs et des terriers
de lapins. Mais lorsqu'il leva la tete, au-dela de Dinas Bran,
le del, a Test, etait deja dore. II ne pouvait distinguer encore le
chateau-fort. C'etait toujours ainsi : dressee a I'entree de la
vallee, cette grande forteresse ceinte de remparts aurait du etre
visible de toutes les coUines au-dessus de Corwen. Mais elle I'etait
407
rarement, et en fait il ne I'avait lui-meme vraiment vue qu'une
seule fois. Et pourtant elle etait toujours la. Le difficile etait de
la distinguer des Rocs Eglwyseg qui se dressaient derriere elle.
Bran le Beni! Comme c' etait bien dans la nature de ce Deus
Semi-Mortuus que sa demeure fut visible et pourtant invisible
— veritable secret ouvert du « Vallon de I'Eau Divine » !
Oui, combien de pas avaient foule cette colline depuis les jours
ou les gens de Mynydd-y-Gaer attendaient cette lumiere doree?
Tous disparus — comme son pere avait disparu... Mais la vie
devait etre vecue. II fallait continuer. Se forcer a savourer
I'endurance — c'etait cela le plaisir de la vie !
Oui, on devait supporter le fardeau du jour, et rendre graces a
la fin du jour. Oui, il fallait oublier certaines choses, sinon le
triste spectacle ne pouvait se poursuivre; mais il n' etait pas
besoin d'oublier les morts — on ne pouvait les oublier. lis
etaient en nous ! Tandis que nous vivions notre demi-vie, ils
vivaient leur demi-vie. Sombre, sombre, la vie des vivants et la
vie des morts ! Et comme il faisait sombre sous terre ! Mais
Test se transformait en abimes fuyants de lumiere doree. On
eut dit que s'etait levee une immense herse planetaire, et que
s'exposait au regard le sol de I'lnfini ! La nuit et I'aube ! Ainsi
s'accomplissait le cycle, ainsi tournait la roue.
Oui, il commen9ait deja d'oublier certaines choses! O saint, 6
divin Oubli ! L'Oubli etait plus grand que I'aube dans le ciel
et I'obscurite sous terre. Son pere avait disparu dans cette obscu-
rite, et il y etait encore; et desormais, chaque fois que I'un des
deux crepuscules couvrirait la terre — car la nuit effagait tout
sauf elle-meme — Meredith le retrouverait.
Mais la consolation qui lui venait de cette lumiere doree etait
une illusion. II le savait bien. Et pourtant il etait console. Qu'y
avait-il done dans cette transparence doree qui attirait son
ame hors de son corps pour 1' en trainer dans un retour en arriere
infini ?
Illusion ! Illusion ! Mais pourquoi I'homme etait-il ainsi fait
que le transformait a ce point la simple sensation de I'illimite
donnee par cet or transparent? Le charme operait maintenant
sur lui — et que savait-il? Peut-etre I'effet etait-il plus proche
de la verite que sa cause? Son chemin mena Meredith a travers
un petit groupe de sapins; et il regagnait la clairiere lorsqu'il
s'arreta soudain, frappe d'effroi, envoute.
Totalement immobile, la tete levee, humant Fair de I'aube, se
dressait devant lui, sur un rocher isole, un cerf aux cornes magni-
fiques. Meredith etait assez le fi.ls de son pere pour savoir donner,
en une seule seconde, une telle fixite a son corps que celui-ci
parut aussitot se petrifier. Cette te^ sombre avec ses cornes,
se profilant sur I'espace dore infini, Iwmprima dans sa memoire
408
M'-miHiMiiiiiiiiiiiii
pour toujours. Des annees plj^ tard, a travers toutes les forets
de Tywyn, le peuple de sa femme lui donnerait, dans sa langue
etrange, le nom de j>r Arglwydd heb saeth, « le Seigneur sans
fleches ».
II attendit la, retenant son souffle, jusqu'a ce que I'animal
s'eloignat de son propre gre en bondissant. Et tandis que Mere-
dith descendait la colline, se rassemblerent au hasard dans sa
vision interieure, suscitees par ce cerf, mille autres impressions
analogues, venues des rives brumeuses de sa memoire : un mur
gris ecroule et, au-dessous, un belier solitaire qui broutait; la
branche saillante d'un sapin au bord d'une route, oil, se prome-
mant avec son pere quand il etait enfant, il avait vu se poser
une grande buse du meme brun-rouge que la branche surplom-
bant ses ailes rephees; la double chaine des cimes de Snowdon,
Wyddfa, la tombe sans nom, et Carnedd Llewelyn, tels qu'il les
avait surpris un jour, a quarante milles de la, surgissant d'une
mer ondoyante de brumes blanches; le bond d'un saumon hors
du tourbillon sombres des eaux de la Dee au-dessous de Glyn-
dyfrdwy; le ululement sauvage du hibou qu'il avait coutume
d' entendre de sa chambre d' enfant a Sycharth — toutes ces
images I'envahirent alors d'un etrange reconfort, et il songea :
« Comme nous, comme lui, ces creatures de notre terre naissent,
vivent leur temps et disparaissent, mais notre terre demeure,
et tant que notre terre durera, comme I'a dit le prophete, notre
langue durera, et avec elle notre ame. » Meredith marcha plus
legerement a cette pensee, mais il lui aurait ete difficile d'exph-
quer a quiconque — non, pas meme a EUiw ferch Rhys — la
teneur secrete de ce qu'il eprouvait.
Depuis sa naissance il avait ete sans illusion sur la vie humaine.
Ni la foi des premiers ages ni la croyance des Lollards de ce
temps n'avaient jamais eu prise sur lui. Quand il avait vu son
ffls pour la premiere fois apres sa naissance, Owen s'etait eerie :
« C'est un enfant change par les fees ! Regardez comme ses yeux
sont tristes ! » Mais si les yeux de Meredith etaient tristes, c' etait
sa cynneddf, sa particularite, comme Rhisiart et Walter Brut
I'avaient tons deux souvent observe, de posseder le secret d'un
etrange et mysterieux sourire qui semblait provenir de plus loin
que tout I'univers visible.
Et a present que la vue de ces comes majestueuses se profilant
sur I'aube ramenait tons ces souvenirs, il sentit que chacune de
ces images — sinon pourquoi auraient-elles subsiste dans la
confusion de ses jours ? — etait beaucoup plus que le cri d'un
hibou, la halte d'une buse, le bond d'un saumon, la cime d'une
montagne au-dessus de la brume. Qu'etaient done ces images,
que detenaient-elles pour apporter un tel apaisement?
« C'est ce qu'elles ont d'impersonnel » pensa-t-il. « C'est qu'elles
409
sont les visions des milliers de generations d'honxmes qui ont
vecu sur ces collines. Elles sont a moi — et elles ne sont pas a
moi! Avec une foule d'autres choses plus communes, plus
simples, elles sont ce qu'a vecu notre peuple a travers les gene-
rations. Quelque chose les conserve; un esprit qui depasse ce que
nous sommes nous-memes; et plus que nous ne le savons, cha-
cune de ces images ajoute a ce que conserve cet esprit! »
Alors I'envahit la vision du navire du Roi Arthur, Prydwen,
naviguant entre Ciel et Enfer, et pourtant immobile dans les
profondeurs d'une seule ame, ses grandes ailes de dragon refle-
tees dans les eaux insondables.
« Oh, mon pere, mon pere ! II n'y cut jamais plus grand Gallois;
mais plus grande que ta grandeur... »
« De quoi sourit cet honame au visage triste? » s'ecria la plus
vieille creature ailee d'Edeyrnion, la corneille croassante de
Llangar, s'adressant a son vieux compagnon, alors que le couple
d'oiseaux s'abattait au-dessus de Meredith qui pressait le pas.
« Ms gwn! Je ne sais pas! Ms gwn! » croassa I'autre; et tandis
que les corneilles s'envolaient avec de lourds battements d'ailes
et s'eloignaient vers I'est, decrivant d'immenses spirales de plus
en plus haut a mesure qu' elles planaient au-dessus du cours de
la riviere, celui qui les contemplait crut sentir que quelque chose
dans ce grand paysage devaste repetait depuis toujours ces
mots vides, aussi loin que remontat sa memoire.
Mais les grands oiseaux s'elevaient dans les airs, indifFerents aux
echos, s'elevaient jusqu'a ne plus etre pour Meredith que des
taches, des points perdus dans I'espace. II ne savait pas ou
ils allaient. Mais dans sa pensee, ils volaient au-dessus de la
Crete rocheuse des Berwyns, ils volaient au-dessus du toit efFondre
de Sychart, ils volaient vers le tertre de tourbe et les rochers
epars qui etaient tout ce qui restait de Mathrafal.
JOHN GOWPER POWYS
traduit par Frangois Xavier Jaujard
Ces pages sont les derni^res du roman Owen GUndower (1940).
410
4
TALIESSIN, CHEF DBS BARDES
Mul poete celtique n'est plus mysterieux que Taliessin, tant la legende,
a son propos, s'accroche a I'Histoire. II est probable qu'un barde de ce
mm a reellement existe au VI^ siecle de notre ere, au Pays de Galles. En
effet, les dernieres etudes faites sur les textes qui lui sont attribues, notam-
ment celles faites par les erudits gallois, out demontre que sept de ses
poemes peuvent remonter a cette date. Mais ces sept poemes sont histo-
riques : ils concernent d'ailleurs davantage les Bretons du Nord, ceux qui
s'etaient etablis dans le voisinage de Glasgow, que les Gallois proprement
dits. II est vrai qu'a cette epoque, les Saxons n'avaient pas encore etabli
leur domination sur I' ensemble de Vile. Et Taliessin chante les rois des
Bretons du Nord, Uryen Reghed et son fits Owein, qui eurent des demeles
non seulement avec les envahisseurs saxons, mais aussi avec leurs propres
compatriotes .
Curieusement, les deux heros du Taliessin qu'on peut consider er comme
authentique ont ete,par la suite, engloutis dans la legende, et Von retrouve
Uryen et surtout Owein dans les romans de la Table Ronde : Tvain, le
Chevalier au Lion de Chretien de Troyes, n'est-il pas « le fils du roi
Urien »? Mais le personnage de Taliessin lui-meme allait devenir le
heros de nombreuses legendes et, pendant des siecles, jusqu'd la fin du
Moyen-Age, on a ecrit, sous son mm, une quantite invraisemblable de
poemes, tres disparates, oil se combinent des influences diverses et des
legendes tres differentes les unes des autres.
II y a d'abord la legende rationnelle, ou realiste, si Von pre/ere. Taliessin
aurait ete enleve, tout enfant, par des pirates irlandais. Mais tandis qu'il
se trouvait sur le bateau quifaisait voile vers VIrlande, il se serait echappe
sur un petit coracle (bateau d' osier recouvert de peaux) , aurait erre sur
la mer et aurait echoue sur le territoire de Gwyddno Garanhir oil il aurait
ete recueilli par le jeune chef Elffin qui en aurait fait son barde. C'est
du moins ce que raconte un ancien manuscrit transcrit par lolo Morganwg,
et quand on sait que lolo Morganwg, antiquaire de la fin du XVIII^
siecle, est un faussaire comparable a La Villemarque et a Macpherson,
il est permis d' avoir des doutes sur Vauthencite de cette histoire.
Mais elle est neanmoins plausible et a pu servir de base a la legende mer-
veilleuse, dans laquelle se sont infiltres tous les themes herites du druidisme
et remis a la mode, a partir du XII^ siecle, par Vecole bardique dite « ne'o-
druidique ». II faut dire tout de suite que ce neo-druidisme n'a aucune
base vraiment serieuse et que jusqu 'a present, on ne sait pratiquement rien
des croyances druidiques. C'est dans ce contexte que s'est developpee la
legende de Taliessin telle qu'on la trouve dans un manuscrit tardif^. Nous
sommes en pleine magie. La deesse-sorciere Keridwen prepare un chaudron
de science afin de rendre son fils intelligent. Elle charge un certain Gwyon
I. Voir les details dans J. Markale, Les Celtes, Payot, Paris, 1969, et l'£popee Celtique en
Bretagne, Payot, Paris, 1971.
411
Bach de surveiller la cuisson du chaudron. Mais Gwyon Bach regoit trois
gouttes du liquide sur les doigts et acquiert la connaissance parjaiu.
Keridwen le poursuit dans une chasse fantastique oil les deux antagonistes
prennent differentes formes. A la fin Keridwen Vavale et, neuf mois plu:
tard, accouche d'un gargon qu'elle abandonne dans un sac de peau qu:
s'echoue dans les filets de Gwyddno Garanhir et est retire de la mer par
Elffin. On voit ici la transposition de Vhistoire precedente. C'est Elffr:
qui donne a Venfant le mm de Taliessin. Taliessin, qui connait le passi
et I'avenir, e'merveille tout le monde, devient le barde d' Elffin, aide celui-ci.
joute avec les autres bardes et merite le titre de pennbardd, c'est-d-din
de « Chef des Bardes ».
Toute cette histoire de Taliessin est parsemee de poemes, tous apocryphei.
dont r inspiration est a peu pres de la mime veine que les poemes attribui:
a Taliessin et qui se trouvent dans un manuscrit gallois du XIII^ siku
appele Llyfyr Taliessin (Livre de Taliessin). II s'agit de propheties. a-
considerations sur I'etat du monde, d'allusions politiques, philosophiqui;
ou religieuses parfois difficiles a comprendre. Le tout est un melange ahuri;-
sant de connaissances diverses et d'influences venues de partout, et cela dam
un esprit de synchretisme qui s'apparente aux plus beaux moments de delin
de la theosophie de la fin du XIX^ siecle ou du debut du XX^. Certains a
ces poemes sont cependant precieux, tel le Cad Goddeu, ou « Combat d;:
Arbrisseaux »i que Von peut qualifier de tentative de poesie pure en meru
temps ^ que synthese mythologique. C'est dans ce poeme que Von peut red^-
couvrir quelques elements de pensee druidique, a condition de comparer y.
texte^ avec des recits en prose de la tradition galloise ou meme irlandais-.
Taliessin est done un mythe. Mais comme tout my the ne peut etre vivan:
que lorsqu'il est vecu, il se trouve des hommes pour Vincarner. Precisemenu
John Cowper Powys incarne et actualise le mythe de Taliessin. Dan:
Forius, ilfait du pennbardd une description fiatteuse, et les caracten:
qu'il lui prete sont les siens. Taliessin, ou plutot V image que la legendi
nous a laissee de lui, est une sorte de prophete mystique, et surtout a
medium : a travers lui surgit tout un monde Strange qu'on ose a peirj
formuler a Vaide des mots. A travers le personnage de Taliessin qui, seliz
le celtomane Henri Martin, etait « le druidisme fait homme », se dessir/
le personnage de Powys tel qu'il cut voulu etre, interprete des realites inU-
rieures comme des realites superieures du cosmos. Et c'est par Id qu'il
atteint la vraie grandeur.
JEAN MARKALX
I . Traduction frangaise dans J. Markale, Les Celtes, pp. 363-367.
412
TALIESSIN
Taliessin etait de petite taille mais tres muscle et rable. II portait
les cheveux bizarrement pres du crane, et il ne se rasait pas seule-
ment les polls du visage mais autant que possible ceux de toutes
les autres parties du corps. Non seulement il projetait son ame hors
de son enveloppe charnelle, mais il semblait user de tout le pou-
voir de son imagination pour projeter entierement son etre mince,
fibreux et nerveux a I'interieur de la substance inanimee ou ele-
mentaire dont il desirait violemment partager I'existence. Mais le
plus curieux etait que cet etrange roi de la cuisine de Cynan ap
Glydno n'avait ni parent ni ami. II ne semblait pas non plus avoir
de sexe. II ressemblait moins a une idole hermaphrodite venue a
la vie consciente avec I'intensite aigue des deux sexes, qu'a une
creature elementaire entierement depourvue de tout instinct sexuel
comme des organes des deux sexes. II pouvait ainsi creer une
forme de poesie dont la particularite venait de ce qu'elle n'etait
pas seulement asexuee, mais depourvue de toutes les emotions
liees au culte et a la religion auxquelles le sexe participe.
Myrddin Wyllt disait de Taliessin que ce jeune prodige etait un
eternel enfant. Et c'etait sans doute cette qualite d'enfance, ecla-
tante dans sa verite nue, qui expliquait le charme magique de
I'enfant-barde et son triomphe sur ses rivaux. Si primordiale etait
la poesie de Taliessin, si naive, si naturelle, si satisfaite par I'im-
pression immediate de I'objet, de la situation ou de I'evenement,
qu'elle laissait dans I'esprit un etrange sentiment d'obscurite para-
disiaque, la plenitude extatique de la sensation pure dont on ne
peut rien dire sauf ce qui est implicite dans ce qu'affirment si
souvent les enfants : J'ai ete, ou J'ai ete Id, ou J'ai ete avec..., ou
J'ai vu...
Lorsque Myrddin Wyllt pronon^ait le mot enfance, c'etait sans
doute avec I'idee que le mysticisme de Taliessin tel que I'entendaient
tant de gens pratiques, logiques et rationnels n'etait absolument
413
pas du mysticisme, mais au contraire un abandon presque pueril
a la sensation pure. II semble que Myrddin Wyllt considerait la
poesie de Taliessin comme le plaisir eprouve a savourer une essence
particuliere, une essence que Ton pouvait trouver non seulement
dans les choses et les etres, mais dans les evenements historiques
et mythologiques, une essence que le poete pouvait saisir par une
identification si etroite et intime avec I'objet ou I'evenement dont
il parlait, qu'il semblait se mettre entierement a nu tout en conser-
vant ses sens tandis qu'il plongeait au trefonds de I'objet et en
devenait une part consciente, projetant sa sensibilite humaine a
I'interieur de ce qui pour le profane pouvait n'etre qu'une goutte
d'eau sans vie, un morceau de bois inanime, ou un' ensemble de
symboles traditionnels perdus et presque indistincts dans un passe
fabuleux et lointain. L'essentiel de ce que revelait le mot-clef de
Myrddin Wyllt, enfance, se trouvait dans I'immunite absolue de
I'enfant-barde a toutes les emotions humaines ou le sexe joue un
role dominant, comme I'amour, la haine, la race, la religion, et
presque toutes les formes de cruaute : il se trouvait surtout dans
I'etrange frisson de plaisir et la sensation excitante que pent pro-
duire la poesie lorsque le sexe en est retranche.
En cette nuit placee sous le signe de Saturne, le vingt octobre 499,
I'esprit de Taliessin etait si plein des tentatives d'assonance et
d'alliteration qu'il avait poursuivies d'apres certains rythmes, et
aussi d'apres I'efTet psychologique de ces rythmes modules selon
divers procedes repetitifs, qu'il servit les convives de Cynan ap
Clydno dans un etat second, une complete absence — une
transe.
Lorsqu'il etait dans cet etat, il usait de ses richesses avec une insou-
ciance extravagante, et peu lui importait de prodiguer ces tresors
a des mendiants ou meme a des pores. Une des particularite dont
les autres gens de la suite avaient coutume de se moquer dans les
vestibules et les cuisines de Deganwy etait la manie qu'il avait de
garder dans des coupes et des jarres les petales et les feuilles de
divers arbustes et fleurs sauvages, cueillis dans leur tendre frai-
cheur mais conserves jusqu'a se faner, s'effriter, devenir noirs et
meconnaissables. Sur des cuillerees de cette poussiere parfumee il
versait ensuite de I'eau bouillante, et savourait alors a petites
gorgees pendant des heures la boisson aromatique ainsi distillee,
tout en grignotant des miches d'un certain pain d'orge et de seigle
qu'il cuisait lui-meme. Saisi par son inspiration en cette nuit de
clair de lune, a la veille de la Fete des Semailles, Taliessin goutait
a peine aux plats qu'il posait devant les convives de Cynan, et ne
se souciait guere du nombre de convives ou de mets. De temps en
temps il preparait son breuvage de petales et de feuilles sechees.
De temps en temps il grignotait son pain. Mais il se recitait cons-
tamment a lui-meme, car sa memoire etait prodigieuse, un poeme
414
sur lequel il etait en train de travailler et qu'il psalmodiait avec
violence. Si Myrddin Wyllt avait pu contempler son corps mince,
son visage osseux, son crane tondu et tous les mouvements machi-
naux et adroits par lesquels il continuait de preparer un repas
exquis pour un nombre incertain de convives, tandis que grace a
ce gout d'infusion aromatique sur la langue il savourait une
secrete orgie d'inspiration poetique, le magicien eut certainement
pense : « Voila un etre qui pourrait hausser la voix jusqu'a la
prophetic! »
Mais Taliessin etait aussi complete ment indifferent a la prophetic
qu'a I'amour et a la religion. L'hommage conventionnel et froid
qu'il rendait parfois a la religion chretienne, et en particulier au
dogme de la Trinite, ressemblait au respect embarrasse d'un pre-
tre paien en presence d'un rituel etranger. Ce qu'il s'efFor^ait
d'atteindre etait une magie particuliere du vers scande, grace a
laquelle il pouvait chevaucher ou naviguer, flotter ou sombrer
dans i'essence de la chose, de I'evenement, de la rencontre ou de
la situation qui le concernaient. Ravir les essences de certains
objets primordiaux par la magie de son poeme au point que tous
ceux qui I'entendaient puissent partager son transport, c'etait la
ce qu'il desirait, et il tenta dans cet esprit sa nouvelle experience
avec la rocaille et I'herbe, les rochers et la boue, Feau et le feu.
Les racines de mille mondes suspendues au-dessous de moi,
Les touches de mille mondes sugant les mamelons
Du Neant autour de moi, je me suis enfui des Meres
Pour chevaucher les vents de la vie qui tournoient autour d'Annvufyn !
Prenez le gris de I'aube, prenez le rouge du soleil couchant,
Prenez lafloraison noire et pourpre du pressoir a vin du tonnerre,
Et versez-les tous dans les auges a pores d'Annwfyn !
J'avais assombri ces plages de I' ombre de ma grand' voile —
Rebuts de mer, epaves de mer, algues de mer, coquilles de mer ! — ■
Avant que la quille d'un navire s'echoudt a Caer Sidi
Ou qu'un autre navire s'ancrdt au quai humide de Carbonek.
J'ai ete la bulk de sang dans la gorge du Kraken
Quand I'eclatement de sa trombe engloutit I'Atlantide Perdue :
J'ai ete la derniere pensee dans I' esprit de Tithon
Avant qu'il se change en pierre froide sur le sein de I'aurore,
J'ai ete le premier mot sur les levres de Tire'sias
Quand il lechait le sang entre I' Ocean et I' Hades.
Aurais-je garde les vers de terre dans leur multitude
Aurais-je suivi les anguilles dans leurs migrations oceanes
Me serais-je love dans les crStes des vagues incurvees qui couvraient
Lesfalaises bordant les continents noyes engouffres dans I'abime
415
Pour ne point partager avec les falaises et les vagues et les tourbillons
Pour ne point partager avec les anguilles qui se tournent et se tordent
Pour ne point partager avec les pores des auges d'Annwjyn
Pour ne point partager avec la trombe de la gorge du Kraken
Pour ne point partager avec les vers de terre qui tdtonnent
Pour ne point partager avec les racines des mondes qui serpentent
Pour ne point partager avec les vents de la vie qui tournoient autour
d'Annwjyn
Pour ne point partager avec la derniere pensee venue a Tithon
Pour ne point partager avec le premier mot venu a Tire'sias
La chose que nul ne peut prononcer, la chose indicible,
Que I'aile de I'oiseau et la peau de I'homme et Vecaille du poisson
Transmettent ensemble a toutes les dmes perdues cachees dans leur prison,
Comme Mabon ap Modron dans sa geole de Caerloyw,
La chose qui etait connue avant le commencement,
Et sera connue encore quand la Jin sera oubliee,
Connue de I'etoile de mer et du poisson-lune , des vers de terre et des vers
de mer
Connue des dieux du del et des hommes de la terre et de toute creature
vivante !
II la connaissait, Pelage, et moi, Taliessin,
Qui loue jusqu'd ma mart le Seigneur d'Tr Echwydd,
Qui sers, tant que j' en ai la force, Cynan le donneur de fetes,
Je la tiens de la vase des e'tangs et dufrai des crapauds et de la salive
des larves,
Du cor ail vert des fougeres, des lichens blancs, des mousses jaunes,
Des salamandres qui sombrent, pattes etendues, au fond des mares
a roseaux,
Des epees qui rouillent dans les souches de chenes, enrobees dans
les Ungues pluies,
Des ceufs qui pourrissent dans les nids perdus et goutent les brumes
sauvages,
Je la tiens de toutes ces choses, et aux hommes je la proclame :
La fin a jamais du sens de la Faute et du sens de Dieu,
La fin a jamais du sens du Peche et du sens de la Honte,
La fin a jamais du sens de I' Amour et du sens de la Perte,
Le commencement a jamais de la Paix paradisiaque ,
Le « J'eprouve » sans question, le « Je suis » sans but,
Le « Cela est » qui ne mene nulle part, la vie sans apogee,
Le « Assez » qui ne mene vers aucun achevement.
La reponse a toutes choses, mais qui ne repond rien,
Le centre de toutes choses, mais tout a la surface,
Le secret de la Nature, mais que la Nature divulgue sans cesse
Par toutes ses voix de la terre, dufeu, de I'air et de I'eau!
D'ou. vient-il? Oil va-t-il? II est sans mm, il est sans honte,
C'est le Temps delivre enfin de son Accusateur fantome.
416
Le Temps qui n' est plus hante par un Spectre eternel.
Sans Dieu, mais aux dieux innombrables comme les sables de la mer,
C 'est le Carre aux quatre cotes qui enferme tous les cercles,
Tetrade a quatre horizons qui engloutit toutes les Triades.
II contient chaque creature que la Nature peut appeler,
II n'ecarte d'Annwfyn ni homme, ni bete, nifemme!
C'etait une chose etrange, mais explicable a la lumiere des prodi-
ges qu'il avait connus a Caer-Einion et des outrages qu'il avait
endures a Deganwy au fond de son ame : au lieu de ressentir une
exaltation particuliere apres avoir ainsi clame sa litanie fabuleuse
et totale, il eprouvait simplement la sensation, familiere a la suite
de ces rafales d'obscures litanies, d'entrer en relation intime avec
un objet minuscule et inanime qui par le plus grand des hasards
se trouvait a cet instant sous ses yeux.
En I'occurence, I'objet que rencontra le regard du cuisinier de
Cynan ap Clydno fut un fetu de ble, sale et fendu, courbe et
ecrase, avec deux cosses vides, et sa tige non seulement aplatie
jusqu'a ne plus ressembler au chalumeau creux qu'elle avait ete
naguere, mais usee, au cours de ses errances forcees sur la terre,
jusqu'a etre si mince, si lisse et si blanche qu'elle etait devenue
presque transparente. Tahessin avala une bouchee de pain, vida
avec soin les dernieres gouttes, les plus suaves, de sa potion de
feuilles et de petales, car le miel qu'il y versait toujours avait ten-
dance a couler au fond, et posant a la fois sa timbale et son crouton
de pain sur le sol, serrant les genoux de ses doigts forts et carres,
il contempla ce fetu, plonge dans une reverie lethargique. Et peu
a peu, bien qu'il fut fort probable qu'un des deux seulement
I'eprouvat, une relation commenga de s'instaurer entre I'homme
au repos sur le tabouret tiede et sec, et le fetu au repos sur le sol
humide.
Le jeune barde laissa toute son ame sombrer dans une conscience
multiple des manifestations immediates des diverses substances
de notre planete. Le miel parfume par les petales s'attardant
encore sur sa langue, le pain d'orge fondant a loisir dans son
ventre, les odeurs de resine seche des sapins lointains, les vagues
senteurs aromatiques des diverses pousses du bord de I'eau, la
sensation de Fair vide s'eloignant dans chaque direction a des dis-
tances fabuleuses, celle des rochers humides, profondement immer-
ges, envahis par les racines fraiches de la vegetation, mais descen-
dant en une suite de corniches vertigineuses vers les os sees et
volcaniques de la Grande Mere — toutes ces impressions, bien
qu'il fut lui-meme un oracle quelque peu volubile et que le fetu
fut trop aplati pour permettre a un seul souffle de le traverser,
417
Taliessin semblait les partager toutes, presque a egalite, avec cet
insensible interlocuteur tellurien. Mais le seul fait que le hasard
lui eut permis de choisir un fragment particulier de matiere inani-
mee mais organique, un fetu de ble ballotte par le vent, dont
I'insensibilite allait de pair avec celle de n'importe quel fragment
de son propre squelette qui un jour serait eparpille aux vents, lui
permettait de dire « toi et moi » a cet objet sans vie.
JOHN GOV^PER POWYS
traduit par Frangois Xavier Jaujard
Ces pages sont extraites du chapitre Taliessin Pen Beirdd dans le roman Porius (Mac-
donald, 195 1).
418
UN FETICHE GMNT
Non loin du lieu ou j'ecris ce livre, une ville antique entouree
de mursi ou les legionnaires de Cesar adoraient Venus, se dresse,
au vu de chacun, I'image phallique de ce qu'on appelle le Geant
de Cerne. Mais il y a un Geant de Cerne en tout homme...^ C'est
ainsi, apres quelques allusions dans Wolf Solent et Les Sables, que
Powys presente le Geant encore visible aujourd'hui sur une colline du Dorset,
a Cerne Abbas. Ce personnage a Vimpudeur superbe allait prendre pour
Powys une importance croissante avec le temps, comme si, quittant son pro-
montoire, il etait devenu le compagnon des promenades , reveuses et erotiques,
du solitaire de Corwen, du marcheur infatigable qui entrainait avec lui la
ronde immobile de ses hantises, au grand secret a del ouvert des collines
desertes. Pour lui, ce Geant incarne, il le dit, la luxure masculine imper-
sonnelle^ qui demeure, malgre toute union passagere, non humame,
sans tendresse, primitive, faunesque et paleolithique'. Powys, tou-^
jours affame de fetiches, petits ou grands, s'en invente un de taille, arme
au surplus, comme lui-meme, d'une canne rituelle : ce baton de pelerin^ nu,
crosse du pretre d'un culte obscene, est le complement de la virilite triom-
phante du Geant un peu comme « Sacre », la canne de Powys, etait le
substitut d'une sexualite omnipresente et fuyante. Initialement charge de
la perversite que Powys attribuait a ses pulsions intimes compliquees de ce
sadisme tout cerebral qu'il a decrit dans /^Autobiographie, bouc ems-
saire a rebours des manques de Powys en ce qu'il evoque un surcroit de
puissance, eternellement erige dans un desir immuable, eternellementjeune,
le Geant devientpeu a peu le prophete de la morale de plus en plus tolerante,
detachee et sereine que preconise et vit I' adolescent-vieillard du Pays de
Galles.
Dans La Tete de Bronze^ il apparait comme le symbole de la liberie
sans retenue que la nature nous offre et nous conseille, par opposition au
mystere chretien de la virginite. II est etonnant d' observer comment Powys,
dans sa volonte forcenee de resorber les contr aires en lesfaisant alterner, est
egalement fascine par la procreation et la sterilite, et se trouve porte a
exalter Vune ou V autre, selon V usage qu'il peutf aire de leur force momen-
tanee de dissidence, de defi contre les normes et les puissances exteneures.
Powys peut sembler, dans les pages qui suivent, s'abandonrier a un pan-
theisme qui serait naturel et d'une veine optimiste. En fait, il choisit Id de^
celebrer la « procreation » par opposition a I'etouffoir d'une religion qui
depuis des siecles sequestrait la sexualite et proscrivait lajouissance. Mais
prenons garde que c'est une « procreation » impersonnelle en quelque sorte
qui est ici louee, et non la procreation individuelle. La fusion erotique
decrite par Powys est un abandon a la continuite universelle, un glissement
1. Dorchester (N.d.T.)
2. L'Art du Bonheur (i935)>V- 123.
3. The Brazen Head, Macdonald, 1956.
419
volontaire et extatique dans le flux cosmique, c'est-a-dire dans la
dissolution, I'ecoulement de toutes choses^.. Powys prend ici parti
pour la victoire, la prolongation de la vie contre les carcans du monde et de
lafoi, et en mime temps pour la victoire de I' ego contre la force, devenue a
son tour un carcan, de la vie qui exige de lui des gages, des preuves, la dime
de sa sememe. Car la vie attend de I'individu, en echange d'une dissolution
momentanee dans le plaisir erotique, qu'il se laisse perpetuer dans lafalla-
cieuse permanence de sa descendance. Et si I'individu choisit de ne pas se
prolonger de la sorte? Powys est pour I'individu, a lafois dans sa volonte
de sefondre, de se quitter, et d'echapper au sort commun.
Lui qui n'envisageait d'abord la sexualite que sous la forme d'une union
precaire oil les rapports avec une partenaire feminine etaient entraves
par une peur obscure frisant la nevrose — il en est venu plus ouvertement
a revendiquer le droit a un plaisir diffus ou solitaire^. Et les heros de
ses premiers romans, engloutis dans des amours fatales, seront tous
allegrement venges par le petit John 0' Dreams de Tout ou Rien, qui
pourra — rive du vieux John! — s' evader de la terre et du systeme
planetaire en compagnie de son dme sceur, sa jumelle Jilly. Mais avant
que Powys puisse nous donner I'acces de ce regne enfantin et leger, il aura
fallu qu'il parvienne dfondre, a reduire la luxure impersonnelle et indif-
ferenciee de I' animal humain dans certains instants de grace, d'echappee,
ou. il accorde a quelques creatures Hues de son imagination la trive d'une
etreinte charnelle heureuse parce que la nature entiere vient s'y r assembler.
Ainsi le Caboteur et Perdita dans leur promenade, moment culminant
des Sables, ainsi Petrus et Lilith dans le passage de La Tete de Bronze
qui suit, et ce n'est pas un hasard si ces unions paniques en certains
instants privilegies se deroulent avec pour temoin une idole de pierre,
une statue d'amour* ou un Geant de Cerne, demi-dieux inertes mais por-
teurs et catalyseurs de I' influx mime de la vie.
F.X.J.
1. Ma Philosophie, p. 145. Granit, p. 375.
2. On trouvera dans le livre de G. Wilson Knight, Neglected Powers (Londres, Routledge
& Kegan Paul, 1 97 1 ) une etude de ce thfeme, Mysticism and Masturbation, qu'il traite avec
une delicatesse et une hardiesse egalement remarquables.
3. Les Sables de la Mer, p. 412.
420
LE GEANT DE CERNE
lis ne mirent pas longtemps a gravir la coUine jusqu'au Geant
de Cerne, qui demeurait tel qu'il avait ete pendant des milliers
d'annees — une simple silhouette dessinee sur le sol au sommet
de cette colline herbeuse et calcaire, ou d'une maniere a la fois
religieuse et fort paienne on avait empeche I'herbe d'empieter
d'un pouce sur I'image insensee, toute blanche sur le fond vert
de I'herbe, du monstrueux geant dont le sexe erige semblait
attendre la venue, toujours diflFeree depuis des milHers d'annees,
de la partenaire avec laquelle il put se livrer au jeu immemorial,
sans pudeur, au plein vu de la mer lointaine et du del eternel-
lement fuyant.
En verite, c'est sans doute I'instinct profondement rehgieux,
autant que sacrilege, de plus de mille generations d'hommes et
de femmes du Wessex, qui avait preserve cette figure provocante
et surhumaine, ainsi exposee au milieu de I'herbe sur cette
colline de calcaire.
La courte dague gainee de noir sur laquelle s'appuyait Petrus
Peregrinus martelait sourdement le sol. Petrus entendit tinter
la cloche du monastere derriere lui, au pied de la colline, et il
se surprit a gouter une satisfaction singuHere en melant le son
de cette cloche monotone a la sensation de presser quelque
chose dans la paume de sa main droite, a chaque pas qu'il faisait,
appuye sur son arme dans son fourreau de cuir.
Les pensees et les chimeres de chacun de nous a I'egard des autres
sont bien etranges, bizarres, et meme parfois dementes, mais si
nous les considerons en face, les plus folks et les plus inquietantes
de toutes les divagations de notre esprit naissent lorsqu'on se
trouve devant une femme, si Ton est un homme — ou devant
un homme, si Ton est une femme — , que Ton va affronter.
421
Le martelement de la dague etait regulier. Mais tout en gravis-
sant la coUine, au son de la cloche du couvent de Cerne, Peter
trouvait le temps de defaire de ses doigts impatients chaque
noeud, de desserrer chaque lacet, d'oter chaque epingle, de
degager chaque pK des vetements de plus en plus intimes de la
ravissante creature qui I'accompagnait, si bien que lorsqu'ils
eurent atteint tous deux le pied en calcaire blanc du trone du
Geant, ils se laisserent aller a terre au-dessous de I'organe gene-
rateur de Fimmense silhouette, et leurs deux corps s'unirent
aussitot, ineluctablement.
Nul ne saura jamais quelles pensees ni quels sentiments traver-
serent I'esprit de LiUth pendant que Petrus donnait libre cours
a toute sa luxure, mais en revanche les pensees et les sentiments
de ce savant magicien etaient tres precis. Le visage enfoui dans
la chevelure en desordre de Lilith, Petrus ne pouvait voir ni la
mer, ni File des Lanceurs de pierres, ni cette plage majestueuse
de cailloux fins appelee Chesil, et pourtant il en gardait la vision
d'une maniere singuliere et secrete.
Alors qu'il fondait sa vie avec celle de Lilith, il lui sembla que
le cosmos entier se fendait en deux. Et il lui sembla qu'il etait
lui-meme tous les oceans, toutes les mers, tous les lacs, tous les
detroits, tous les estuaires et toutes les rivieres du monde, et
que le corps svelte qu'il etreignait etait tous les continents, tous
les caps, tous les promontoires et toutes les lies autour desquels,
a travers lesquels, au cceur desquels toutes ces eaux plus salees
que des larmes deversaient leur vie.
Et tandis que leur union dans I'extase atteignait des paroxysmes
eperdus au-dessous de ce symbole de I'impudeur primordiale,
Petrus se sentit devenir plus fort encore que le roulement et
le jaillissement des vagues. II lui sembla, en cet instant trans-
cendant, qu'il etait une incarnation bien reelle de toutes les
semences creatrices de la vie humaine depuis Adam, le premier
homme.
C'etait comme si, sous leurs corps unis, toute cette
province
hantee de 1' Quest, depuis le plus lointain promontoire de I'lle
des Lanceurs de pierres jusqu'aux plus lointains hauts-fonds du
Severn obscurci par la brume, se soulevait jusqu'a la lune.
L'origine en etait-elle, songea Petrus au plus fort de I'extase qui
aveuglait ses sens, que depuis que Joseph d'Arimathie, en appor-
tant le sang du Christ sur cette cote, avait consacre le Mystere
de la Virginite et jete une ombre de profanation sur le Mystere
plus grand encore de la Procreation, la substance terrestre de
cette region de I'Ouest avait ete animee d'un desir ardent, d'une
envie violente, d'une faim et d'une soif cuisantes jusqu'a ce
jour ou le sol, le sable, les pierres, les rochers, les graviers et les
galets du Wessex, et aussi la bave des vers sous terre et des
422
limaces sur terre, le frai des grenouilles et I'ecume des sala-
mandres, et la salive du plus petit insecte, sortaient de leur
torpeur et se revoltaient centre cet edit absurde qui leur avait
impose une purete denaturee.
Et Petrus se jura que ce serait lui, et lui seul, parmi tous les
hommes vivants ou morts, qui porterait le poids de cette gigan-
tesque delivrance.
JOHN COWPER POWYS
traduit par Frangois Xavier Jaujard
Ces pages sont extraites du roman La Tete de Bronze (The Brazen Head), Macdonald,
1956.
423
LA D£IT£ &MIGMATIQUE
Homere et 1' Ether est une wuvre insolite. A premiere vue elle pent
sembler simple, mais les apparences sont trompeuses. La plus grande partie
du livre est une paraphrase savour euse de I'lliade, abre'ge'e a dessein et
melee a un commentaire de la Guerre de Troie, vue sous un angle moderne ;
ce que I' on peut appeler une suite d' impressions personnelles , captivantes
surtout parce qu'elle transpose la legende et lui donne de nouveaux accents
typiquement powysiens.
Powys admire Homere pour deux raisons essentielles : pour la f agon dont
il rend si vivants les objets inanimes, grace a laquelle ils apparaissent plus
charges de sens que ne le devine notre perception ordinaire; et pour la
maniere dont il affronte courageusement la nature inattendue et fortuite de
V existence, symbolisee par les actes imprevisibles des dieux querelleurs de
I'Olympe qui interviennent obscurement dans les actions humaines, domi-
nes, il est vrai, par ^eus mais decrits avec bien peu de respect et une bonne
dose d'humour. Or ces deux tendances essentielles sont presentes dans la
philosophic de Powys : sa perception de I'dme qui est inherente a I'ina-
nime est aussi forte etplus etendue que celle de Wordsworth; et d' autre part
il remplace le concept ^'univers par celui de multivers, pour laisser sa
place au hasard, a I'inconditionne et a I'inconnaissable. A tous les sys-
temes theologiques limites, il repond par la mime acceptation provisoire et
a demi ironique dont Homere a doue ses Olympiens.
Aucun ecrivain vivant, et peut-etre aucun visionnaire avant lui dans la
litterature anglaise, n' est plus impregne que Powys du sens des puissances
occultes qui agissent a I'interieur de I'univers vivant. On peut done rappro-
cher inspiration homerique du credo fondamental de Powys. Homere et
rfither non seulement reprend mais dramatise sa philosophic ; et puis que la
dramatisation implique la personnification, nous voyons Powys, qui repudie
les systemes monistes, inevitablement amene a accepter une divinite qui
repond a sa croyance essentielle, divinite bien plus char gee de sens poetique
que les Olympiens mythiques : I'Ether divin, I'Un Immortel, au-dela
de tous les dieux et de tous les hommes.
L' Ether joue ici un peu le role de l'£ternite dans cette muvre presumee
sans dieu, Ainsi parlait Zarathoustra, ou de Lilith a la fin du Retour
a Methuselah de Bernard Shaw, le role d'un principe central et surna-
turel, mais pas obligatoirement tout-puissant ou omniscient. L' Ether est
aussi un concept-cle dans ce que Von pourrait appeler les aventures astrales
du Cain de Byron. La tradition poetique anglaise abonde en pareils exem-
ples. Et aujourd'hui Powys, le supreme interprete de la conscience poetique
du vingtieme siecle, ay ant atteint le point culminant de ce que Von pourrait
paradoxalement appeler un scepticisme visionnaire, choisit l'£ther eternel
pour personnifier I 'inspiration humaine.
424
L'£ther de Powys est I'ether de la physique enrichi du pouvoir de tra-
verser chaque forme et chaque apparence que consciemment
ou inconsciemment a prises la matiere. Mais c'est aussi I'Ether
lumineux, congu comme une puissance a la lumiere brillante et pene-
trante qui conduit le poete a une sorte singuliere de transe extatique.
L' Ether existe Id oil la physique et la poesie fusionnent dans la vision.
Nous nous heurtons ici au scepticisme que Powys avail exprime anterieure-
ment au sujet de la survie (encore que ses affirmations plus anciennes fussent
moins radicales). Mais de meme que son refus des systemes monistes est
contredit par I' utilisation esthetique qu'il fait de V Ether comme divinite
centrale, on ne peut dire que son refus de I'immortalite humaine ait ete son
tout dernier mot. C'est un exemple de ce phenomene litteraire par lequel son
genie propre pousse un auteur a affirmer sur un plan esthetique ce qu'il
refuse peut-etre en tant qu'individu. Aussi apprenons-nous ensuite, dans un
passage d'une saveur exquise, qu'il est octroye a ceux qui ont peur de
raneantissement le doux reve d'un Champ Elyseen ou. ont lieu de grandes
reunions — comme dans les dernieres pieces de Shakespeare — et oil regne
I'oubli de I'angoisse. C'est la le dernier mot de I' Ether, qui vient a sa
place avec une telle beaute qu 'il possede une authenticity, une irrevocabilite,
qui surpassent toute logique mattrisee. C'est comme si, en invoquant l' Ether
divin — concept qu'il a manifestement tire de sa propre experience du
phenomene de I' inspiration — Powys lui-meme subissait plus puissamment
que jamais son pouvoir. Et c'est peut-etre cette deite enigmatique, plutot que
Powys, qui park ici.
G. WILSON KNIGHT
traduit par Franpis Xavier Jaujard
Extrait du texte The Enigmatic Deity, paru dans le Times Literary Supplement du i<^^ mai
1959, et repris dans le recueil d'essais de G. Wilson Knight, Neglected Powers (Londres,
Routledge & Kcgan Paul, 197 1).
425
L£
L'fiTHER PARLE
Moi, le Lumineux fither, j'ai attendu pour m'abattre sur Homere
qu'il fut presque epuise et aveugle par sa poursuite obstinee de
chaque chemin cotier, de chaque sentier de montagne et de
chaque etendue de hautes forets, dans son desir de connaitre tout
I'arriere-plan de la Guerre de Troie.
II etait tombe sur les genoux lorsque j'ai penetre en tournoyant
dans sa conscience; et il n'a pas devine d'ou venait I'inspiration
que je lui donnais. II s'est imagine sans doute qu'elle lui venait
de la Muse de la poesie, car je pouvais aller assez loin au fond de
ses pensees pour savoir que dans son epuisement il Fimplorait
avec desespoir. Non, il ne m'a jamais reconnu pour un etre
conscient comme lui, mais je I'ai aussitot jete dans cette transe
extatique d'une nature particuliere que, de par tout I'univers.
moi seul ai le pouvoir de creer. J'utilise bien sur les elements,
Fair et I'eau, mais je n'y parviens que lorsqu'ils sont transfigures
par la lumiere singuliere dont je les inonde.
Je n'irai pas me meler du metre qu'Homere emploie, ni du rythme
et de la musique des mots. C'est son affaire et celle de la tradition
de sa race, mais je ferai naitre en lui le plus grand de tous les
dons, le pouvoir de lire a la fois les pensees des dieux et des
hommes. Et je ne me bornerai pas a cela : je lui donnerai le pou-
voir de lire les reponses les plus secretes de chaque forme et de
chaque apparence qu'ait jamais empruntees la matiere. Je lui
ferai voir que ce n'est pas seulement le fait des oiseaux, des fauves,
des poissons, des reptiles, des vers et des insectes, mais aussi du
monde vegetal, des plantes, des arbres, des mousses, des fougeres,
des roseaux, des herbes et des lichens. Mais il est un point a partir
duquel quelques-uns des dieux eux-memes et nombre de mortels
nieront mon pouvoir, un point plus mystique et magique. Et
alors je ne peux que prier pour que les ames, qu'elles habitent
des corps mortels ou immortels, qui ont la temerite insolente de
s'immiscer sur ce point crucial entre mon barde bien-aime et
moi, soient precipitees par le Fils de Cronos dans les profondeurs
du Tartare!
426
^^
Vous tous qui vous souciez de I'oeuvre d'un grand poete, ecoutez
done ce que je me propose d'inspirer a Homere. J'ai I'intention
qu'il donne une existence vitale singuliere aux elements parmi
lesquels se meut I'etre des mortels et des immortels, les quatre
elements : la terre, Fair, le feu et I'eau, et aussi les rivieres, les
mers, les rochers, les pierres et les sables. O oui! et j'ai decide
d'y inclure toutes sortes d'objets familiers aux hommes et aux
femmes ordinaires et qui sont I'oeuvre continuelle de leurs mains.
Je lui ferai sentir que des objets tels que des boucliers, des epees,
des lances, des haches, des fourches et des pelles, mais oui! ou
tels que des chaises, des tables, des autels, des idoles, des portraits
et des images, ont le pouvoir, s'ils sont lies d'assez pres aux
humains, d'acquerir une sorte de vie individuelle qui leur est
propre — oui, une identite personnelle et particuliere, une iden-
tite qui implique la possession d'une sorte de conscience de soi,
une sorte singuliere de conscience de soi je I'admets, mais pas
du tout la moins consciente qui existe. Plus longtemps on voit,
regarde, touche et utilise ces Inanimes, plus cette conscience de
soi grandit nettement en eux. Je devrai montrer a Homere que
tous les objets qui entourent d'habitude les hommes chaque jour,
chez eux ou au dehors, acquierent a la longue cette vertu. Cer-
tains d'entre eux peuvent etre de bien petits objets, beaucoup
sont des objets de fort peu d'importance, et s'il me demande d'ou
ils tiennent leur identite, je lui retorquerai qu'elle est creee en
eux peu a peu par la personne qui les regarde habituellement.
C'est un phenomene inevitable, que I'objet soit un poteau de
barriere, une lourde pierre couverte de mousse, un piquet au
bord de la route, un arbre creux et mort, ou une vieille souche
envahie de lierre.
La force creatrice qui fait ce miracle est I'esprit humain. Ce
qu'un de mes disciples, qui depuis est devenu pretre d'ApoUon,
a eu I'audace d'appeler le « rapt » par des hommes et des femmes
des pouvoirs createurs des dieux de I'Olympe, je prouverai a
Homere que cette force existe reellement. Par ce processus qui
consiste a affronter ces objets appeles inanimes, souvent dans une
complete vacance de I'esprit et une entiere absence de la pensee,
les mortels ordinaires, qui vivent des vies ordinaires sur la terre,
possedent le pouvoir de creer une conscience veritable. Je ne
I'appellerai pas une conscience totale au sens humain de ce mot
merveilleux, mais e'en est une approche, tout comme vous
pouvez considerer une plume d'oiseau, une epluchure de fruit,
une parcelle de I'ecorce d'une brindille ou une seule ecaille de
poisson, comme representant vraiment le corps vivant dont on
les a arraches. L'objet dont il s'agit peut etre une image sus-
pendue ou peinte au mur d'une demeure. Ce peut etre une borne
d'amarrage sur un quai entre le jardin que cultive un homme et
427
la mer. Ce peut etre un mur en ruine entre la porte des apparte-
ments d'une femme et I'acces a un autel ecroule ou son mari
sacrifiait jadis a Athena. Mais quel que soit cet objet, ces hommes
et ces femmes ordinaires, dans leurs occupations quotidiennes.
sans avoir eu la moindre intention de le faire ni savoir ce qu"ils
faisaient — car les plus nobles creations, dans ce multivers, soni
des creations inconscientes — ont joue leur role createur.
Et moi seul, le lumineux fither, je suis complice de ce processus,
car moi seul ai le pouvoir de traverser chaque forme et chaque
apparence que consciemment ou inconsciemment a prises la
matiere. Je peux passer reellement a travers les plus petits atomes
de matiere. Je peux meme longer et contourner les particules
encore plus infimes qui composent ces atomes. Moi, 1' Ether, j'ai
observe depuis ses debuts la stupefiante entreprise d'Homere.
I'entreprise d'un homme qui maintenant est prematurement
vieiUi et rendu presque aveugle par sa lutte hero'ique pour faire
apparaitre le veritable arriere-plan de chaque scene de son
subhme poeme. Je I'aiderai seulement a y ajouter tout ce qu'ii
lui serait impossible d'accomplir sans mon aide.
Si je ne I'aidais, moi qui suis le ciel scintillant qui brille en hau:
et en bas de I'Olympe, comment pourrait-il decrire par exemple.
comme il le doit, les pensees et les sentiments d'un dieu ou d'une
deesse qui essaie de diriger les actes irresistibles de tel ou telle
d'entre les mortels? Sans I'aide de ma lumiere rayonnante et
penetrante, comment pourrait-il decrire les sentiments d'un
homme ou d'une femme sur le point de prendre la decision fatale
d'accomphr ou non un acte desespere, irrevocable? Entend?-
moi, grand Ouranos des hauteurs! Entends-moi, grande Gaia
des profondeurs! C'est moi et moi seul qui ai aide tous les grands
poetes a saisir cette realite depuis toujours. Pour moi le Passe
et le Futur ne sont que des tiges et des feuilles, et le Present n'est
rien qu'un petale de rose en fleur a la piquante epine. Et pour
ce qui est de I'fiternite, elle n'est pour moi rien de plus qu'un vent
pestilentiel qui emane de la croupe d'une monstrueuse chimere
de I'Espace. O mon Homere, que Moira te conduise vers ta fin.
et lorsque les Fileuses auront acheve de filer ta destinee, que le
Keer te donne la paix eternelle ! Qjae la sante de ta vie, ainsi que
I'enseigne Chiron le Centaure, soit I'abondante ichor de ta philo-
sophic, et puisse ta sagesse tremper le metal de tes sentiments
et sculpter les courbes des colonnes de ta creation.
O oui, mon Homere, et puisses-tu ne jamais oublier, jamais —
comme j'espere qu'un grand prophete le proclamera avant que ses
compagnons le tuent — que les comptines de la petite enfance
sont les poemes les plus proches du paradis. Je ne me suis jamais
mele et jamais ne me melerai de la musique ou du metre de tes
vers. Les secrets qui sont derriere ces cadences et ces rythmes, ces
428
sllyabes palpitantes, ces accents psalmodies, ces balancements de
voyelles, ces echos de consonnes, viennent de la nature, varient
avec la nature et trouvent une reponse dans la nature. La plupart
de ces sonorites sont aussi vieilles que les coUines. Et beaucoup
sont perdues pour toujours dans les profondeurs de la mer.
Mais 6 laisse-moi t'implorer, Homere de mon coeur et de mon
ame, au cours de ta priere eternelle aux Muses, de ne pas oublier
leur mere ! Leur Mere est Mnemosyne, la deesse de la memoire !
O mon Homere, souviens-toi que la poesie de tons tes jours, et
des jours sur terre de la race a laquelle tu appartiens, vient de la
memoire. De temps a autre peut-etre, mais 6 si rarement, te
parviennent des rayons de ce qui est au-dela de tous les horizons,
vers quoi ta race marche lentement, mais les sentiments etranges
qu'apportent ces rayons sont des emotions extatiques que des
mots definis ne peuvent traduire. Non, ce sont les souvenirs qui
viennent a tous les hommes, suscites par des objets particuliers de
leur vie quotidienne, dans leur demeure et le long des routes qui
menent a leur demeure, les rochers sur les talus, les pierres sur les
chemins, les arbres tombes dans les taillis, les mats brises pres du
rivage, qui rappellent les souvenirs, parfois presque trop melan-
coliques, trop poignants pour qu'on les supporte, et qui creent la
poesie de la vie.
O, mon tres aime Homere, ecoute, s'il te plait, autre chose encore.
Bien que Gaia, la Mere, 1' antique Terre, soit en verite a la fois
notre commencement et notre fin, il y a un mystere feminin qui
contient quelque chose de plus haut et de plus profond meme que
le fait d'etre mere. C'est ce mystere immemorial de la virginite
qui, si nous songeons a I'Olympe, est he a la personnahte de
Pallas Athene, mais qui a egalement un exemple historique
celebre dans la vie de Numa, le premier Roi de Rome. C'est
seulement grace au miraculeux conseil d'figeria, la nymphe
\ierge qui vivait dans une grotte voisine, que Numa a pu creer
une cite-etat qui a su conquerir et gouverner I'univers.
O Homere, mon heroique Homere, je t'affirme que moi seul,
rfither celeste, parmi la multitude des mondes dans lesquels nous
sommes tous nes, je peux comprendre le secret de la vie qui rend
si differents le male et la femelle. Ici nous touchons, je te le dis,
au mystere fondamental de I'fitre, et bien que je ne puisse, meme
moi, I'exphquer entierement, je peux te le faire entrevoir. Quand
une femme perd sa virginite, elle perd aussi pour toujours un
certain pouvoir de connaissance de la Vie et de la Nature qui
surpasse tous les autres. Je peux seulement suggerer qu'il ramene
a cette entite indefinissable qui existait des avant le commen-
cement du monde. Je sais bien que depuis son apparition, la race
humaine a connu periodiquement des elans du culte sacre de la
\'irginite. Et souvent ce culte a du etre accompagne par le soupir
429
de desespoir d'une humanite qui gemissait, le coeur brise : « Si
seulement la Virginite avait prevalu, nous ne serious pas main-
tenant en train d'endurer pareille misere! »
Mais il reste, Homere 6 tres aime, que si je pouvais seulement te
forcer a me suivre dans mon vol ethere autour de ces colonnes
symetriques du porche de I'existence mortelle, ta place, celle du
plus grand de tons les poetes terrestres, serait assuree pour tou-
jours. Et 6 je t'implore de m'ecouter a present ! Aussitot apres le
mystere du sexe qui predomine dans les coeurs et les sens humains,
la plus grande inspiration que je puisse te donner, moi, 1' Ether
Divin, est de te faire comprendre la signification intime et toute-
puissante de tous les objets simples, naturels, essentiels, et des
coutumes de la vie humaine ordinaire. Oui, par Zeus et Poseidon,
tu dois comprendre et comprendras la poesie qui reside dans ces
activites : faire la cuisine, la lessive, astiquer, laver les planchers,
les marches, les murs, ferrer les chevaux, traire les vaches, fagonner
des selles et des roues de char, changer la farine en pain et les
raisins en vin, tisser des vetements, des couvertures, des tapis, des
draps, bourrer des coussins avec des plumes et des oreillers avec
la plus douce laine, et tu dois surtout savoir comment on batit
les maisons, comment on laboure la terre, et comment on fait
pousser Forge et le ble. Je t'apprendrai a voir et eprouver toutes
ces choses, sans rien exiger en retour.
Non, je ne te demande pas de te courber et de m'adorer par
reconnaissance pour I'inspiration que je te donne ! Et pourquoi
ne le ferai-je pas? Parce que je suis I'Un Immortel, qui est au-
dela des dieux et des hommes, I'fither qui est entre Ouranos et
Gaia, F Ether qui peut tout voir, sauf le royaume de Pluton et
la demi-vie des Titans dans le Tartare.
Non, je ne veux aucun don contre ce que je donne. Ce que je
donne t'est donne a toi, Homere, mon vieil ami, parce que je veux
prouver et aux dieux et aux hommes, oui! et aux Muses elles-
memes, que la plus grande poesie est la poesie de ce qui habite,
entoure, soutient et traverse tout Finevitable de la vie humaine
ordinaire. Chaque homme, chaque femme et chaque enfant qui
vit sur la terre doit combattre pour etre heureux, lutter pour etre
heureux, pleurer, crier, vociferer, hurler pour etre heureux, mar-
cher, ramper, courir, danser, grimper, se cacher, creuser des
grottes, sculpter des bateaux, batir des maisons, cultiver des jar-
dins afin d'etre heureux, afin de survivre jusqu'a son dernier jour.
O, et quelle chance est la votre, creatures terrestres qui lorsque
vient la fin pouvez vous etendre a terre, vous endormir et ne
jamais vous reveiller!
Ce que je vais t'aider a faire, toi, vieil indomptable et infatigable
Homere de mon coeur, c'est d' accepter et de gouter jusqu'a la
limite tous les evenements ordinaires de ta vie humaine, qui est
430
toujours, oil qu'elle se joue, la perspective, agrandie ou reduite,
d'une sorte de Guerre de Troie. Oui, je veux t'aider a decrire la
vie stupefiante des mortels sur terre. Et lorsque tu auras mene
chacun d'eux a son tour jusqu'au bord de la tombe, je veux que
tu les fasses longuement reposer en paix et dormir d'un sommeil
ininterrompu, ou que tu les apaises, s'ils ont peur de I'aneantisse-
ment, par les beaux reves d'un Ange-Hermes bienveillant qui les
guidera, doucement, tendrement, plus vite quand s'approche la
fin, vers un bienheureux Champ Elyseen oil ils pourront a nou-
veau rencontrer chacun de ceux qu'ils veulent rencontrer, et
oublier tout ce qu'ils veulent oublier, pour toujours et toujours et
a jamais.
JOHN COWPER POWYS
traduit par Frangois Xavier Jaujard
Ces pages forment le preambule d'Homere et t'other {Homer and the Aether, Macdonald,
:959)-
431
la Crete
traduit par Franfois Xavier Jaujard
Ce pofeme est paru dans le numero de la Review of English Literature deia.nvier 1963, consa-
cre a John Cowper Powys. C'est un des derniers textes pams de son vivant. II n'a jamais
ete repris en volume.
THE RIDGE
Aye ! What a thing is the passing of Cronos, the angular-minded.
Dragging us all along, leaving us all alone.
Leaving such fields un-furrowed, such corn-shocks unbinded,
Flying sometimes like a bird, sinking sometimes like a stone !
What was that Age of Gold long ago that one of the Muses
Put into Hesiod's head prone on his face with his sheep?
And which of them was it ? Aye ! But his spirit refuses
Just as of old to say what goddess disturbed his sleep.
She comes to me too this Muse who found Hesiod sleeping
To me as I climb this hill and leave the wood for the wold.
But like that old farmer-sailor her name I am keeping
Locked in the bin of my heart, shut in the keel of my hold.
As I climb I can talk aloud like the Heedless Blurter of China
Chanting without reserve my De Profundis of truth
Caring not if my voice has the major-tone or the minor,
Or if it murmurs in age what it should have shouted in youth —
Or if its tones resemble the leaves of a garden suburban
That refuses to sigh like a swamp, that refuses to rear like the sea
But insists that a man goes as mad in a bowler as under a turban
And that hearts that can bleed over wine can break over tea.
434
LA CRfiTE
O le passage de Cronos, I'esprit a facettes,
Qui nous entraine tous, nous deserte tous,
Abandonne tant de champs en friclie, tant de gerbes de ble deliees,
Parfois vole comme un oiseau et parfois tombe comma une pierre !
Qu'etait cet Age d'Or lointain que I'une des Muses
Fit apparaitre a Hesiode, le visage contre terre parmi ses moutons ?
Et quelle Muse etait-ce ? O mais son ame refuse
Comme autrefois de dire quelle deesse a trouble son sommeil.
Vers moi elle vient aussi, la Muse qui trouva Hesiode endormi,
Vers moi qui gravis cette coUine et quitte le bois pour le vallon,
Mais comme I'antique fermier-marin je tiens son nom
Sous clef dans le coffre du coeur, enferme a fond de cale.
Tout en marchant je peux parler comme le Revelateur des
Secrets de la Chine
Et psalmodier sans retenue mon De Profundis de verite
Sans me soucier si ma voix chante en mineur ou en majeur,
Si avec I'age elle murmure ce qu'elle eut clame dans ma jeunesse,
Et si ses accents ressemblent aux feuilles d'un jardin de banlieue
Qui refuse de soupirer comme un marais, de se cabrer comme la
mer
Mais affirme qu'un homme devient aussi fou sous un chapeau que
sous un turban
Et que si le vin fait saigner les coeurs, le the suffit a les briser.
435
As I climb I can think aloud without rousing the fury
Of those who wish that all souls but their own were dead ;
Don't they know that each man in himself is a judge and a jury,
And we all have webs of spiders under our bed?
I know myself as a toad when they swear I'm a dragon
I know myself as a midge but they swear I'm a wasp,
I could say such things — but get me a tag to tag on
To prove that I'm a prize slow-worm and not an asp !
But I'm wriggling and shuffling now whatever they call me
Up through the autumn wood to the mountain land;
And though it is easy enough for me to meet what appals me,
I carry a horror within me that few can withstand.
And I find the sheddings of larches when first they start falling
Suit my saurian nature as a drug to my fear ;
With the greenness of spruce I can sweetly lotion the mauling
I got when I burst from Bedlam to come up here.
Gold the rent ceiling through which the azure emerges
Afioor of gold is the ground — on gold I am setting my foot.
Yet these are the same larch needles that when the sap rises and surges
Burst like an emerald dew from the tree top down to the root.
And the funguses scarlet-red that had only death-dots on their faces
Lie all spongy and white, wrinkled, dissolving and done.
'What's left', all cry as I leave the wood, '■that nothing erases?'
And the bog-moss groans to the gorse: 'Only the earth and the sun.'
But surely at last there'll reach us some world-destroying convulsion
With fire roaring above, with fire roaring below.
Systole and diastole, in fatal embrace and repulsion
Till, through a burnt-out void, the winds that lead nowhere blow —
'Nowhere, you say?' cries a thin small wind like a mouse through a door-
chink,
'Where is your somewhere pray towards which /could lead?
436
Tout en marchant je peux penser a voix haute sans soulever la
fureur
De ceux qui souhaitent que toutes les autres ames perissent;
Ne savent-ils pas que tout homme est a la fois juge et jure,
Et que nous avons tous sous notre lit des toiles d'araignee ?
Je me crois un crapaud quand ils jurent que je suis un dragon,
Je me crois un moucheron quand ils jurent que je suis une guepe,
Je pourrais le soutenir — mais qu'on me donne un label
Qui prouve que je suis un orvet sans pareil, et pas un aspic!
Mais je me faufile et me traine, quelque nom qu'ils m'octroient,
A travers la foret d'automne vers la montagne,
Et bien qu'il me soit facile de rencontrer ce qui m'effraie,
Je porte en moi une epouvante que peu supporteraient.
Et je trouve que la chute des aiguilles de meleze
Convient a ma nature de saurien comme une drogue pour ma
peur.
Avec le vert des sapins je peux apaiser la blessure
Que je me suis faite en m'echappant de I'Asile de Fous.
D'or est le plafond dechire des nuages, a travers lequel emerge
I'azur,
Le sol est un plancher d'or, et mes pas foulent de For.
Mais ce sont les memes aiguilles de meleze que lorsque la seve
monte et se souleve
Qui dans leur chute de la cime a la racine eclatent en rosee
d'emeraude.
Et les champignons rouges dont la face etait parsemee de verrues
veneneuses
Pourrissent tous, spongieux, rides, blemes et morts.
rou:e chose s'ecrie quand je quitte la foret : « Que reste-t-il que
rlen n' efface? »
soleil. »
Mais a la fin viendra nous frapper un bouleversement destructeur
de mondes,
Une convulsion du feu qui rugit sur terre, qui rugit dans Fair,
Systole et diastole, dans une etreinte et une repulsion fatales
Avant que dans un espace vide et brule soufflent les vents qui ne
menent nuUe part —
« NuUe part, dis-tu? » s'ecrie un vent mince comme une souris
dans rentrebaillement d'une porte,
« De grace, oil est ton quelque part, que je puisse y mener?
437
We winds are the leaders to nothing, I tell you, from nothing we shrink
Than to be slaves to a something of which we've no need.
The winds I would have you remember aren 't the same as the air that projects
them
Any more than the waves, flames and sand of your mother the earth
Are the same as the living bodies whose purpose protects them
In creating from nothing at all the mystery of birth.
Fire must feed on something and I am one something that feeds it,
Feeds it with me as fuel, dissolves it in me as flame'.
'■But of your mother the air, little wind, that you cleanse and she needs it —
Tou and your mother, small wind, are you not the same ?'
Then as through the boards of a hutch by all rabbits deserted
The little wind shrieked in my ears: 'No more than you are the same — •
You, bone of a body with ghost of a spirit inserted —
As the air, water, flre and earth you call by your name T
T yield, little wind, I yield! There are things that transforming
Other things are themselves transformed into marvels new.
And the foetus warmed in the womb is more than its warming
And the atoms are less than me and the air you come from than you.
I yield, little wind' , I murmured. ' Yourself and the air and the motion
That whistled you out of her depths to trouble the land and the sea
Are no more really the same than I am the same as the potion
Of electrons and photons and mesons that make up the body of meT
So I boasted. But hearing these voices and all these mysteries sharing,
I creaked like a crab in a crack, I swished like a snake in the grass,
I gaped like a village-fool or bedlam-idiot staring,
I yawned like a newt in a pond, I brayed like a dazed jack-ass.
438
Nous les vents ne menons vers rien, je te le dis, et ne redoutons rien
Sauf d'etre esclaves de ce que nous ne souhaitons pas.
Les vents, souviens-t'en, je le veux, ne sont pas semblables a Fair
qui les enfante,
Pas plus que les vagues, les flammes et le sable de ta mere la terra
Ne sont semblables aux etres vivants dont le dessein les protege
En creant a partir de rien le mystere de la naissance.
Le feu doit se nourrir et je suis ce qui le nourrit,
Le nourrit de moi comme d'un combustible, le dissout en moi
comme en une flamme. »
« Mais ta mere Fair, vent leger, que tu dois purifier —
Ta mere et toi, vent leger, n'etes-vous pas semblables? »
Alors comme a travers les planches d'un clapier deserte
Le vent leger poussa des cris stridents : « Non, pas plus que tu n'es
semblable,
Toi, squelette d'un corps ou est mure le spectre d'une ame,
A Fair, au feu, a I'eau et a la terre que tu appelles par ton nom! »
« Je te I'accorde, vent leger, je te I'accorde! Certaines choses,
transformant
D'autres choses, sont changees en merveilles nouvelles,
Le foetus est plus que la matrice qui le chauffe
Et les atomes sont moins que moi, et moins que toi Fair d'ou tu
viens.
Je te I'accorde, vent leger » murmurai-je. « Toi-meme et Fair et le
mouvement
Sifflant qui t'a arrache a ses profondeurs pour tourmenter la terre
et la mer,
Vous n'etes pas plus semblables en verite que je ne suis semblable
au nombre
D'electrons, de photons et de mesons qui composent mon corps ! »
Ainsi faisais-je le fanfaron. Mais entendant ces voix, partageant
ces mysteres,
J'ai crie comme un crabe dans une crevasse, siffle comme
un serpent dans I'herbe,
Je suis reste bouche bee comme un idiot de village, un demeure
au regard fixe,
J'ai bailie comme une salamandre dans un etang, brai comme
un baudet hebete.
439
For the corpse of a man and a fly have the same preposterous issue,
Parasites eating men, parasites eating flies;
And small as these creatures are, so sweet is their tissue
To parasites smaller still they're the Milk of Paradise.
Suppose we all uttered together, we men and maggots and midges.
One appalling howl from each body and heart and head,
Would not the scoriae caves and all of the glacial ridges
Echo with: 'Curse it— and die P Echo with: 'Happy—the dead!'
'And what will you cry?' croaks the mud. 'And what will you wail?'
scrapes the gravel.
'When the ripples roll on', laughs the sand, 'at Jupiter's nod?'
'Tou will hear in due course, my friends, when the hour comes to unravel
The skein of our quenchless hate for Matter and Life and God!'
Those are the wicked spells wherewith 'nephelegeretay' Z^us
Has, since he conquered Time with bolts more stupid than stone.
Fooled and enslaved and perverted to his own incredibly base use
Everything that had life from a midge to a mastodon.
Matter engenders sex and sex spends its strength in devising
Shrines for the sacred three. Matter and Life and Home;
But a wave, a wave, a wave in the vast dim gulf is arising—
Wait! Only wait! Only wait! Lt will sweep them away in foam!
Whisper it whisper it whisper it, to each thing that has being!
Whisper it to the bugs, whisper it to the fleas!
Tell it to things so tiny they have no eyesight for seeing
To things that scrabble and scratch, to things that tickle and tease
The Word has gone forth through Space, yet no man wrought it or brought it,
440
Car le cadavre d'un homme ou d'une mouche a la meme fin
absurde,
Les parasites mangent les hommes, les parasites mangent
les mouches,
Et si petites soient ces creatures, leur chair est si douce
Que pour d'autres parasites plus petits encore, elles sont
le Lait du Paradis.
Imaginons que nous poussions ensemble, hommes, vers
et moucherons,
Un terrible hurlement de tout notre etre, venu du coeur
et de la tete,
Les cavernes volcaniques et toutes les cretes glaciaires
Ne repondraient-elles pas en echo « Maudissez, et mourez ! »
ou bien « Heureux les morts ! »
« Et que crierez-vous ? » coasse la boue. « Et que gemirez-vous ? »
grince le gravier.
« Quand sur un signe de Jupiter roulent les embruns de la mer ? »
ricane le sable.
« Vous I'entendrez en temps voulu, mes amis, quand I'heure
viendra de demeler
L'echeveau de notre haine inextinguible pour la Matiere
et la Vie et Dieu ! »
Ainsi parlent les charmes cruels grace auxquels Zeus
le rassembleur de nuages,
Depuis qu'il a conquis le temps, de ses eclairs plus stupides
que la pierre,
Abusa, asservit, pervertit a son usage inconcevablement vil
Tout ce qui avait une vie, du moucheron au mastodonte.
La Matiere engendre le sexe et le sexe prodigue sa force
en consacrant
Des autels a la trinite sacree, la Matiere, la Vie et le Pays Natal.
Mais une vague, une vague, une vague monte
dans I'immense gouffre pale —
Attendez ! Attendez un instant ! Attendez ! EUe va les balayer
dans I'ecume!
Murmurez-la murmurez-la murmurez-la a tout ce qui existe !
Murmurez-la aux punaises, murmurez-la aux puces !
Dites-la aux choses si infimes qu' elles sont sans regard,
Aux choses qui grattent et egratignent, aux choses qui demangent
et devorent,
Cette Parole s'est elancee dans I'Espace, mais nul ne I'a fagonnee
ni apportee,
441
Through Space and the stars in her roof, through Space and the seas on her
floor,
And all things in fire, earth, air, and all in the seas that have caught it,
'Shake off God's love and God's hate and God's unnatural law /'
Where are the ancient gods ? Let them come in their black clouds and white
clouds !
how they rise from the depth! how they dive from the height!
And the dead come gibbering back to enjoy themselves in their night-shrouds.
And the prophets dance in their joy and the soothsayers whirl through the
night !
And what in me says '/ am F , this silly old John as they call me
Edging my way uphill, bracken behind and in front ;
I, the brother of fleas and of gnats. What on earth will befall me
When I get to the top of the ridge and have borne the brunt?
A skeleton topped by a skull and arms like a windmill in working
And the soul of a baby louse, and the heart of a hound.
Watching the dead-brown bracken, how some of it shivers in shirking
The treacherous lash of the wind and some of it soaks on the ground.
But keeping my eye on the ridge, an eye that can see from its socket.
For an eye can be rusty and dead like a key in a swinging door,
I tell myself there's a hope — though God and the Universe mock it —
That when I have reached that ridge I shall find my love once more.
For the wretchedest thing alive has its own mysterious 'other'
Its other that answers its howl, its other that answers its groan.
Its other that's nearer to it than brother or father or mother,
Its other that out of a million worlds is for it alone.
442
A travers I'Espace et les etoiles de sa voute, a travers I'Espace
et les oceans de son sol,
Et tout ce qui I'a pergue, dans le feu, la terre, Fair et les mers :
« Affranchissez-vous de 1' amour de Dieu et de la haine de Dieu
et de la loi denaturee de Dieu! »
Ou sont les anciens dieux? Qu'ils reviennent dans leurs nuages
blancs et noirs !
O leur montee des profondeurs ! O leur plongee des hauteurs !
Et les morts reviennent en vaticinant pour se divertir,
dans leur linceul nocturne,
Et les prophetes dansent de joie et les devins tournoient
dans le noir!
Et ce qui en moi dit « Je suis moi », ce vieil idiot de John
comme on m'appelle
Qui me fraie un chemin en montant parmi les fougeres
qui m'entourent,
Moi, le frere des puces et des moustiques, que peut-il done
m'arriver
Lorsqu'en payant de tout mon etre j'atteindrai le sommet
de la Crete?
Squelette coifFe d'un crane et pourvu de bras comme un moulin
a vent qui tourne,
L'ame d'un bebe pou et le coeur d'un chien de meute,
Je contemple les fougeres d'un brun mort, dont certaines tremblent
en esquivant
Le fouet traitre du vent, et d'autres pourrissent sur le sol.
Mais je garde un ceil ouvert sur la crete, dans son orbite
mon oeil voit,
Car un oeil peut etre mort et rouille comme une clef dans une porte
branlante,
Et je me dis que j'ai une chance — meme si Dieu et I'Univers
se moquent — -
De retrouver mon amour au sommet de cette crete.
Car I'etre vivant le plus miserable a son « autre » mysterieux,
Autre qui repond a son hurlement, autre qui repond
a son gemissement,
Autre plus proche de lui que son frere, son pere ou sa mere.
Autre qui parmi un million d'univers existe pour lui seul.
443
John is my name, old John. It's a name not unknown in man's story,
And yet I'm not Prester John or John who cuddled with God
Or Son-of-the-Piper John who could only play in his glory
'Over the Hills and away', nor am I the royal sod
Who swore we might 'Have the Corpus' of every man he imprisoned,
Nor John of the Cross, nor John of Thelema nor that Jack Straw ;
I am the Common John, the John unbedizened.
The John who can eat dry bread and sleep on the floor.
John is my name, old John, and there 's one particular reason
Why I should climb up here and aim at that crest.
I'm playing a trick on no-one ; I'm plotting no treason ;
To be at the Death of God is my single quest.
I had a true love once hut they took her away for thinking
Thoughts against God and for making me think the same.
But in my dreams she comes back and now life is sinking
Perhaps she'll come back for good. I've forgotten her name.
Born of an ash-root she was, a tree-elemental,
But her soul went deeper down than the tree-sap goes:
Into the rock it went, the rock occidental.
Where deep in a mineral bed the River Kaw flows.
'Ridge of all ridges !' I groan, while I watch a cloud-chain like a cincture
Sinking down on the ridge, stretching from east to west,
'What in the Mystery's name, is that Tint, that ineffable tincture.
Soft as a buried urn, dim as a last year's nest?
Brown as a blade of bronze that the waves of the ocean have rusted
Bedded deep in the ooze, sheathed in a chasm of silt ;
What is that dubious tint, with those gluey shadows encrusted:
Like tar-beads in fir-bark? Was a sword plunged there to its hilt?'
444
John est mon nom, le vieux John. Ce nom n'est pas inconnu
dans I'histoire des hommes,
Mais je ne suis ni le Pretre Jean ni Jean le favori de Dieu
Ni Jean le fils du Joueur de Cornemuse qui ne pouvait jouer
qu'a ses heures
« Au-dessus des coUines et au loin », et je ne suis pas non plus
le bougre royal
Qui jurait que nous aurions le corps de tons ses prisonniers,
Ni Jean de la Croix, ni Jean de Theleme, ni Jeannot I'homme
de paille,
Je suis le John ordinaire, le John sans apprets,
Le John qui peut manger du pain sec et dormir sur le sol.
John est mon nom, le vieux John, et j'ai une raison singuliere
De gravir cette pente et d'atteindre cette crete.
Je ne joue de tour a personne, je ne trame aucune trahison,
Mon seul but est d'assister a la Mort de Dieu.
J'ai eu jadis une bien-aimee mais on I'a emmenee pour avoir eu
Des pensees contre Dieu qu'elle m'a fait partager.
Mais elle revient dans mes reves et maintenant que ma vie decline
EUe va peut-etre revenir pour toujours. J'ai oublie son nom.
Nee d'une racine de frene, creature de I'arbre,
Mais son ame plongeait plus profond que la seve.
Son ame allait dans le roc, dans le roc de I'Ouest
Ou coule la riviere Kaw dans son lit de pierre.
« Crete de toutes les cretes! » — telle fut ma plainte en scrutant
une chaine
De nuages qui ceignaient la crete d'est en ouest —
« Au nom du Mystere quelle est cette couleur, cette teinte ineffable
Douce comme une urne ensevelie, pale comme un nid
de I'an passe,
Brune comme une lame de bronze rouillee par les vagues de la mer,
Scellee dans la vase et enfouie dans un gouffre de limon,
Quelle est cette teinte douteuse rongee d'ombres gluantes
Comme des grains de goudron dans une ecorce de sapin? Une epee
y fut-elle plongee jusqu'a la garde?
445
/ share, I share the enchantment with midgets and maggots, the wonder,
The more than wonder, the merge, the solution, the fusion, the fling.
The losing myself in a colour that's like hearing bells during thunder.
Or smelling frankincense , blood on an angel's wing.
Do you think my enchantment's not shared by every minutest amoeba?
That the dung-beetle doesn't feel it, as he pushes his way through thi dung ?
But this colour's not hearing or smelling or feeling either, mein lieber,
It's the sight, it's the sight of the stain that covers the bung.
That covers the mouth of the bung, the bung of super-submersion,
The bung of a golden drop that's beyond all the hope of man.
And what if the colour up there should mean an utter reversion
Of all the illusions of life and the whole of God's plan ?
What if it were the colour of God's extinction,
The colour of Matter's end and the final sweep
Of all we know to a vortex of indistinction
Of all we are to a sleep within a sleep ?
What is the Night-Mare Life were the Dapple of Sancho
Thrown off the buttocks of God and herself plunged down
Into what's hid by Life, as the Prophet Blanco
Tells us the stars are hid by that other clown?
Howl, scream and shriek! You madmen from every quarter!
You 're now proved right and all the sane proved wrong !
Let Hobdance foot it now with the hangman's daughter !
And Mahu pipe while Modo beats the gong !
Up to the ridge, old heart ! Let come what may come !
'AXki x«i e^mriql 'All the same for that!'
Let all the gods like Puppet-Players play dumb !
'Dead— for a ducat dead! — a rat! a rat!'
4.4.6
Je partage, je partage Fenchantement avec les nains et les vers,
la merveille,
La plus que merveille, la jonction, la dissolution, la fusion, le
jaillissement.
La parte de moi-meme dans une couleur qui est comme un son
de cloches pendant Forage,
Comme I'odeur de Fencens, ou du sang sur Faile d'un ange.
Croyez-vous que mon extase ne soit pas partagee par I'amibe
la plus infime ?
Que le bousier ne Feprouve pas lorsqu'il chemine dans la bouse?
Mais cette couleur est sourde, insensible et indifFerente, mein lieber,
C'est la vue, c'est la vue de la tache qui couvre la bonde.
Qui couvre la bouche de la bonde, la bonde de la grande plongee.
La bonde d'une goutte d'or qui depasse tout Fespoir des hommes.
Et si cette couleur du ciel signifiait le renversement absolu
De toutes les illusions de la vie et du dessein de Dieu ?
Et si c'etait la couleur de Fextinction de Dieu,
La couleur de la fin de la Matiere et la metamorphose finale
De tout ce que nous connaissons en un tourbillon indistinct,
De tout ce que nous sommes en un sommeil au fond du sommeil ?
Quel est le Cauchemar oil la Vie serait le Cheval bai de Sancho
Qui a desargonne la croupe de Dieu et plonge au fond
De ce qui est cache par la Vie, comme le Prophete Blanco
Nous dit que les etoiles sont cachees par cet autre pitre ?
Criez, clamez, hurlez ! Vous les fous de tous les quartiers !
II est maintenant prouve que vous avez raison et qu'ont tort tous
les sains d' esprit!
Que Hobdance mene la danse avec la fiUe du bourreau !
Que Mahu joue de la flute et que Modo frappe du gong !
En avant vers la crete, vieux coeur ! Advienne que pourra !
' AXXa xai S(i,7i:7)<; ! « Tout revient au meme ! »
Que tous les dieux soient muets comme des montreurs de
marionnettes !
« Mort ■ — mort pour un ducat ! — un rat ! un rat ! »
447
//
All of a sudden ice-cold as a polar bear-skin
Grey mist fell upon me shutting me all around;
Without was a world of wonder I had no share in
Inside was the grey cold grass and a whispering sound.
Moss and gravel and naked whistling heather,
Withered bracken, whinberry , foliage wet.
I felt like a beast that had come to the end of its tether.
Like a last red flush in the west when the sun has set.
^Infinite darkness', I thought, ^before of myself I am conscious.
Infinite darkness', I thought, 'after Pm done for and gone!
I am washed from the hands of existence even as Pontius
Washed off the blood of Jesus and hurried on.
There's not a louse in the sacred beard of Moses
But yields to the same annihilation as I.
There's not a worm in the poorest of Sharon's roses
But has its hour like me and like me must die.
lean see the path and Pm still alive and climbing;
Is it nothing to be alive and be able to climb ?
The labour of lifting the feet and the labour ofrhymmg.
Is not their power the art of marching in tune with Time.
448
II
Soudain glacee comme la peau d'un ours polaire,
La brume grise etait tombee et m'avait encercle;
Hors du cercle, un monde de merveilles auquel je n'ai d'acces,
Dans le cercle, la froide herbe grise et un murmure.
La mousse et le gravier et la bruyere nue qui siffle,
Les fougeres fletries, I'airelle, le feuillage humide.
Je me suis senti comme une bete a bout de forces,
Tel un dernier eclat rouge a I'ouest quand le soleil a sombre.
« Obscurite infinie » ai-je pense « regnant avant que j'aie conscience
de moi-meme!
Obscurite infinie » ai-je pense « regnant apres que j'aurai disparu !
L'existence s'est de moi lave les mains, comme Ponce-Pilate
S'est lave du sang du Christ avant de s'eloigner en hate.
II n'est pas un pou dans la barbe sacree de Moise
Qui ne cede au meme aneantissement que moi.
II n'est pas lin ver dans la plus pauvre des roses de Sharon
Qui comme moi n'ait son heure et ne doive mourir.
Je vols le sentier, je suis encore en vie, et je monte.
N'est-ce rien d'etre en vie et de pouvoir marcher?
L'effort d'avancer et I'effort du poeme,
N'est-ce point I'art de marcher en mesure avec le Temps? »
449
But what are the things on which this rhythmical marcher marches?
Stalks of heather so old that they look like bone ;
Leaves of bracken bent into filagree arches,
Beds of emerald moss and pillows of stone,
And little opaque pebbles like eyeless sockets
And crumbs of gravel the colour of mouldy bread ;
And roots of old dead thorns like exploded rockets,
And whinberry leaves that are turning a curious red.
And like cut curls from the beard of an aged Titan
Wisps of lichen under the stalks of ling.
And ferns so green that trampling can only heighten
Their greenness into something beyond the Spring —
But what is this ? I climb and in tune with my climbing
I tread the little mosses beneath my feet —
And I rape the virginal words to round off my rhyming...
450
Mais sur quoi ce passant marche-t-il en cadence?
Des tiges de bruyere si vieilles qu'on dirait de I'os,
Des fougeres courbees en arches transparentes,
Des lits de mousse emeraude et des coussins de pierre,
Et des petits cailloux opaques comme des orbites sans yeux,
Et des miettes de gravier couleur de pain moisi,
Et des racines de vieux epineux morts comme des fusees eclatees,
Et des feuilles d'airelle qui deviennent d'un rouge etrange.
Et des meches de lichen sous les tiges de bruyere,
Pareilles aux boucles coupees de la barbe d'un vieux Titan,
Et des fougeres si vertes que les pietiner ne peut qu'aviver
Leur vert jusqu'a un eclat qui surpasse le printemps —
Mais qu'est-ce done? Je monte et en cadence dans cette montee
Je foule de mes pas les minuscules mousses
Et je viole les mots vierges pour achever mon poeme...
WAS
451
IX
JALONS
Ce que nous faisons est important,
mais c'est moins important que ce
que nous sentons, car seul le sentiment
depend de notre volonte.
Auto biographic, 565.
REPfiRES BIOGRAPHIQUES
etablis par Diane de Margerie
1843 Naissance de Charles Francis Powys, le pere de John Cowper, au Presby-
tere de Stalbridge (Dorset). r- j f , y
1849 Naissance de Mary Cowper, la mere de J.C.P.
1872 Le Pasteur Powys et Mary Cowper, sa femme, s'installent au Presbytere
de hhirley (Derbyshire) pour sept ans {Autobiographie, pp. 11-45).
8 ocTOBRE : NAISSANCE DE JOHN COWPER POWYS, aine de onze enfants.
ia73 JNaissance de la romanciere Dorothy Richardson.
1874 Naissance de Littleton Charles Powys, deuxieme frere de J.C.P.
Far from the Madding Crowd, un des romans de Hardy que J.C.P. preferait.
1875 20 decembre : naissance de Theodore Francis Powys, qui sera le deuxieme
Irere ecrivam de la famille, et de son vivant le plus connu en Angleterre.
(Voir 1 Annexe bibliographique).
1877 Naissance de Gertrude Mary Powys, qui sera peintre. Apres la mort de
Mary Cowper, elle sera le centre de la famille; Les Sables de la Mer lui sont
dedies.
1878 The Return of the Native (Le Retour au Pays Natal) de Hardy.
1879 Le Pasteur Powys devient vicaire de Saint Pierre a Dorchester. La famille
Powys va vivre cinq ans dans cette ville {Autobiographie, pp. 46-76).
Naissance d'Eleanor Powys, dite Nelly, la soeur preferee de J.C.P.
1 88 1 Naissance d' Albert Reginald Powys, surnomme Bertie, qui sera architecte
et ecrira quatre ouvrages sur les styles et la restauration des monuments.
Portrait of a Lady (Portrait de femme) de Henry James.
1882 Naissance de Marian Powys, qui deviendra Mrs. Grey. Specialiste de
I art de la dentelle, elle ouvrira une boutique a New York.
J.C.P. a dix ans, il entre avec Litdeton a I'Ecole Preparatoire de Sher-
borne [Autobiographie, TpY^. 77-103).
Naissance de Virginia Woolf et de James Joyce.
1883 Ainsiparlait ^arathoustra de Nietzsche. L'lle au Tresor de Stevenson.
1884 13 aout : naissance de Llewelyn Powvs a Rothesay House (Dorchester).
II sera le frere prefere de John Cowper.
1885 Le Reverend C.F. Powys est nomme vicaire a Montacute (Somerset). La
lamille s'mstalle au Presbytere de Montacute, ou le pasteur residera 32 ans.
Naissance de D.H. Lawrence et d'Ezra Pound.
1886 Naissance de Catharine Philippa Powys, premier enfant ne a Montacute.
(Voir la note p. 322).
Les trois freres aines jouent Shakespeare en vacances a Montacute.
Le Matrede Casterbridge de Hardy. Dr Jekyll et Mr Hyde de Stevenson.
1887 She de Rider Haggard. Portraits Imaginaires de Walter Pater.
1888 Naissance de William Powys, dit Willie, le benjamin de la famille, qui
se consacrera a I'agriculture.
Naissance de Katherine Mansfield et de T.S. Eliot.
1890 Naissance de Lucy, le dernier enfant.
Le journal de I'ecole, The Shirburnian, classe J.C.P. vainqueur des concours
de prose latine et de composition anglaise.
Le Rameau d'Or (The Golden Bough) de J.G. Frazer.
Derniere annee de J.C.P. a Sherborne, oil il obtient le prix de poesie
pour sa Corinthe qu'il lit en public; c'est sa premiere oeuvre imprimee
en plaquette a Oxford. Joutes oratoires au college.
Tess d'Urberville de Hardy. Le portrait de Dorian Gray de Wilde.
1892 J.C.P. entre au Corpus Christi de Cambridge {Autobiographie, pp. 146-
185). 11 public des poemes dans le Shiburnian. Ascetisme et premiere
experience sexuelle {Autobiographie, pp. 1 60-1 61). Importance de son
<< envoutant » ami Thomas Henry Lyon, dont il epousera la soeur. Lit
Browning, decouvre Goethe et Matthew Arnold. Fait une licence d'his-
toire.
Etes a Weymouth et Barmouth.
Feuilles d'herbe de Whitman.
1891
454
1 893
1894
1899
20 avril : mort d'Eleanor Powys d'une crise d'appendicite, seul enfant
de la famille mort jeune. Le recit de ce drame se trouve dans Ebony and
Ivory (Ebene et Ivoire) de Llewelyn Powys.
Salome d'Oscar Wilde.
Mort de R.L. Stevenson et de Walter Pater.
Derniere annee de J.C.P. au Corpus.
1895 Poemes de W.B. Yeats. Essais sur V hysteric de Freud et Breuer.
1896 J.C.P. epouse Margaret Alice Lyon, la soeur de Thomas Henry Lyon.
Publie son premier recueil de poemes. Odes and Other Poems, tres influence
par Keats, Tennyson, Arnold et Swinburne.
Vit a Southwick (Sussex). Fait des cours et des conferences dans des ecoles
de jeunes filles a Brighton et Eastbourne.
Jude VObscur de Hardy. Les Plaisirs et les Jours de Proust.
1897 Continue sa carriere de conferencier. Voyage en Italic, sejour a Rome
et a Naples avec sa femme et Willie O'Neill {Autobiographie, p. 267).
Rencontre d' Alfred de Kantzow, poete age pour qui il se devoue et dont
il fait pubHer deux volumes de vers [Autobiographie, pp. 212-216).
Obsession des sylphides « d'une minceur impossible ». Voyeurisme sur la
plage de Brighton {Autobiographie, pp. 186-285).
Cours a Hove et conference a Oxford sur le Cycle d' Arthur.
S'installe a Court House (Southwick).
Decouverte de Yeats et de Hardy. Visite a Hardy cjui lui fait lire 1' Ula-
lume de Poe (Autobiographie, pp. 208-210).
Ces annees sont « celles ou il a frole la folie de plus pres ».
Publie un deuxieme volume de Poemes.
Conferences a Oxford et a Cambridge pendant les annees suivantes.
Rencontre Louis Wilkinson, qu'il surnomme I'Archange.
Amitie avec John Williams, dit le Catholique, et velleites de conversion
au catholicisme.
Douleurs causees par des ulceres.
Parcourt I'Angleterre : conferences dans un grand nombre de villes.
Llewelyn entre a I'ecole de Sherborne.
1900 Conferences sur Wordsworth, Coleridge, Shelley, Keats, a Cambridge.
Grande influence sur Llewelyn.
Lord Jim de Conrad. L' Interpretation des reves de Freud.
Conferences sur les pieces de Shakespeare, et sur Carlyle, Tennyson,
Ruskin.
Sejours a Hambourg, en HoUande et a Paris.
Conferences sur Goldsmith, Jane Austen, George EHot, les Bronte,
Thackeray, Dickens.
Commence un roman « interminable et absolument impubliable » (Auto-
biographie, p. 283).
Naissance d'un fils, Littleton Alfred, dont De Kantzow est le parram.
S'installe a Burpham (Sussex) (Autobiographie, pp. 286-347).
Les ailes de la colombe de Henn.- James. Mort de Samuel Butler.
Commence vers cette epoque un livre sur Keats, qui ne sera jamais
publie.
Renonce a se convertir. Se prend de passion pour le Pays de Galles et
se cherche des ancetres gallois (Autobiographie, pp. 302-304).
Rencontre avec la « fillette » Lily [Autobiographie, pp. 310-312).
Frequentes visites du Catholique.
Llewelyn quitte I'ecole de Sherborne, entre au Corpus Christi de Cam-
bridge et commence son journal.
Ainsi va toute chair de Samuel Butler. Les Dynastes de Hardy.
Les Ambassadeurs de Henrv James.
Conferences, notamment sur Milton, Hawthorne, Whitman, James.
Amitie croissante avec Llewelyn. Mariage de Littleton.
Nostromo de Conrad. La Coupe d'Or de Henry James.
1905 Conferences sur Shakespeare. Ecrit Lucifer ou la Mort de Dieu (Lucifer or the
Death of God) qui sera publie cinquante ans plus tard. Premier voyage
en Amerique comme conferencier.
1901
1902
1903
1904
455
1905 Theodore Francis Powys se marie a Violet Dodd, originaire du Dorset.
et commence a ecrire, a East Ghaldon.
De Profundis d'Oscar Wilde.
1906 Conferences sur les Rois dans Shakespeare, sur Shelley et Keats.
Llewelyn quitte Cambridge pour I'enseignement.
1907 Conferences sur Meredith, Hardy et Kipling.
Graves ennuis gastriques; operation a Londres. Lit Nietzsche a I'hopi-
tal.
Theodore public son premier livre, hors commerce, une Interpretation de
la Genese (An Interpretation of Genesis) .
Le Baladin du Monde Occidental de Synge.
1908 Conferences a Dresde et Leipzig.
J.C.P. et Llewelyn passent ensemble I'automne a preparer leurs confe-
rences en Amerique. S'embarquent en decembre.
Ecce Homo de Nietzsche.
1909 Printemps : conferences a Dresde.
Passe I'ete avec Llewelyn a Sidmouth, Burpham et Montacute.
Conferences sur Carlyle, Newman, Pater.
Octobre : a Florence et a Venise avec sa sceur Gertrude.
Lit Arthur Symons et VEcce Homo.
Malade d'un ulcere, se soigne a Londres.
Decembre : part avec Llewelyn, atteint de tuberculosa, a Clavadel pres
de Davos-Platz.
Mort de Swinburne et de Meredith.
1910 Quitte I'Angleterre pour 1' Amerique, d'ou il reviendra presque chaque
ete jusqu'en 1934. Se separe de sa femme avec qui il ne reprendra pas la
vie commune.
Conferences a Philadelphie sous I'egide de G. Arnold Shaw.
Avril a Clavadel aupres de Llewelyn malade.
Conferences sur Homere, Dante, Goethe, Dostoiewsky, a Philadelphie.
Chicago, Cleveland, Pittsburgh, etc.
Le Paon blanc (The White Peacock) de D.H. Lawrence.
Jenny Gerhardt de Theodore Dreiser.
Mars : rechute de Llewelyn a Clavadel.
Louis Wilkinson epouse Frances Gregg.
Mai-juin : voyage de J.C.P. , Llewelyn et les Wilkinson a Venise.
Sentiments amoureux de John Cowper pour la femme de Wilkinson, la
« fille-gargon » [Autobiographic, pp. 365-374). Rencontre a Venise Frederic
Rolfe, dit le baron Corvo, auteur d'Hadrien VII. Au retour par Milan,
aggravation de Fetat de Llewelyn.
Voyage en Espagne avec le Catholique, a Madrid, a Tolede (oil il decou-
vre I'oeuvre du Greco), a Seville ou il rencontre les Wilkinson.
Mort de Strindberg.
191 3 William part pour le Kenya. Llewelyn convalescent a Montacute.
Amants et Fits (Sons and Lovers) de D.H. Lawrence.
Totem et Tabou de Freud.
1914 Juin-juillet : J.C.P. et Llewelyn a Seaton avec leurs parents.
30 juillet : mort de Mary Cowper Powys. Funerailles le 4 aoiit.
Reformes pour raison de sante, J.C.P. et Wilkinson font des conferences
en Amerique. Arnold Shaw devient editeur.
Septembre : Llewelyn part rejoindre Willie en Afrique.
Octobre : J.C.P. public son premier livre veritable. Guerre et Culture,
reponse au Professeur Miinsterberg ( The War and Culture : a Reply to Professor
Munsterberg) , pamphlet politique qui analyse les consequences des
guerres.
Gens de Dublin ( Dubliners ) de James Joyce. The Titan de Dreiser.
1 9 1 5 Conferences sur Dostoiewsky, James et Dreiser.
Fevrier : Visions and Revisions, recueil d'essais.
Llewelyn devient agriculteur au Kenya.
Novembre : J.C.P. public son premier roman, Bois et Pierre (Wood and
Stone) .
1911
1912
456
Une victoire (Victory) de Conrad.
Spoon River Anthology, poemes d'Edgar Lee Masters.
Toits Pointus ( Pointed Roof s ) , premier volume de la longue suite Pilgrimage
de Dorothy Richardson.
1916 Conferences. Sillonne I'Amerique. Descent le Potomak. Relit Conrad.
Conference sur Strindberg.
Annee singulierement fructueuse.
Fevrier : Confessions de deux freres (Confessions of Two Brothers) en deux
parties, la premiere de John Cowper, la seconde de Llewelyn.
Mars : L'Aconit (Wolf's Bane), poemes.
Juin : Les cent meilleurs livres (One hundred Best Books with commentary and an
Essay on Books and Reading) , commentaires sur ses livres preferes.
Octobre : son deuxieme roman, Rodmoor.
Decembre : un recueil d'essais, Suspended Judgments.
T.F. Powys public le Soliloque d'un ermite (The Soliloquy of a Hermit);
Wilkinson, un roman, Le Bouffon (The Buffoon) dont le heros, Jack Welsh,
est inspire par J. C. P., et un essai, Blaspheme ei Religion, dialogue a propos
de « Bois et Pierre » de J.C. Powys et du « Soliloque d'un ermite » de T.F. Powys
(Blasphemy and Religion ; a Dialogue about J.C. Powys' « Wood and Stone » and
T.F. Powys' « Soliloquy of a hermit »).
Llewelyn est toujours a Gilgil en Afrique.
Introduction a la Psychanalyse de Freud.
Portrait of the Artist as a young man (Dedalus) de James Joyce.
Backwater (suite de Pilgrimage) de Dorothy Richardson.
Mort de Henry James.
1 91 7 Septembre : La Mandragore ( Mandragora) , recueil de poemes.
1918 Le pasteur Powys se retire a Weymouth.
1918-1920 J.C. P. voit beaucoup sa soeur Marion chez qui il descend quand il
est a New York. Son quartier general est Philadelphie. Conferences a
Newhaven, Erotisme de voyeur double d'ascetisme : theatre au Bowery,
« burlesque » a Chicago, bas quartiers de Pittsburgh [Autobiographic ,
pp. 422-442). Subit une gastro-enterostomie. D'Amerique, retourne
chaque annee en Angleterre. Temoigne en faveur de 1' Ulysse de Joyce
au proces de la Little Review.
191 9 Mars : Llewelyn quitte 1' Afrique et rentre en Angleterre.
1920 Septembre : The Complex Vision.
1 92 1 Rencontre Phyllis Playter, qui sera la compagne de toute sa vie.
Octobre ; s'installe avec Llewelyn au 148 Waverley Place a New York.
Llewelyn rencontre Alyse Gregory.
1922 Yoyage a San Francisco. Premiere conference devant un public noir.
Ecrit une piece de theatre, Paddock Calls.
7 avril : premiere representation de son adaptation de L' Idiot d'apres
Dostoiewsky, en collaboration avec Reginald Pole, au Republic Theatre
a New York.
Public La Salicorne (Samphire), recueil de poemes, encourage et conseille
par Llewelyn.
La Terre Vaine (The Waste Land) de T.S. Eliot.
Ulysse de James Joyce.
Mort de Marcel Proust.
1923 S'installe avec Llewelyn au 4 Patchin Place a New York.
Printemps : Psychanalyse et Moralite (Psychoanalysis and Morality) .
Public une introduction a des essais de Wilde, The Soul of Man under
Socialism and other essays.
Llewelyn public Ebi;ne et hoire (Ebony and Ivory) et Treize hommes de
marque (Thirteen Worthies).
Theodore Francis, Bryone noire (Black Bryony) et Lajambe gauche (The Left
Leg). II vit a East Chaldon.
5 aout : mort du Reverend C.F. Powys a Weymouth.
Philippa vient voir son frere a Xe\v York.
W.B. Yeats Prix Nobel.
Octobre : public un essai sur YLlysie de Joyce.
457
1924 Mars : public une etude sur Proust.
Rechute de Llewelyn.
J.G.P. rentre a Burpham pour I'ete.
Septembre : Llewelyn epouse Alyse Gregory, qui sera directrice litteraire
du Dial de New York. II publie Black Laughter (Rire noir) et Honey and
Gall (Miel etfiel).
T.F.P. publie un de ses meilleurs romans, Mr. Tosher's Gods.
Mort de Conrad.
1925 Janvier : John Cowper publie Ducdame (Givre et Sang) et Llewelyn Skin
for Skin.
Mars^ : publie La religion d'un sceptique (The Religion of a Sceptic).
Conferences dans I'Ohio.
Septembre : J.C.P. publie un article sur ses trois freres auteurs, roman-
ciers (Theodore et Llewelyn) et architecte (Bertie) ainsi que sur lui-
meme, Four Brothers : A Family Confession (Quatre freres, histoire d'une
famille) .
Une_ Tragedie Americaine de Dreiser. Mrs. Dalloway de Virginia Woolf.
1926 Articles (notamment sur Dreiser) et poemes dans The Dial.
Lit Henry James. Publie des essais dans la serie des Little Blue Books qui
paraissent dans le Kansas.
Llewelyn rentre en Europe et s'installe dans le Dorset. II publie Le Verdict
de Bridlegoose.
Le Serpent a Plumes de D.H. Lawrence.
1927 En septembre, J.C.P. a presque ecrit i 500 pages de Wolf Solent, pour
lequel il cherche un titre : il hesite entre Crooked Smoke (Fumee ondoyante)
et Ripeness is All (Murir, tout est la) qui seront des litres de chapitres du
livre.
Sejour de Llewelyn et Alyse Gregory a New York.
T.F.P. publie le roman qui est peut-etre son chef-d'oeuvre, Le bon vin de
Mr. Weston (Mr. Weston's Good Wine).
La Promenade au Phare (To the Lighthouse) de Virginia Woolf.
1928 Conferences dans le Texas.
Wolf Solent est accepte par Jonathan Cape. Lettre enthousiaste d'Edward
Garnett.
Llewelyn voyage en Angleterre, en Hollande, en France, en Italic.
Septembre : nouvelle rechute de Llewelyn a Jerusalem.
T.F. Powys publie The House with the Echo.
L'Amant de Lady Chatterley de D.H. Lawrence.
Orlando de Virginia Woolf La Tour de W.B. Yeats.
Mort de Thomas Hardy.
1929 J.C.P. s'installe dans le nord de I'Etat de New York, a Hillsdale dans une
maison nommec Phudd Bottom.
Llewelyn passe le printemps, malade, a Capri.
16 mai : parution de Wolf Solent a New York en deux volumes.
Septembre : J.C.P. publie The Meaning of Culture (Le sens de la culture).
T.F.P. publie ses Fables et Llewelyn The Cradle of God (Le Berceau de Dieu).
Le Bruit et la Fureur de Faulkner.
1 930 Voyages frequents a New York. Soucis de sante.
Conferences sur Dante, Le Roi Lear et Faust.
Sixieme edition americaine et traduction allemande de Wolf Solent.
Lejour de Paques, commence A Glastonbury Romance ; lit nombre d'ouvra-
ges sur le Cycle d'Arthur.
Septembre : public Apologie des Sens (In Defence of Sensuality) .
Arrivee de Llewelyn a New York.
Philippa publie son roman The Blackthorn Winter et des poemes; T.F.P.,
La cle des champs (The Key of the Field) et Llewelyn, Apples Be Ripe (Que
les pommes milrissent) .
Mort de D.H. Lawrence.
1 93 1 Janvier : a deja compose 800 pages de A Glastonbury Romance. Tres frappe
par une « vision » du Graal qu'aurait cue un ami de son frere Littleton.
Premiere traduction francaise de Wolf Solent.
458
Septembre : parution de I'essai sur Dorothy Richardson.
T.F.P. public Unclay (en francjais : De vie a trepas) et Llewelyn deux essais,
A Pagan's Pilgrimage (Le pelerinage d'un paien) et Impassioned Clay (Argile
ardente).
Les Vagues de Virginia Woolf.
1932 2 fevrier, jour de I'anniversaire de son pere, commence un reman sur
Weymouth, qui sera Les Sables de la Mer. Llewelyn lui envoie des guides
du Dorset.
Mars : parution de A Glastonbury Romance a New York.
8 avril 1932 : derniere conference de J.C.P. au Labor Temple a New
York.
1933 Inquiet pour la sante de Llewelyn qui a eu un ulcere de I'estomac et,
apres une hemorragie, est desormais incurable.
Edgar Lee Masters loue une maison a Hillsdale.
Deux visites a Dreiser pendant I'ete.
Fevrier : public Philosophie de la Solitude.
Aout : commence son Autobiographie et decide d'y omettre toute presence
feminine importante.
Lit Ernest Rhys et songe a s'etablir au Pays de Galles.
Llewelyn commence Love and Death.
1934 Quitte I'Amerique pour toujours.
S'installc d'abord a Rat Barn, East Chaldon, non loin de Theodore
et de Llewelyn. Katie (Philippa) vient souvent de Chydyok pour les
voir.
Fevrier : parution de Weymouth Sands (Les Sables de la Mer) a New York.
Octobre : parution de V Autobiographie.
Llewelyn public Gloire de la Vie (Glory of Life) et Souvenirs de la Terre
(Earth Memories).
Louis Wilkinson fait paraitrc son roman. Swan's Milk, dont John Cowper
a inspire un des principaux personnages.
Decembre : Bibliographic des wuvres de John Cowper Powys (A Bibliography of
the First Editions of J.C.P.) par Lloyd Emerson Siberell.
1935 Janvier : proces a I'editeur anglais de Glastonbury, John Lane, intente
par un proprietaire du Somerset qui s'est reconnu dans le personnage de
Philip Crow.
Avril : public L'Art du Bonheur (The Art of Happiness) et Adieu a I'Amerique
(Farewell to America). _
Sejour a Dorchester. Ecrit Maiden Castle (Camp retranche).
Juin : parution de I'edition anglaise des Sables de la Mer, qui change son
titre (Weymouth Sands) contre celui de Jobber Skald, d'apres Fun des
principaux personnages, le Caboteur, Adam Skald. Pour eviter tout
risque de proces, les noms des localites du Dorset sont tous modifies.
Juillet : John Cowper et Phyllis Playter partent pour le Pays de Galles
et s'installcnt a Corwen (Merionethshire), bourg natal du heros gallois
Owen Glendowcr. lis y demeureront vingt ans.
Pendant I'ete, Louis Wilkinson ecrit a East Chaldon son livre de souve-
nirs, Welsh Ambassadors.
Automne : Llewelyn public Dorset Essays (Essais sur le Dorset) .
Novembre : parution de Tessai de Richard Heron Ward, The Powys Bro-
thers (Les freres Powys).
Traductions italienne et tcheqtie de Wolf Solent.
Meurtre dans la Cathedrale de T.S. Eliot.
1936 Mars : mort d'Albert Reginald Powys, dit Bertie, I'architecte.
Llewelyn atteint de pleuresie.
Parution de Welsh Ambassadors de Louis Wilkinson, evocation de I'enfance
ct de la jeunesse des trois freres ecrivains. John Cowper est enthousiaste.
J.C.P. ecrit son roman « contre la vivisection », Morwyn.
Court sejour dans le Dorset, a East Chaldon.
Automne : parution de Maiden Castle (Camp retranche) a New York.
Les Annies de Virginia Woolf
Mort de Kipling ct de Chesterton.
459
1937 Sa vie a Corwen est desormais presque sedentaire.
Septembre : Morwyn or the Vengeance of God (Morwyn ou la Vengeance de
Dieu) .
Llewelyn, qui a quitte I'Angleterre pour la Suisse, public Somerset Essays
(Essais sur le Somerset) et Rats in the Sacristy (Rats dans la Sacristie), recueil
d'essais que preface John Cowper.
Littleton public un livrc de souvenirs, The Joy of It.
1938 Travaille a Owen Glendower.
Parution des Plaisirs de la Litterature.
Llewelyn, dont I'etat va s'aggravant, nc peut ecrire entre Janvier ct avril;
pendant I'ete, il sc remet au travail et ecrit des essais.
1 939 Mai : parution de Love and Death de Llewelyn.
2 deccmbre : mort de Llewelyn a Clavadcl (Suisse).
15 deccmbre : John Cowper public une notice necrologique sur Llewelyn
dans la Western Gazette.
Mort de W.B. Yeats.
1940 Decembre : parution A' Owen Glendower a New York en deux volumes.
1 94 1 Ecrit une preface pour le premier livre posthume de Llewelyn, A Baker's
Dozen.
Mort de James Joyce et de Virginia Woolf
1942 Fevrier : Mortal Strife (Danger de mort) ct edition anglaise 6.' Owen Glen-
dower.
Commence Porius, recit des Temps Obscurs (A Romance of the Dark Ages)
qu'il mettra sept ans a ecrire.
1943 Public I'cssai sur Finnegans Wake de Joyce.
1944 Janvier : public L'Art de vieillir (The Art of Growing Old).
Travaille dc pair a Porius et a I'essai sur Rabelais.
Public un article, Vivisection et Fascisme.
1945 Preface un recueil dc poemcs de Huw Menai, The Simple Vision.
1946 Public, d'abord en revue, puis en plaquettc, Pair Dadeni ou le Chaudron de
Renaissance (Pair Dadeni or The Cauldron of Rebirth).
1947 Avril : son essai sur Dostoiewsky.
Juillet : public son recueil de textes gallois. Obstinate Cymric.
Mort de Margaret Alice, sa femme, dont il est separe depuis trente-sept
ans.
Public son Rabelais, contenant des traductions dc Rabelais par Powys.
Preface le Voyage sentimental de Sterne pour Macdonald, a la demande de
Malcolm Elwin.
T.S. Eliot Prix Nobel.
Termine Porius, dont les dimensions effraient ses editeurs habitucls et
qui ne sera public que deux ans plus tard par Macdonald.
Preface Tristram Shandy de Sterne et public un essai sur I'lnconscient dans
rOccult Observer.
Traduction hollandaise de L'Art de vieillir.
Reedition de VAutobiographie.
1 95 1 Parution de Porius chez Macdonald, qui sera desormais I'editeur de toutes
les oeuvres de Powys jusqu'a sa mort.
1952 Juin : The Inmates (Les Pensionnaires ) , premier roman depuis Camp retran-
che dont le cadre soit contemporain.
Mort de Gertrude Mary Powys, sa sceur, et de Littleton Alfred, son fils.
En attendant Godot de Beckett.
1953 Avril : In Spite of (Malgre...) , son dernier essai.
Mort de T.F. Powys, age de 78 ans.
Preface Lace and Lace-making, ouvrage dc Marian Powys sur Part de la
dentelle.
Mort de Dylan Thomas.
Louis Wilkinson public un recueil d'evocations. Sept amis ( Seven friends )
dont trois sont consacrees aux freres Powys.
1954 Octobrc : Atlantis.
Traduction japonaisc de Philosophic de la Solitude.
The Lord of Ike Rings (Le Seigneur des Anneaux) de J.R.R. Tolkien.
1948
1949
460
1955 J-C.P. et Phyllis Playter quittent Corwen et s'installent a Blaenau-Ffesti-
niog (Merionethshire).
Preface les reeditions de Visions and Revisions et de A Glastonbury Romance.
Mort de Thomas Mann.
1956 Juillet : publication du poeme Lucifer, ecrit un demi-siecle plus tot.
Novembre : The Brazen Head (La Tete de bronze).
Littleton Powys fait paraitre un second volume de souvenirs, Still the Joy
1957 Public Up and Out, suivi de The Mountains of the Moon (Les montagnes de la
lune) .
27 juin : emission radiophonique sur Powys a la B.B.C., Welsh Home
Service.
1958 Regoit la Plaque de 1' Academic des Arts de Hambourg. Avant lui, seuls
Thomas Mann et la musicienne Use Fromm-Michaels avaient regu cette
distinction.
Mai : parution des Lettres a Louis Wilkinson 1935- 19 56.
Traduction japonaise du Sens de la Culture.
Traduction frangaise des Sables de la Mer.
1959 Fevrier : Homere et I' Ether.
Traduction hongroise de Wolf Solent.
i960 Mai : Tout ou Rien (All or Xothing), le dernier livre public par J. C. P. de
son vivant.
L'Art du Bonheur et Le Sens de la Culture paraissent a Bombay et a Calcutta
en editions de poche.
Noel : ecrit la preface a la reedition de Wolf Solent.
1 96 1 31 mai : reedition de Wolf Solent.
Tout ou Rien parait a Calcutta en edition de poche.
1962 Mai : le jury du Prix International de Litterature de Formentor (Major-
que), ou siegent notamment Henry Miller, Mary Mc Carthy, Angus
Wilson, Dominique Aury, decide d'envoyer « un telegramme de felicita-
tions au plus grand genie litteraire de I'Angleterre, John Cowper Powys,
age de 90 ans, et si scandaleusement ignore par son propre pays ».
Nomme docteur honoraire de I'Universite du Pays de Galles, et membre
honoraire de la Societe du Dorset, qui organise en octobre une exposition
de ses livres et manuscrits a Dorchester.
9 octobre : emission radiophonique d'hommage pour les 90 ans de J.C.P.,
mais qui n'est diffusee que sur la B.B.C. Welsh Home Service; presentee
par G. Wilson Knight, avec la participation d' Angus Wilson, Malcolm
Elwin, George Steiner, H.P. Collins.
Divers hommages paraissent dans des journaux, notamment d'Angus
Wilson et G. Wilson Knight.
1963 Janvier : numero d'hommage de la Review of English Literature, avec des
textes d'Angus Wilson, Henry Miller, J.B. Priestley, Dominique Aury,
lowerth C. Peate et G. Wilson Knight. Powys donne son long poeme The
Ridge (La Crete).
Printemps : public son dernier texte, des souvenirs sur T.F. Powys.
17 JUIN : MORT DE JOHN COWPER POWYS a Blacnau-Ffcstiniog.
Une quinzaine d'articles saluent « le Titan de Blaenau-Ffestiniog », tou-
jours des memes fideles : Angus Wilson, George Steiner, G. Wilson
Knight.
Novembre : reedition de Weymouth Sands qui remplace desormais I'edi-
tion de Jobber Skald. Weymouth redevient enfin pour les lecteurs anglais
le lieu des Sables de la Mer.
1964 Kenneth Hopkins public les Poemes choisis (Selected Poems) dont les pre-
miers n' avaient pas reparu depuis soixante ans.
Wolf Solent en edition de poche Penguin).
1965 Traduction frangaise de V Autobiographie par Marie Canavaggia.
1972 Avril : Les Sables de la Mer en edition de poche en France.
Septembre : rencontres au ChurchiU College de Cambridge pour celebrer
le centenaire de la naissance de Powvs.
461
BIBLIOGRAPHIE
etablie par Fran9ois Xavier Jaujard
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Repris partiellement dans Poems, Londres, Macdonald, 1964.
1900-1908 Environ trente-cinq conferences ont ete imprimees, soit a Oxford,
chez Horace Hart, soit sur les Presses de I'Universite de Cambridge. Elles
ont trait principalement a Shakespeare, Milton, Cowper, Goldsmith,
Sterne, De Quincey, Coleridge, Wordsworth, Byron, Shelley, Keats
Jane Austen, Walter Scott, Thackeray, Dickens, les sceurs Bronte, George
Eliot, Matthew Arnold, Carlyle, Ruskin, Tennyson, Walter Pater, Mere-
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ture allemande). Londres, William Rider, 19 15.
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Essais sur Rabelais, Dante, Shakespeare, Le Greco, Milton, Charles
Lamb, Dickens, Goethe, Matthew Arnold, Shelley, Keats, Nietzsche,
Thomas Hardy, Walter Pater, Dostoiewsky, Edgar Allan Poe, Whitman.
New York, G. Arnold Shaw, 191 5. 300 pages. / Londres, William Rider,
1915-. .
Reedition, augmentee d'une preface. Londres, Macdonald, 1955.
WOOD AND STONE : A Romance (Bois et Pierre), roman. New York,
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1 91 6 CONFESSIONS OF TWO BROTHERS (ConfcssioTis de deuxfreres) par John Cow-
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wolf's bane : Rhymes (L'Aconit), poemes. New York, G. Arnold Shaw,
1 916. 120 pages.
Repris partiellement dans Poems, Londres, Macdonald, 1964.
RODMOOR : A Romance (Rodmoor) , roman. New York, G. Arnold Shaw,
1916. 460 pages.
Reedition avec une preface de G. Wilson Knight. Londres, Macdonald
& Jane's, 1973.
SUSPENDED JUDGMENTS : Essays on Books and Sensations (Jugements en
Instance, essais sur les livres et les sensations). Essais sur Montaigne, Pascal,
Voltaire, Rousseau, Balzac, Victor Hugo, Maupassant, Anatole France,
Paul Verlaine, Remy de Gourmont, William Blake, Byron, Emily
Bronte, Joseph Conrad, Henry James, Oscar Wilde. New York, G. Arnold
Shaw, 191 6. 440 pages.
New York, American Library Service, 1923. / Girard, Kansas, Halde-
man-Julius, Little Blue Books, 448 & 450-453, 1923.
ONE HUNDRED BEST BOOKS WITH COMMENTARY AND AN ESSAY ON BOOKS AND
READING (Les cent meilleurs livres, suivis de commentaires et d'un essai sur les
livres et la lecture). New York, G. Arnold Shaw, 1916. 80 pages.
Reeditions : New York, American Library Service, 1922. / Kansas, Hal-
deman-Julius, Little Blue Book vP 435. 1923.
462
1917 MANDRAGORA : POEMS (La Maudragore) , poemes. New York, G. Arnold
Shaw, 191 7. 140 pages.
Repris partiellement dans Poems, Londres, Macdonald, 1964.
1920 THE COMPLEX VISION (La visioti complexe), essai. New York, Dodd, Mead
and Company, 1920. 374 pages.
1922 SAMPHIRE (La Salicorne), poemes. New York, Thomas Seltzer, 1922.
54 pages.
Repris dans Poems, Londres, Macdonald, 1964.
1923 PSYCHOANALYSIS AND MORALITY (Psychanalyse et Moralite), essai. San Fran-
cisco, Jessica Colbert, 1923. 50 pages.
THE ART OF HAPPINESS (L Art du Bonheur ) , essai. Girard, Kansas, Halde-
man-Julius, Little Blue Book n" 414, 1923. 64 pages.
Cette oeuvre ne doit pas etre confondue avec celle de 1935 qui porte le
meme titre.
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THE RELIGION OF A SCEPTIC (La religion d'un sceptique), essai. New York,
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1926 THE SECRET OF SELF DEVELOPMENT (Le Secret du developpement de soi), essai.
Girard, Kansas, Haldeman-Julius, Little Blue Book n" 112, 1926.
32 pages. , , . ,
1928 THE ART OF FORGETTING THE UNPLEASANT ( L' Art d' oubUer le deplaisatit),
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1929 WOLF SOLENT (WolfSolent), roman. New York, Simon and Schuster,
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THE MEANING OF CULTURE (Le Sens de la Culture), essai. New York,
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New York, Garden City Publishing Company, 1941. / Toronto, Blue
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Derniere edition : New York, W.W. Norton, 1962.
1930 IN DEFENCE OF SENSUALITY (Apologie des Sens), essai. New York, Simon &
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THE OWL, THE DUCK, AND - MISS ROWE ! MISS ROWE ! (La chouette, le canard
et... miss Rowe ! miss Rowe!), nouvelle. Chicago, William Targ, 1930.
62 pages.
debate! IS MODERN MARRIAGE A FAILURE? (Discussion : Le mariage est-tl
aujourd'hui un echec?). Debat entre Bertrand Russell et John Cowper
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1932 A GLASTONBURY ROMANCE (Glostonburj) , roman. New York, Simon &
Schuster, 1932. 11 76 pages. / Londres, John Lane, The Bodley Head,
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Nouvelle edition : Londres, Macdonald, 1955, avec une preface de
I'auteur.
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Simon & Schuster, 1933. 234 pages. / Londres, Jonathan Cape, 1933.
1934 WEYMOUTH SANDS (Les Sabks de la Mer), roman. New York, Simon &
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1935. (Changements de lieux et de noms des personnages) .
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Dickens, Whitman, Dostoiewsky, Melville, Poe, Matthew Arnold, Tho-
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Nouvelle edition, Londres, Cassell, 1946.
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I 948 RABELAIS : his LIFE, THE STORY TOLD BY HIM SELECTIONS THEREFROM HERE
NEWLY TRANSLATED, AND AN INTERPRETATION OF HIS GENIUS AND HIS
RELIGION (Rabelais. Sa vie, son wuvre dont des extraits sont donnes ici dans une
nouvelle traduction, et une interpretation de son genie et de ses croyances) . Londres,
John Lane, The Bodley Head, 1948. 424 pages. / New York, The Philo-
sophical Library, 1951.
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352 pages.
Reedition : Londres, Macdonald, 1969.
1957 UP AND OUT. Contient deux recits : up and out : a mystery tale, the
MOUNTAINS OF THE MOON : a lunar love-story (Les montagnes de la lune).
Londres, Macdonald, 1957. 224 pages.
1958 LETTERS OF JOHN cowPER powYS TO LOUIS WILKINSON 1 935" 1 956 ( Letlres
de John Cowper Powys a Louis Wilkinson 1935-1956). fidition presentee par
Louis Wilkinson. Avec un portrait de Powys par Augustus John. Lon-
dres, Macdonald, 1958. 400 pages.
1959 HOMER AND THE AETHER ( Homke ct l' Ether ) . Londres, Macdonald, 1959.
304 pages.
i960 ALL OR NOTHING ( Tout ou Rien ) , recit. Londres, Macdonald, i960.
224 pages.
1963 THE ridge (La Crete), poeme. A Review of English Literature, IV, n° i,
Janvier 1963, pp. 53-58.
Posthumes.
1 964 POEMS (Poemes) . Poemes choisis et presentes par Kenneth Hopkins. Lon-
dres, Macdonald, 1964. 224 pages.
1966 AN ENGLISHMAN UP-STATE. Philobiblon (The Journal of the Friends of
the Colgate University Library), 8, hiver 1966, pp. 5-15.
1971 LETTERS TO GLYN HUGHES ( Lettres a Glyn Hughes). Preface de Bernard
Jones. Stevenage, Herts; Ore Publications, 1971. 24 pages.
LETTERS TO NICHOLAS ROSS ( Lettres a Nicholas Ross). Edition etablie par
Nicholas et Adelaide Ross. Avant-propos d'Arthur Uphill. Londres,
Bertram Rota, 1971. 176 pages.
THE HAMADRYAD AND THE DEMON ( L' Hamodryode et le Demon), nouvelle
par Roderick Mawr (J.C.P.). Colgate University Press, The Powys
Newsletter, 1971.
Cette nouvelle inedite date de 1902.
1972 LETTERS TO T.F. POWYS (Lettres a T.F. Powys).
A chronicle of the writing of the middle works, extracted from letters
to Littleton C. Powys, 192 7- 1934 (Extraits de lettres a Littleton C. Powys).
LETTERS TO c. BENSON ROBERTS ( Lettres tt C. Beuson Roberts).
THREE POEMS ( Trois pocmes) .
(In ESSAYS ON JOHN COWPER POWYs) . Cardiff, University of Wales Press,
1972.
Inedits.
YOU AND ME (Vous et moi) , recit. 109 pages.
REAL WRAITHS (Vrais spectres), recit. 128 pages.
TWO AND TWO (Dcux ct dcux) , recit. 118 pages.
Inedit egalement, le journal tenu par John Cowper Powys quotidienne-
ment de 1935 a sa mort, et qui comprend une quarantaine de volumes
d'environ quatre cent pages chacun, soit un ensemble d'au moins quinze
mille pages manuscrites.
Cette bibliographic des oeuvres de J.C. Powys a ete etablie a partir du remar-
quable ouvrage de Derek Langridge, John Cowper Powys, A Record of Achievement
(The Phoenix House, 1966), modele du genre, qui reedite nombre de textes
introuvables et offre de precieux fac-similes. EUe a ete completee par le Sup-
plement qu'il lui a donne dans le recueil coUectif Essays on John Cowper Powys
(University of Cardiff, 1972) et par des renseignements dont nous savons gre a
Messieurs Malcolm Elwin, Francis Powys, E.E. Bissell et Gilbert Turner.
465
^
Sc^^-Vf i^S"
Dedicace de John Cowper Powys k Marie Canavaggia
sur un exemplaire des Lettres a Louis Wilkinson.
TRADUCTIONS FRANgAISES
EN VOLUMES
1 93 1 WOLF SOLENT (1929), traduit par Serge KaznakoflF (Payot, 1931).
1958 LES SABLES DE LA MER (Weytuouth Smds ) (1934), traduit par Marie Cana-
vaggia, preface de Jean Wahl (Plon, Collection « Feux Croises », 1958.
514 pages. / Plon, Le Livre de Poche, 1972. 672 pages).
1965 AUTOBIOGRAPHIE (1934), traduit par Marie Canavaggia (Gallimard,
Collection « Du Monde Entier », 1965. 592 pages).
1967 CAMP RETRANCHE (Maiden Castle) (1936), traduit par Marie Canavaggia
(Grasset, 1967). 504 pages.
WOLF SOLENT (1929), nouvelle traduction par Suzanne Netillard (Galli-
mard, Collection « Du Monde Entier », 1967). 664 pages.
1973 GivRE ET SANG ( Ducdamc ) (1925), traduit par Diane de Margerie et
Francois Xavier Jaujard, preface de Diane de Margerie (Editions du
Seuil, 1973). 368 pages.
LA CRETE (The Ridge) (1963), poeme traduit par Fran9ois Xavier Jau-
jard, avec deux lithographies de Loo (Granit, Collection du Miroir, 1973)
En preparation
GLASTONBURY (A Glastonbury Romance) (1932) (Gallimard).
RODMOOR (1916) (Editions du Seuil).
PAIR DADENi ou LE CHAUDRON DE RENAISSANCE (Pai Dodeni oT the Cauldron
of Rebirth) (1947), traduit par Alain Delahaye (Granit, Collection du
Sablier).
EN REVUES
1958 LES SABLES DE LA MER (extrait dcs Sabks de la Mer), traduit par Marie
Canavaggia (Les Lettres Nouvelles, 60, mai 1958).
LES SYLPHiDES (cxtrait de V Autobiographic) , traduit par Marie Canavaggia
et Claude Martine (N.R.F., 71, novembre 1958).
1962 SHIRLEY (extrait de VAutobiographie), traduit par Marie Canavaggia et
Claude Martine (N.R.F., 115 et 116, juillet et aout 1962).
1964 VENiSE, suivi de ma M.-iiLiCE extrait de V Autobiographie) , traduit par Marie
Canavaggia, presente par Michel Cresset (Mercure de France, 1207, mai
1964).
1965 UN ADORATEUR DU v'E.NT extrait de VAutobiographie), traduit par Marie
Canavaggia (N.R.F., 149, mai 1965).
DOROTHY RICHARDSON 1931 , traduit par Pierre Leyris (Mercure de
France, 1220, juin I965\
Repris comme preface a Toits pointus de Dorothy Richardson, traduit par
Marcelle Sibon (Mercure de France, Collection « Domaine Anglais »,
1965)- . -^ . .
1966 LA NUiT DU LAC BLANC extrait dc Glastonbury), traduit par Dominique
Aury et Genevieve de la Gorce X.R.F., 160, avril 1966).
LES ACHARNiENS (inedit en anglais:, presente et traduit par Michel Gres-
set (Les Cahiers du Sud, 386. janvier-mars 1966).
1967 UNE ECUYERE DE ciRquE extrait dc Camp retrarwhe), traduit par Marie
Canavaggia (La Revue de Paris, Janvier, fevrier et mars 1967).
1968 LA SEPARATION (extrait de Glastonbury), traduit par Dominique Aury et
Genevieve de la Gorce (X.R.F., 182, fevrier 1968).
FiNNEGANS WAKE (extrait d' Obstinate Cymric), traduit par Didier Coupaye
et Michel Cresset (N.R.F., 182, fe\Tier 1968).
Repris dans Granit, 1/2, automne-hiver 1973.
467
Tauiard (N.R.F., 233, mai 1972). . ,,,^„f-N traduit par Michel
ADIEU A L'AMERiquE (Farewell to America) (193b), traduit pa
Cresset (N.R.F., 233, "jai 1972)- ,, ,^^^„. ,> traduit par Didier Cou-
Tauiard (Syllepses, 6, automne 1972)-
Repris dans Gmni«, ^/^^ automne-hiver 1973- , salicorne
^S ToSS »"vE'(».»i. de G/«*^;. traduit P" Francois Xavie,
S.1 £ ™i;™« ?S°- «S?ie„,ai. du &». * (. CHu,.).
S" par Marie Tid« (G'-i^v■^, jSrVSrai'J t Z.'*, *
'^"^^•:':fS:S;.'',''S:S%MS'^':^iL ™dui,e par Dia„e de
si?£Kt\ei?^rdT*ss<^''iV'>' '"'"" '" ^'""
S=JS ,Satd;/>irrrSr, tdu. par F„„,„is xavie,
5,fi ^SS'y&rdeXiS S&»), traduit par Ma„e Ca„a-
^ES'l?ri:i«£ (fnldr SSUites par Diane de Mar-
5rJ?E£T°o^i'^w.SrorSi;l'^lr Odile de La,ai„ (Grani., ■;..
automne-hiver 1973). i,hHnwf)hv ub-to date) (extrait d'Obstinate
?j:rr»arrpa';"S/&Mri oJi e, Claude L.v,
S^r^Sl'S .^drpTliiiois'^^r jauiard (Ora-
2^ot;rrcSrr&;?af de «, *«- «-'sr''"' ■"" ''"°'°'
rS5tTr«\wyri?a^i?'p"-»^^^^^^^^^^
1/2, automne-hiver 1973)-
468
II
ETUDES ANGLAISES SUR JOHN COWPER POWYS
EN VOLUMES
Richard Heron Ward : The Powys Brothers.
Londres, John Lane, The Bodley Head, 1935.
Louis Marlow : Welsh Ambassadors. Powys Lives and Letters.
Londres, Chapman & Hall, 1936. 284 pages.
Reedition, avec une preface de Kenneth Hopkins. Londres, Bertram
Rota, 1971. 274 pages.
Malcolm Elwin : John Cowper Powys (in Writers of to-day, II, edite par Denys
Val Baker).
Londres, Sidgwick & Jackson, 1948, pp. 11 7- 134.
Louis Marlow : Seven Friends.
Londres, The Richards Press, 1953.
Sur les freres Powys, p. 65-141.
G. Wilson Knight : The Saturnian Quest. A Chart of the Prose Works of John
Cowper Powys.
Londres, Methuen, 1964. 140 pages.
H.P. Collins : John Cowper Powys, The Old Earth-Man, Barrie & RockclifF, 1966.
Derek Langridge : John Cowper Powys. A Record of Achievement.
Londres, The Library Association, 1966.
Kenneth Hopkins : The Powys Brothers, a Biographical Appreciation.
Londres, Phoenix House, 1967. 276 pages.
Ellen Mayne : The New Mythology of John Cowper Powys.
New Atlantis Foundation, 1968. 20 pages.
James Hanley : John Cowper Powys, a man in the corner.
Loughton, K.A. Ward, 1969. 16 pages.
Richard Breckon : John Cowper Powys, the Solitary Giant.
Loughton, K.A. Ward, 1969. 16 pages / Londres, The Village Press, 1973.
G. Wilson Knight : Neglected Powers.
Londres, Routledge & Kegan Paul, 1971.
Dans ce volumineux recueil d'essais critiques du Professeur G. Wilson
Knight, cinq chapitres sont consacres a John Cowper Powys :
— Lawrence, Joyce et Powys (1961), p. 142-155.
— Mysticism and Masturbation: An Introduction to the Lyrics of John
Cowper Powys (1968), p. 156-196.
— The Ship of Cruelty: On the Lyrical Poems of John Cowper Powys
(1968), p. 197-227.
— John Cowper Powys :
1. Cosmic Correspondences (1957), p. 399-407.
2. Enigmatic Deity (1959), p. 408-411.
3. Homage to Powys (1962;, p. 411-415.
— Owen Glendower (1963), p. 430-440.
Jeremy Hooker : John Cowper Powys.
Cardiff, University of Wales, The Writers of Wales, 1973. 100 pages.
John A. Brebner : The Demon Within. A Study of John Cowper Powys's Novels.
Londres, Macdonald & Jane's, 1973.
Glen Cavaliero : John Cowper Pouys.
Oxford, Clarendon Press, 1973.
Essays on John Cowper Powys, ouvrage collectif public sous la direction de Belinda
Humfrey.
Cardiff, University of Wales Press. 1972. 376 pages.
Get ouvrage, outre les lettres inedites de John Cowper Powys mentionnees
plus haut, et une riche iconographie, comprend dix-sept textes :
Introduction par Belinda Humfrey.
469
Jeremy Hooker : "A touch of caricature". The Autobiography of John
Cowper Powys.
Michael Greenwald : Powys's complex vision.
Glen Cavaliero : Landscape and Personality in the early novels.
Diane Fernandez : Whiteness (traduit par Eileen Cottis).
Frederick Davies : John Cowper Powys and King Lear, a study in pride
and humility.
Timothy Hyman : The modus vivendi of John Cowper Powys.
Bernard Jones : Style and the Man.
Francis Berry : John Cowper Powys and Romance.
G. Wilson Knight : Powys on Death.
Gwyneth F. Miles : The Pattern of Homecoming.
Roland Mathias : The Sacrificial Prince, a study of Owen Glendower.
John A. Brebner : The Anarchy of the Imagination (sur Porius) .
Malcolm Elwin : John Cowper Powys and his publishers.
Jonah Jones : Athene provides.
Raymond Garlick : Powys in Gwynedd : the last years.
Robert Nye : John Cowper Powys (1872- 1963), poeme.
EN REVUES
Deux numeros speciaux de revues ont ete consacres a John Cowper Powys :
A Review of English Litterature, IV, n" i, Janvier 1963.
Angus Wilson : "Mythology" in the Novels of John Cowper Powys.
Henry Miller : The Immortal Bard.
J.B. Priestley : The Happy Introvert.
Dominique Aury : Reading Powys (traduit par Margaret Davies).
G. Wilson Knight : Owen Glendower.
lorwerth C. Peate : John Cowper Powys, Letter Writer.
Philobiblon (The Journal of the Friends of the Colgate University Library),
8, hiver 1966.
Louis Wilkinson : The Brothers Powys.
Russell Speirs : A man from the West Country.
Kenneth Hopkins : A visit to John Cowper Powys.
Malcolm Elwin : John Cow^jer Powys; publishing his later works.
Thomas Davies : The Powys Family.
La Colgate University Press fait paraitre, depuis 1970, une revue annuelle
consacree aux trois freres Powys : The Powys Newsletter, dirigee par Robert
Blackmore. Les deux premiers numeros (1970 et 1971) contiennent notamment
John Cowper Powys, a Memoir, souvenirs de Clifford Tolchard, avec des lettres
inedites de John Cowper Powys.
Le troisieme numero (1972/73) contient :
Michael Greenwald : The second novel, Rodmoor.
David A. Cook : Between two worlds. A Reading of Weymouth Sands.
Joseph Slater : The Stones of Porius.
Michael Greenwald : The John Cowper Powys Centenary Conference.
C. Benson Roberts : John Cowper Powys, poeme.
Ces cahiers offrent egalement une liste de toutes les universites americaines
possedant des manuscrits ou des lettres des freres Powys (dans les numeros i
et 2), et des memoires detailles de collections particulierement riches : celle
de rUniversite du Texas a Austin, par John Payne (dans le numero 2), de
la Colgate University, par Thomas Davies, ainsi que de la collection privee
de M. E.E. Bissell (numero 3).
The Anglo-Welsh Review a public en fevrier 1970 (XVIII, n^ 42) une etude
de John A. Brebner : Owen Glendower. The Pursuit of the Fourth Dimension.
470
ETUDES FRANgAISES SUR JOHN COWPER POWYS
SUR L'HOMME ET SON CEUVRE
Henry Miller : Les Livres de ma vie, traduit par Jean Rosenthal (Gallimard,
Collection « Du Monde Entier », 1957), pp. 145-151.
Jacqueline Piatier : Une mort trop discrete. John Cowper Powys (Le Monde,
6juillet 1963).
Jean Wahl : Un homme de la nature. John Cowper Powys (Le Monde,
12 juillet 1963. Repris dans Granit, 1/2, automne-hiver 1973).
Marie Canavaggia : Une gloire tardive (Les Nouvelles Litteraires, 18 juillet
1963).
Marie Canavaggia : Le grand ecrivain John Cowper Powys vient de mounr
(Le Figaro Litteraire, 20 juillet 1963).
Dominique Aury : John Cowper Powys (N.R.F., 129, septembre 1963. Repris
dans Granit, 1/2, automne-hiver 1973)-
Marie Canavaggia : Le grand genie embarrasse (L'Express, 646, 31 octobre
1963).
Michel Cresset : John Cowper Powys, notre contemporain (Preuves, 163,
septembre 1964).
Michel Cresset : John CowTDcr Powys (N.R.F., 182, fevrier 1968).
Daniel Odier : Powys, le charlatan cosmique (Planete, decembre 1971 /
Janvier 1972).
Claude Faraggi : John Cowper Pov^fys (N.R.F., 233, mai 1972).
Diane Fernandez : John Cowper Powys, un visionnaire du chaos (Le Monde,
3 novembre 1972).
Henry Miller : Le Barde Immortel, traduit par Roger Giroux (Granit, 1/2,
automne-hiver 1973). Public en bonnes feuilles sous le titre «John Cowper
Powys, un fascinant porteur de flambeau » (Le Figaro, 29-30 sep-
tembre 1973).
Angus Wilson : John Cowper Powys, traduit par Frangois Xavier Jaujard
(Granit, 1/2, automne-hiver 1973).
George Steiner : Le Titan de Blaenau-Ffestiniog, traduit par Frangois Xavier
Jaujard (Granit, 1/2, automne-hiver 1973).
G. Wilson Knight : Hommage a Powys, traduit par Frangois Xavier Jaujard
(Granit, 1/2, automne-hiver 1973).
TEMOIGXAGES ET SOUVENIRS
Michel Cresset : J<>hn Cowper Powys (Mercure de France, aout-septeinbre
1963. Repris sous le titre « Threne » dans Granit, 1/2, automne-hiver
1973).
A. Stepan : On avait I'impression qu'il allait vivre toujours (Granit, 1/2,
automne-hiver 1973).
Marie Canavaggia : Deux visites a John Cowper Povvys (Granit, 1/2, automne-
hiver 1973).
Louis Wilkinson : Souvenirs extraits de Seven Friends), traduit par Diane
de Margerie (Granit, 12, automne-hiver 1973).
SUR LES ESSAIS
Jean Wahl : Un defenseur de la \-ie sensuelle. John Cowper Powys (sur VApologie
des Sens, In Defense of Sensuality . (Revue de Metaphysique et de Morale,
avril 1939. Repris dans Poesie Pensee Perception, Calmann-Levy, 1948,
pp. 190-216).
Kenneth White : John Cowper Po\\ys. Une technique de vie, traduit par
Michelle Tran Van Khai Granit, 1,2, automne-hiver 1973).
471
SUR LES THAMES DE L'CEUVRE
Michel Gresset : Les rites matinaux de John Cowper Powys (Les Cahiers du
Sud, 386, janvier-mars 1966).
Michel Gresset : Le role de rhumour dans la creation litteraire de John Cowper
Powys (fitudes Anglaises, 25, automne 1966).
Ces deux textes remanies sent repris en un seul : John Cowper Powys,
les rites et Thumour (Granit, 1/2, automne-hiver 1973).
Vera Bakhtaoui : Le Symbolisme de Powys, doctorat d'universite.
Diane Fernandez : Powys et I'eau de I'inconscient maternal (N.R.F., 233,
mai 1972).
Diane de Margerie* : Blancheur (Granit, 1/2, automne-hiver 1973).
Diane de Margerie : L'ambiguite des pierres (Granit, 1/2, automne-hiver 1973).
* Diane de Margerie a public au prealable plusieurs etudes sous le nom de
Diane Fernandez.
Robert Andre : Powys et la reverie (Granit, 1/2, automne-hiver 1973).
Frangois Xavier Jaujard : S'enfuir au loin sans bouger d'un pas (Granit, 1/2,
automne-hiver 1973).
Patrick Reumaux : Le secret ouvert (Granit, 1/2, automne-hiver 1973).
Jean Markale : Powys et le Celtisme (Granit, 1/2, automne-hiver 1973).
SUR WOLF SOLENT
Gabriel Marcel : W^o//"5o/««^ (L'Europe Nouvelle, igseptembre 193 1).
Madeleine Chapsal : La nostalgic de la campagne anglaise (L'Express, 864,
8-14 Janvier 1968).
Andre Miguel : Wolf Solent (Bruxelles, La Gazette des Beaux-Arts, 13 Janvier
1968).
Raymond Las Vergnas : La paix des anges (Les Nouvelles Litteraires, 25 Jan-
vier 1968).
Diane Fernandez : Wolf Solent (La Quinzaine Litteraire, i*"'-i5 fevrier 1968).
Diane Fernandez : Wolf Solent (Les Lettres Nouvelles, mars 1968).
Jean-Jacques Mayoux : L'extase et la sensualite. John Cowper Powys et Wolf
Solent (Critique, 252, mai 1968. Repris dans Granit, 1/2, automne-hiver
, ?973)- ,
Antoine Lauras : Wolf Solent (Etudes, aout 1968).
Simone de Beauvoir : Tout compte fait (Gallimard, 1972).
SUR LES SABLES DE LA MER
Jean Wahl : John Cowper Powys (Les Lettres Nouvelles, 60, mai 1958).
Repris en preface des Sables de la Mer (Plon, Collection « Feux Croises »,
1958; Plon, Le Livre de Poche, 1972).
Jean Champomier : Les Sables de la Mer (Saint-Etienne, La Depeche, 26 mai 1 958) .
Brice Aubusson : Un nouveau reman de John Cowper Powys (Bruxelles, Le
Matin, 15 juin 1958).
Marcel Brion : Les Sables de la Mer (Le Monde, i^'' juillet 1958. Repris sous le
titre « Un realiste mystique » dans Granit, 1/2, automne-hiver 1973).
Philippe Jaccottet : Les Sables de la Mer (La Gazette de Lausanne, 5 juillet 1958.
Repris dans Granit, 1/2, automne-hiver 1973).
Rene Lalou : Les Sables de la Mer (Les Nouvelles Litteraires, 10 juillet 1958).
Claude Mauriac : Un grand roman. Les Sables de la Mer (Le Figaro, 16 juillet
1958).
Luc Estang : Les Sables de la Mer (Le Figaro Litteraire, 19 juillet 1958).
Dominique Aury : Les Cimmeriens (N.R.F., 69, septembre 1958). Repris
dans Granit, 1/2, automne-hiver 1973.
Jacques Hewlett : Les Sables de la Mer (Les Lettres Nouvelles, septembre 1958).
Gilbert Sigaux : Les Sables de la Mer (L'Express, 11 septembre 1958).
472
Marie-Louise Bercher : Grands romans etrangers (Mulhouse, L' Alsace,
19 septembre 1958).
Rene Vigo : Les Sables de la Mer (L'Est-Eclair, 30 octobre 1958).
Yves Berger : John Cowper Powys (Critique, 144, mai 1959).
SUR UAUTOBIOGRAPHIE
Michel Cresset : Presentation de Venise suivi de Ma malice (Mercure de France,
1207, mai 1964).
Dominique Aury : Un demi-siecle pour commencer a vivre (Bulletin de la
N.R.F., mai 1965).
Michel Cresset : Powys, ce genie... (Les Nouvelles Litteraires, 3 juin 1965).
Andre Dalmas : L'Autobiographie de John Cowper Powys (La Tribune des
Nations, 4 juin 1965).
Michel Cresset : L'enfer du voyeur (L'Express, 730, 14-20 juin 1965).
Raymond Las Vergnas : L'Autobiographie de Powys (Les Nouvelles Litte-
raires, 24 juin 1965).
Marcel Brion : La decouverte d'un grand anglais. John Cowper Powys et son
Autobiographie (Le Monde, 3 juillet 1965. Repris sous le titre « Un espace
surhumain » dans Cranit, 1/2, automne-hiver 1973).
Victor Misrahi : L'Autobiographie de John Cowper Po\vys (Le Soir de Bruxel-
les, I" juillet 1965).
Brice Aubusson : L'Autobiographie de John Cowper Powys revele que le der-
nier des romantiques etait aussi un magicien (Bruxelles, La Metropole,
5 juillet 1965).
Kleber Haedens : L'Autobiographie de John Cowper Powys. Eros au Pays de
Galles (Candide, 219, 5-1 1 juillet 1965).
Jean Duvignaud : Un sadique exquis (Le Nouvel Observateur, 28 juillet 1965).
Jacques Brenner : De la realite au reve. L'Autobiographie de John Cowper
Powys (Paris-Normandie, 30 juillet 1965).
Frederick Davies : John Cowper Powys et le Roi Lear, traduit par Michel
Cresset (Les Lettres Nouvelles, ete 1965), p. 108-115.
Robert Andre : La sensibilite de John Cowper Powys (N.R.F., 152, aout 1965).
Robert Kanters : « Un monstre antediluvien »... (Le Figaro Litteraire, 5-
II aout 1965).
Guy Dumur : L'Autobiographie de John Cowper Powys (La Gazette de
Lausanne, 14-15 aout 1965).
Raymond Las Vergnas : L'Autobiographie de Powys (Les Annales, sep-
tembre 1965).
Charly Guyot : Vous devriez connaitre les freres Powys! (Journal de Geneve,
4-5 septembre 1965).
Annie Brierre : L'Autobiographie de Powys (La Table Ronde, octobre 1965).
Claude Mauriac : L'Autobiographie de John Cowper Powys (Le Figaro,
6 octobre 1965).
Michel Cresset : Pour renverser le xx" siecle, Powys et Teilhard (Arts,
3-9 novembre 1965).
A.J. Farmer : L'Autobiographie de John Cowper Powys (Les Livres, decem-
brei965).
Antoine Lauras : L'Autobiographie de John Cowper Powys (Etudes, Janvier
1966).
Marie Canavaggia : L'Autobiographie de John Cowper Powys (La Revue de
Paris, mars 1966).
Jacques Reda : L'insaisissable fLes Cahiers du Sud, 386, janvier-mars 1966).
SUR CAMP RETRAKCH^
Jean-Georges Samacoitz : Camp retranche ou I'etre different (La Quinzaine de
Mulhouse, I "''■-15 mars 1967 .
Claude Faraggi : Un compagnon de devergondage (Le Nouvel Observateur,
8-15 mars 1967).
473
Matthieu Galey : Du metier au genie (Arts, 8 mars 1967).
Andre Dalmas : Camp retranche (La Tribune des Nations, 10 mars 1967).
Andre Miguel : Un fluide magique (Bruxelles, La Gazette des Beaux-Arts,
II mars 1967).
Kleber Haedens : Un autre monde (Nouveau Candida, 13-19 mars 1967).
Helene Cixous : Un univers fantastique. Camp retranche de John Gowper Powys
(Le Monde, 29 mars 1967).
Victor Misrahi : Camp retranche (Le Soir de Bruxelles, 30 mars 1967).
Jean-Jacques Mayoux : Un debutant de soixante ans (La Quinzaine Litteraire,
26, I ^'■-15 avril 1967).
Robert Kanters : Une place forte du roman contemporain (Le Figaro Litte-
raire, 6 avril 1967).
Jean Bloch-Michel : Camp retranche (La Gazette de Lausanne, 8-9 avril 1967).
Jacques Cabau : Camp retranche (L'Express, 16 avril 1967).
Anne Villelaur : Le pouvoir des legendes (Les Lettres Frangaises, 20-27 avril
. 1967)-
Alain Penel : Le vieil homme et la terre (La Tribune de Geneve, 29-30 avril
1967)-
Jeanne Laganne : Camp retranche (La Revue de Paris, mai 1967).
Raymond Las Vergnas : Isoles et excentriques (Les Nouvelles Litteraires,
25 mai 1967).
Diane Fernandez : John Gowper Powys ou la persistance oedipienne (Preuves,
196, juin 1967).
Antoine Lauras : Camp retranche (Etudes, juillet-aout 1967).
Raymond Las Vergnas : Camp retranche (Les Annales, 30 septembre 1967).
M. Antier : Camp retranche (Les Livres, fevrier 1968).
De Theodore Francis Powys, trois livres ont deja ete traduits en frangais :
Le bon vin de Mr Weston (Mr Weston's Good Wine) (1927), traduit par Henri
Fluchere (Gallimard, Gollection « Du Monde Entier », 1950). Le roman
etait precedemment paru dans la N.R.F. de decembre 1935 a avril 1936,
par les soins de Jean Paulhan.
Le Capitaine Patch (Captain Patch) (1935), traduit par Henri Fluchere
(Gallimard, Gollection « Du Monde Entier », 1952).
De vie a tripas (Unclay) (1931), traduit par Marie Canavaggia (Gallimard,
Gollection « Du Monde Entier », 1961).
En preparation :
Mr Tasker's Gods (1924), traduit par Marie Canavaggia.
Aucune oeuvre de Llewelyn Powys n'a encore ete traduite en fran9ais.
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granit
redaction / administration / diffusion
NOUVEAU QUARTIER LATIN
78, boulevard Saint- Michel
75006 Paris
tel. 633 45-80 / 033 76-44
Le numero 1/2 de Granit
a ete acheve d'imprimer
le 31 octobre 1973
par rimprimerie Union a Paris
Le prochain numero de Granit
sera consacre a
victor segalen
Direckur de publication : Francois Xavier Jaujard.
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a
Parfois, lorsque je jette un regard sur
Tensemble de ma vie tourmentee, j'ai
rimpression qu'une ame humaine
ressemble. a une fontaine dont la
source est bloquee par toutes sortes
de debris que font refluer vers elle les
eaux saumatres d'un estuaire. Tant
qu'elle ne se sera pas retranchee der-
riere un rempart de grosses pierres
pour tenir en echec I'invasion d'une
mer morte, tant qu'elle n'aura pas
repousse loin de son lit graviers,
bouts de boisj champignons, mousses,
bouses, racines et boues, il ne lui sera
pas permis de s'alimenter dans les
profondeurs de son puits de granit
pour pouvoir suivre, enfin, son cours
predestine.
JOHN GOWPER POWYS